La confiance

Source : Le Monde
LE MONDE | 13.05.2016 à 14h14 • Mis à jour le 17.05.2016 à 09h40
Par Guillemette Faure

Et si on lâchait la bride à nos enfants ?


Fliqués, surprotégés, les enfants d’aujourd’hui ont à peine le droit d’aller acheter seuls une baguette de pain. Une culture du risque zéro qui les prive de liberté et les prépare mal aux aléas de la vie.

C’est un étrange phénomène qui se répand dans certains squares. Les bancs, initialement prévus pour que les parents discutent en retrait, se vident. Les adultes restent collés au toboggan ou à l’échelle de corde. « Tu veux que je te tienne ? » « Fais attention ! » Pas question de risquer une chute, malgré le rembourrage des sols. A la tombée du jour, le square ferme, et les enfants qui jouent encore seuls dans les rues ne sont pas « autonomes » mais « livrés à eux-mêmes », sous-entendu à moitié abandonnés.

Dans beaucoup de villes, si vous croisez un enfant à vélo, soyez assuré que les parents pédalent juste à côté. Le marmot qui achète seul une baguette de pain à la boulangerie tient presque de l’image d’Epinal.

Cela n’a rien à voir avec la façon dont leurs parents ont grandi. Lenore Skenazy le sait. Elle s’est fait connaître il y a huit ans, aux Etats-Unis, après avoir publié un article dans lequel elle racontait avoir laissé son fils de 9 ans prendre le métro seul. Des caméras sont allées attendre le gamin à l’école pour lui demander comment il avait fait. Plus récemment, elle a proposé aux New-Yorkais de la payer 250 dollars de l’heure pour qu’elle ne surveille pas leurs enfants (« je les emmènerai au square et j’irai boire un café au Starbucks »). Tout cela lui a valu le surnom d’« America’s Worst Mom », « pire mère de l’Amérique ». Un titre qui lui a permis d’animer pendant un an une émission de télé-réalité – « je devais convaincre des parents de laisser leur enfant de 10 ans monter sur un vélo. »

Cabanes et aventures dans les bois

Quand elle intervient dans des conférences, celle qui a fondé, aux Etats-Unis, le mouvement Free Range Kids – pour des « enfants élevés en plein air » – demande aux adultes ce qu’ils avaient le droit de faire étant petits et qu’ils ne laisseraient pas faire à leurs enfants. Elle recueille des histoires de cabanes, d’aventures dans les bois ou les parkings, d’intrusion dans des chantiers de construction… « Dans la plupart des cas, les adultes racontent qu’ils se sont soit perdus, soit blessés. Pourquoi sommes-nous tant attachés à ces souvenirs ? Parce qu’ils racontent de quoi nous sommes faits. Et c’est ce dont nous privons nos enfants… »

Oui, mais le monde a changé, lui dit-on. Effectivement, répond-elle. Les voitures freinent mieux. Les aires de jeux sont tapissées de revêtements amortissants. Chaque adulte est équipé d’un téléphone portable. Les taux d’homicide n’ont jamais été aussi faibles et les rarissimes affaires de kidnapping sont quasiment toujours le fait de proches de l’enfant. Et pourtant, tout dans le comportement des adultes nous laisserait croire le contraire.

« Ce qui m’intéresse, c’est la société »

Des parents qui ont pris des trains de nuit à 11 ans pour aller chez des correspondants allemands n’envisageraient pas, aujourd’hui, de faire voyager leur enfant du même âge sans le service payant d’accompagnateurs « formés et expérimentés » de la SNCF. Nous confions des enfants à un baby-sitter à l’âge où, autrefois, c’était eux qui gardaient les petits voisins.

« Pendant quatre ans, on m’a demandé : “Et comment vous seriez-vous sentie si votre fils n’était pas revenu ?”, raconte Lenore Skenazy. Il m’a fallu quatre ans pour comprendre que ce n’était pas une question, mais une accusation. » Aujourd’hui, le bon parent est celui qui intervient, qui protège des dangers. Y compris sur le plan juridique. Aux Etats-Unis, dans dix-neuf Etats sur cinquante, des lois interdisent de laisser un enfant seul dans une voiture (l’âge de l’enfant et le nombre de minutes varient d’un Etat à l’autre). « Laisser ses enfants sans surveillance deviendra bientôt légalement impossible… », s’inquiète Lenore Skenazy.

