De la littérature à la ZAD

Pour introduire un débat à la ZAD, j'ai lu des extraits de : 
Christiane Singer - N'oublie pas les chevaux écumants du passé - LeLivreDePoche, 2007
Christiane Singer - Où cours tu ? Ne vois tu pas que le ciel est en toi ? - LeLivreDePoche, 2003


Où cours tu ? Ne vois tu pas que le ciel est en toi ? - pp37
"Non seulement je suis sûr que ce que je vais dire est faux mais je suis sûr aussi que ce qu'on m'objectera sera faux et pourtant il n'y a pas d'autre choix que de se mettre à en parler..."
Est faux ce qui fleure la théorie.
Est juste - comme en musique - ce qui soudain résonne de l'un à l'autre, se propage comme une onde vibratoire.
Veillez donc à ne pas gaspiller d'énergie à tenter de me donner tort ou raison. Ce qui importe, c'est ce filet d'interrogations, d"hésitations, de conjectures que nous tissons ensemble, et où un son peut être à un certain moment, apparaît juste.

N'oublie pas les chevaux écumants du passé - pp13
L'homo technicus-economicus croit aussi, à sa manière, se suffire à lui même. Arrogant, démiurge, autosatisfait, il se frotte les mains, dispose de tout ce qu'offre la planète, s'arroge tous les droits, ignore ses devoirs, coupe les liens qui le relient aux autres humains, à la nature, à l'histoire et au cosmos. ll pousse si loin l'émancipation qu'il court le risque de déchirer tous les fils et de décrocher, de se décrocher, de s'auto-expulser de la vie. Son idéologie est si simpliste que n'importe quel fondamentalisme religieux apparaît en comparaison subtil et pluriel. Un seul précepte, une seule loi, un seul paramètre, un seul étalon : le rendement ! Qui dit mieux dans la trivialité criminelle d'un ordre unique ? Comment ne pas voir que chaque euro retiré à la culture et à l'éducation devra être multiplié par cent pour renflouer les services médicaux, l'aide sociale et la sécurité policière ? Car sans connaissances, sans vision et sans fertilité imaginaire, toute société sombre tôt ou tard dans le non-sens et l'agression.
Il existe à ce jeu macabre un puissant contre-poison.
A portée de la main, à tout instant : c'est la gratitude.
Elle seule suspend notre course avide.
Elle seule donne accès à une abondance sans rivage.
Elle révèle que tout est don et qui plus est : don immérité. Non parce que nous en serions, selon une optique moralisante, indignes, mais parce que notre mérite ne sera jamais assez grand pour contrebalancer la générosité de la vie !
[...]
A la surabondance généreuse de la vie, nous répondons par une rapacité sournoise.
La vie nous donne en abondance ce que notre système économique vient de lui arracher par la ruse et l'agression manipulatrices.
Il existe une question qui, lorsqu'on la pose sérieusement, donne le vertige : qu'as tu que tu n'aies pas reçu en don ?
Si je promène mon regard autour de moi, je dois tôt ou tard reconnaître qu'il y a peu de choses que je n'ai reçues en don : cette terre sur laquelle je pose mes pas, cet air que je respire, à qui sont-ils ? Cette langue que je parle, à qui est-elle ? Ces connaissances que j'ai glanées, que j'ai pu croire miennes ? Cette main qui mène ma plume ? Ce corps généreusement prêté pour un temps ?