Elle se défend de se préoccuper d’éducation parentale. « Ce qui m’intéresse, c’est la société », dit-elle. En résumé, est-ce qu’on a confiance dans le fait qu’un adulte qui voit un enfant s’écorcher nous préviendra ou s’en occupera ? Ou dénonce-t-on le parent qui laisse son enfant jouer dehors et apprend-on à nos enfants à voir dans les autres adultes des prédateurs en puissance ? Dis-moi comment tu laisses jouer tes enfants dehors, et je te dirai dans quelle société tu vis.

Les balançoires : trop dangereuses

« Tout cet environnement fait comprendre aux parents que s’il se passe quelque chose, c’est leur faute », poursuit-elle. Aimer ses enfants, c’est annihiler tous les risques qu’ils pourraient encourir. Dans deux villes américaines (Richland et Spokane, dans l’Etat de Washington), les balançoires ont été retirées des cours d’écoles. Trop dangereuses, se sont justifiés les responsables éducatifs de la ville. « C’est un syndrome d’une société où, pour acheter un billet d’avion, on ne coche plus l’assurance en supplément, mais la case “je choisis de ne pas prendre d’assurance”. On se met tous à raisonner en avocats. »

Sans aller jusque-là, les instituteurs des écoles françaises voient aussi ces inquiétudes gagner leurs établissements. En 2009, dans un foyer de Seine-et-Marne, un enfant a trouvé la mort sur un toboggan, étranglé par sa corde à sauter, qui s’était coincée. Panique dans les écoles. « Notre directeur a tout de suite dit qu’il fallait interdire les cordes à sauter dans la cour, se souvient une institutrice dans l’Essonne. On lui a fait remarquer qu’on n’avait pas de toboggan… »

« Comment apprendre la sécurité sans risque ? »

Directeur d’école dans la banlieue de Belfort, Sylvain Obholtz constate sur son blog, Instit90, qu’aux yeux des parents, la cour de récréation ne compte jamais assez de surveillants. « La cour idéale fantasmée par nos parents hyperprotecteurs, c’est une cour utopique, sans conflits, sans chagrins… un espace social qui ne peut exister ! », écrit-il. « Comment peut-on apprendre la sécurité sans se confronter aux risques ?, s’interroge l’enseignant. Pourrait-on imaginer apprendre à skier sans skier, à nager sans jamais aller dans l’eau ? (…) Si les leçons du code de la route sont importantes pour que nos élèves connaissent les risques de la circulation à vélo, chacun sait bien que c’est en faisant du vélo qu’ils apprendront à repérer les situations dangereuses dans un milieu fluctuant : rien ne sert de connaître les règles si l’on n’apprend pas à repérer les instants où les appliquer. »

Même chose pour les disputes. Si les adultes interviennent systématiquement en médiateurs, ils privent les enfants d’un apprentissage nécessaire. « Comment peut-on enseigner à gérer ses affects et les conflits, son rapport à l’autre, la frustration et le chagrin, en préservant les enfants de tout désagrément émotionnel ?, écrit-il encore. Tous les enfants connaissent les règles, savent qu’il ne faut ni se battre, ni insulter, ni même se laisser emporter par sa colère, mais où ces savoirs formels peuvent-ils être confrontés à l’action, si ce n’est dans la cour de récréation ? »

Spécialiste de la psychologie du développement, l’Américain Peter Gray voit une autre explication à ces nouveaux comportements. L’enfance est devenue une période d’investissement. Le temps doit être rentabilisé. Pourquoi taper dans un ballon entre copains quand on pourrait faire partie d’une équipe de sport ? Pourquoi laisser des enfants salir leur pantalon sans but alors qu’un adulte, parent ou moniteur de guitare sur poney, pourrait leur faire capitaliser sur de nouveaux apprentissages ? Pourquoi des récréations aussi longues alors que le temps du déjeuner pourrait être exploité pour du soutien scolaire ?