N'oublie pas les chevaux écumants du passé - pp43
Des légions entières sont à l'oeuvre pour simplifier mon quotidien - des chercheurs, des innovateurs dans l'industrie et l'économie dont certains, j'en suis sûre, bien intentionnés et superbement doués. Leur but et de m'éviter ce qui ressemblerait à une participation : tourner un robinet, fermer une porte, se laver les mains avec un savon sont autant d'activités obsolètes. Je m'entends admonestée comme un badaud : "Circulez, circulez, vous empêchez la fermeture automatique des portes."
Peu à peu une conviction me gagne : ma présence n'est pas souhaitée et mon existence serait tellement plus "performante" si je cessais enfin de m'en mêler. OK. Mais j'oublie un détail. Avant de m'éclipser, je dois donner mon adresse bancaire.
Que faire ? J'ai beau prétendre que je n'ai besoin de rien, je dois m'exécuter. J'ai beau supplier que je ne veux être ni compétitive, ni efficace, ni actionnaire, l'énergie de cohésion m'impose d'accepter un petit rien, un petit leasing, un petit titre boursier, un petit geste de bon coeur envers les traders que mon comportement farfelu met en danger de finir dégraissés. "D'ailleurs si vous ne voulez vraiment rien dans ce secteur, acceptez au moins un tout petit antidépresseur pour ne pas désespérer l'industrie pharmaceutique - ou alors (cette fois tout bas à l'oreille) une petite coke, un petit crack, une petite came, histoire de ne pas lâcher au moins ceux que le lard de la société a repoussés vers la couenne : les dealers, les trafiquants, les exclus."
Bon, je m'attendris, je vais céder. Et pourtant non. Je ne sais toujours pas pourquoi devant tant de sourires encourageants, de dents aussi blanches que des narcodollars, je continue à rechigner !
C'est bizarre. Oui. J'ai une déplorable tendance à tout faire moi-même : accoucher de mes enfants après les avoir portés neuf mois, choisir les fruits que j'achète, laver mon petit linge au lavabo, sortir mettre mon courrier dans la boite aux lettres, serrer la main de mes voisins et embrasser mes amis. Je ne sais comment cela m'a pris mais rien ne m'a jamais guérie de ma féroce propension à habiter mon corps, mon cerveau et ma vie. Pire encore, au lieu de mener des conversations avec des personnes qui ne sont pas là, j'adresse la parole à ceux qui sont assis à côté de moi dans le train et dans la salle d'attente du dentiste. Je confesse que je suis vivante et irrécupérable.
Je ne suis pas encore mûre pour cette solution désespérée qui consiste à confier son existence à des entreprises spécialisées comme on déposait autrefois les nourrissons aux portes des couvents.

Où cours tu ? Ne vois tu pas que le ciel est en toi ? - pp58
La devise des grandes entreprises de pompes funèbres américaines : "Mourez et nous ferons le reste" est dans notre société contemporaine transformée en un : "Naissez et nous ferons le reste !" J'entends là un ordre diabolique de dépossession. Voilà ce pacte qu'à un moment donné nous avons conclu :
"Tu promets d'oublier que tu es un enfant de la vie et de devenir un malheureux citoyen ?
- Oui, je promets.
- Tu promets d'oublier que le monde t'a été confié et de sombrer dans une impuissance profonde ?
- Oui, je promets.
- Tu promets de toujours confier à quelqu'un d'autre la responsabilité de ta propre vie, à ton mari, à ton professeur, à un médecin ou à un prêtre, ou, en cas d'émancipation ou d'athéisme, à la publicité ou à la mode ?
- Oui, je le jure."
Ce qui a l'air d'une parodie est la réalité de notre existence. La plus grande part de notre énergie, nous l'utilisons pour oublier ce que nous savons.