C’est avec un tel raisonnement, selon lui, que l’on abîme nos enfants. Les petits d’homme, encore plus que les autres mammifères, jouent, explique ce spécialiste de l’évolution, non pas au lieu d’apprendre mais pour apprendre. Ils découvrent les possibilités de leur corps, la gravité, les forces, les risques. « L’espèce humaine n’aurait pas survécu si elle n’était pas douée pour évaluer les dangers », s’amuse-t-il.

Socialement, le jeu sans supervision d’adulte forme au contrôle des émotions, aux négociations avec les autres, à la médiation. C’est aussi ainsi que se constitue la confiance en soi. « Rien de ce que nous faisons, aucun jouet, aucun cours auquel nous inscrivons nos enfants ne peut rattraper la liberté que nous leur prenons, souligne-t-il dans son livre Free to Learn (Basic Books, 2015, non traduit). Nous avons coincé nos enfants dans un environnement anormal, où l’on attend d’eux qu’ils passent une grande partie de leur journée sous la direction d’adultes, assis à des tables, à écouter et lire des choses qui ne les intéressent pas, à répondre à des questions qui ne sont pas les leurs. »

Des enfants « en détention »

A croire ces apôtres des genoux écorchés, ne pas laisser les enfants jouer sans surveillance serait aussi ravageur psychologiquement. Quand un père de famille fait remarquer à Lenore Skenazy qu’il ne voit pas la différence entre laisser son fils jouer sans surveillance ou en restant assis sur un banc à côté de lui, elle s’exclame : « Mais ça change tout ! » « Si vous les suivez, vous voyez leur endroit secret, ou qu’ils s’arrêtent en cachette pour s’acheter des bonbons… ! Pourquoi ne pas laisser toute votre famille lire votre journal intime ? Les gens que l’on piste dans notre société, ce sont les prisonniers. » Justement, une étude britannique citée par le Guardian vient de révéler que les trois quarts des enfants anglais passent moins d’une heure par jour dehors, soit la durée de promenade recommandée par l’ONU pour… les détenus.

« Croire que les enfants sont incapables de prendre des décisions rationnelles devient une prophétie autoréalisatrice » Peter Gray, spécialiste de la psychologie du développement

Et si cet enfermement arrangeait les parents ? « Certains ne laisseraient pas leur enfant aller seul chercher une baguette, mais autorisent des jeux vidéo interdits aux moins de 18 ans, note une institutrice. Du moment que c’est à la maison, ça semble moins dangereux. »

Contre toute attente, Peter Gray n’accuse pas Internet et les écrans. « Ils ont besoin de s’éloigner des adultes. S’ils ne le font pas dehors, ils peuvent le faire sur écran. Avec les jeux vidéo, ils peuvent s’immerger dans des univers dont les adultes de leur entourage sont absents, prendre des risques en ligne. » Les réseaux sociaux se sont développés, d’après lui, parce que c’est la seule façon qu’ont enfants et ados de communiquer sans leurs parents…

« On nous accordait, quand nous étions enfants, une confiance que nous n’accordons pas à nos propres enfants, regrette-t-il encore. Croire que les enfants et même les ados sont incapables de prendre des décisions rationnelles devient une prophétie autoréalisatrice. En les confinant dans des cadres supervisés par des adultes, on les prive du temps et des occasions dont ils ont besoin pour se prendre en charge. Ils finissent par le croire eux aussi… » Il cite notamment tous les indicateurs de bonheur et de santé mentale en déclin chez les enfants comme chez les adolescents occidentaux. Un des critères essentiels pour être heureux, c’est d’avoir le sentiment d’exercer un contrôle sur sa vie. Comment des enfants peuvent-ils apprendre à se relever s’ils n’ont plus jamais l’occasion de tomber ?

Lenore Skenazy ne s’est pas remise de voir son fils revenir à la maison avec un trophée après avoir fini huitième sur neuf dans une compétition de billard. « Est-ce qu’on a à ce point perdu confiance en nos enfants pour croire qu’ils ne peuvent pas faire face à une défaite ? »

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