N'oublie pas les chevaux écumants du passé - pp49
Il va falloir simplement redécouvrir le dialogue. Un maître et quelques écoliers. Un père, une mère et quelques enfants... Dans les années à venir, la découverte la plus révolutionnaire - j'en mets ma main au feu - sera la relation entre deux personnes - sans machine interposée, sans SMS, sans portable, sans email. L'homme redécouvrira la parole de l'homme et l'oreille de l'homme et cela bouleversera tout de fond en comble.
Ils sont nombreux, ceux qui bricolent des scénarios d'avenir dramatiques - et surtout dérisoires. Car depuis que j'observe attentivement ce marché, une seule loi sérieuse s'en est dégagée : l'avenir ne se laisse prévoir que longtemps après qu'il a eu lieu. Ma proposition qui suppute que l'homme est l'avenir de l'homme a du moins pour elle que cinq cent mille années environ l'ont quelque peu rôdée.
Pour ceux qui jugeront qu'ils ont à ne fréquenter que des machines, je propose une longue et tranquille période de réadaptation : une minute de paroles échangées le matin - même succinctes, même monosyllabiques pendant six mois. Puis un regard. Durant les trois années suivantes, deux minutes ; et là, des phrases entières avec un substantif, un verbe, un complément transitif ou circonstanciel selon le contenu du message - puis un regard accompagné cette fois d'un sourire. Il faut bien sûr avancer prudemment pour ne pas succomber à une overdose.
Le révérend père Charles Dogson, alias Lewis Carroll, père d'Alice au pays des merveilles, l'avait bien saisi : les choses sont stables alors que les vivants sont et resteront toujours décourageants par leur imprévisibilité.
Si vous choisissez un maillet et une boule de bois pour une partie de croquet, tout va bien. Si vous choisissez un flamant rose pour maillet, l'animal, en rétractant la tête au moment où vous allez frapper, fera irrémédiablement dévier la trajectoire de la balle - et comme de plus, la balle, elle, se trouvera être un hérisson roulé en boule, qui, à tout moment, peut décider de se sauver à toutes pattes sous le buisson, le jeu devient décourageant.
Aussi soyons francs : avec ce qui est vivant, on peut s'attendre à tout. Et pourtant, j'ose insister : l'avenir, ce sont des humains assis côte à côte ou face à face.
Ils ont en eux toute l'intelligence de la vie et ils s'aident l'un et l'autre patiemment à en trouver la trace. J'ose à peine dire ce qu'ils font ensemble tant j'ai peur de heurter la sensibilité contemporaine : ils se parlent !

Où cours tu ? Ne vois tu pas que le ciel est en toi ? - pp95
Pour les lois de la thermodynamique et de l'entropie, tout ce qui est créé est entraîné tôt ou tard de l'ordre au désordre. Tout finit bien sûr par s'affaiblir et se débiliter, tout ce qui était juste devient faux avec le temps, tout ce qui était beau et lisse se craquelle... Mais au lieu de nous en affliger, nous devrions voir là la sagesse primordiale de la vie qui ne nous livre pas une fois pour toutes un réel achevé, parfait et durable, mais nous invite en permanence, dans le respect de lois ontologiques, à réactualiser, à remettre à neuf ce qui s'étiole, à réinventer des contenants et des contenus, à faire que soit neuf ce qui était hier usé, que soit étincelant ce qui était terni. Nous sommes en permanence nécessaires à la création quotidienne du monde. Nous ne sommes jamais les gardiens d'un accompli mais toujours les cocréateurs d'un devenir.

N'oublie pas les chevaux écumants du passé - pp51
Il arrive qu'on me dise : vous paraissez ne pas aimer notre époque.
J'en reste penaude.
Serait-ce l'"aimer" que la regarder rouler à toute allure vers un mur de béton avec le patrimoine humain pour chargement et agiter doucement la main comme le faisaient les modistes et les cousettes sur un quai de gare au départ des armées en 1914 ?
Au siècle des Lumières se sont chèrement conquis le droit et la faculté de délaisser l'orthodoxie absolutiste et de repenser le contrat social. Nous revoilà trois cents ans plus tard dans la radicalité d'une pensée unique : l'ordre économique mondial.
Dans l'infinie combinatoire des possibles, nous nous laisserions intimider par cette coercition macabre ? Je ne peux y croire !
Le pire est loin d'être fatal.
J'en appelle à la lumineuse alliance du courage civique et de la connaissance des lois de la nature ; l'alliance de l'intelligence et de la vénération pour la vie.
Le récit que me fit le père Boulad de sa visite récente dans une école du Caire ouvre les vannes.
Après un débat plutôt morose sur la situation de la planète, il interroge les jeunes :
"Alors, si j'ai bien compris, vous voudriez que la paix et la justice règnent dans le monde ?
- OUI !" hurlent-ils tous ensemble.
Alors son poing s'abat sur la table avec fureur et les fait tous sursauter.
"Fous, fous que vous êtes ! Vous voulez donc être superflus !"




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