Attendons-nous trop ou pas assez des enfants ?

Source : OVEO

Par Alfie Kohn
Titre original : Do Our Expectations of Kids Aim Too High or Too Low? (septembre 2016)
Traduction : Catherine Barret. (Les liens sont ceux de l’article d’origine, sauf un lien non sécurisé et version française d’un livre.)



On reconnaît souvent les parents et les enseignants de la vieille école au fait qu’ils ne parviennent pas à comprendre ce que les enfants sont ou non capables de faire ou de comprendre, à leur fournir le soutien dont ils ont besoin et le respect qu’ils méritent. Mais cela signifie-t-il qu’ils sous-estiment les enfants, ou qu’ils les surestiment ? La réponse est moins évidente qu’on ne pourrait le penser, et plus intéressante.

Revenons un peu en arrière. Je pars du principe qu’il est logique d’adopter avec les enfants une attitude que j’ai appelée « faire avec » (travailler avec eux) – par opposition à « faire à » (leur faire quelque chose pour obtenir un résultat donné). Cela suppose de compter sur l’amour et la raison, de voir les enfants comme autre chose qu’un ensemble de comportements à gérer et à manipuler, et de traiter les actions gênantes comme des problèmes à résoudre (ou, si on veut, des occasions d’enseigner) plutôt que des infractions à punir.

Les tenants de l’éducation traditionnelle soulèvent cette objection : les enfants ne sont pas encore capables de raisonner ni de comprendre les conséquences à long terme, il faut donc leur dire ce qu’ils ont à faire, et recourir aux récompenses et aux punitions pour s’assurer qu’ils se socialisent bien. De fait, ils invoquent le développement limité des enfants pour justifier la nécessité de « leur faire » quelque chose. Le paradoxe est ici que la plupart des psychologues et éducateurs qui s’intéressent au développement de l’enfant et comprennent comment les capacités des enfants évoluent avec l’âge rejettent ce conseil.

L’argumentation de ces spécialistes du développement (qui est aussi la mienne) est la suivante : aucun enfant n’est trop jeune pour être traité avec respect. Le point de vue d’un enfant doit être pris au sérieux, ses choix respectés autant que possible. Bien sûr, l’immaturité des jeunes enfants peut exiger de nous davantage de patience. Et, oui, ils ont peut-être besoin de davantage de protection, de structuration, de suivi et de consignes de notre part. Mais rien de tout cela ne justifie que l’on s’appuie sur le contrôle et que notre but principal soit d’obtenir une obéissance aveugle. Être parent ou enseignant de très jeunes enfants en travaillant avec eux est peut-être un défi, mais ce n’est pas irréaliste. (J’ai suggéré des façons de faire dans mon livre Aimer nos enfants inconditionnellement], et d’autres l’ont fait également, y compris des spécialistes de la petite enfance comme Magda Gerber [livres non traduits en français] et Alicia Lieberman.)

Nous pouvons même aller plus loin. La façon dont nous traitons les petits enfants a un impact sur leur développement. Lorsque nous leur imposons notre volonté (sous prétexte de leur immaturité), nous rendons moins probable l’acquisition des dispositions sociales et morales dont nous avons utilisé l’absence pour justifier un tel traitement. Si nous voulons qu’ils prennent en considération les besoins et le point de vue d’autrui, nous devons les guider en douceur pour qu’ils y parviennent. Si nous voulons qu’ils comptent davantage sur la coopération que sur le pouvoir, nous devons leur donner l’exemple de notre propre relation avec ces deux façons d’agir. À l’inverse, lorsque nous récompensons l’obéissance et punissons la désobéissance, nous rendons toujours plus difficile le développement en eux de l’empathie et d’un mode de raisonnement tourné vers les autres. Que cela prenne du temps d’atteindre ces objectifs ne signifie pas que l’on doive partir dans la direction opposée.

Tenter de justifier l’approche du « faire à » sous prétexte que les enfants sont trop jeunes pour qu’on puisse « faire avec » eux est paradoxal pour une autre raison encore. Les parents et les enseignants qui punissent surestiment probablement les capacités des jeunes enfants – au sens où ils ne tiennent pas compte des limitations inhérentes à leur stade de développement. Soit ils ne comprennent pas, soit ils nient purement et simplement l’impossibilité pour un enfant de manger proprement, de rester tranquille dans un lieu public ou de dire toujours la vérité avant un certain âge. Les jeunes enfants ne possèdent pas encore les capacités qui permettraient raisonnablement de les tenir pour responsables de leur comportement comme on le ferait pour un adulte ou même un enfant plus âgé.
Les études de plusieurs chercheurs des universités du Texas et de New York ont confirmé que les parents qui, comparés à d’autres, « attribuent des compétences et une responsabilité plus grandes aux enfants qui se comportent mal », ont plus de chances de se mettre en colère contre eux, de les juger et de les punir. De fait, ces parents contrariés par ce qu’ils estiment être un comportement inapproprié réagissent en s’en prenant à des petits enfants parce qu’ils sont ce qu’ils sont – un spectacle auquel il est souvent douloureux d’assister. À l’inverse, les parents qui comprennent les limites dues au développement de l’enfant tendent à réagir aux mêmes actes en préférant « expliquer et raisonner l’enfant calmement ».

Alors, qu’en est-il ? Les parents qui ont l’attitude « faire à » plutôt que « faire avec » ont-ils tendance à surestimer les enfants, ou à les sous-estimer ? Sont-ils capables de justifier rationnellement leurs méthodes éducatives à l’ancienne dans un sens ou dans l’autre ? Ou bien sont-ils en quelque sorte coupables des deux excès à la fois ?
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Le même dilemme se pose à l’école. On le ressent d’abord dans la façon dont les contrôles sont standardisés. La plupart des enseignants peuvent facilement citer plusieurs élèves qu’ils savent très intelligents et qui ont pourtant de mauvais résultats aux contrôles. Si on les questionne plus avant, ces enseignants penseront peut-être à d’autres élèves qui obtiennent de très bons résultats aux contrôles, mais dont l’esprit critique et la créativité n'ont rien de remarquable. Les résultats des contrôles surestiment donc les capacités réelles de certains enfants tout en sous-estimant celles des autres – sans doute parce que les contrôles ont tendance à évaluer les types de pensée les moins essentiels. De fait, plusieurs études [citées dans mon livre The Case Against Standardized Testing. Raising the Scores, Ruining the Schools ["Contre les contrôles standardisés, ou comment faire monter les notes en détruisant l’école", non traduit en français] ont montré une corrélation significative entre bonnes notes à un certain nombre de contrôles et manque de profondeur dans la façon d’apprendre. Considérons par exemple la façon traditionnelle d’enseigner les mathématiques. D’un côté, la capacité des enfants à inventer des solutions est systématiquement réprimée du fait qu’on leur enseigne des procédures particulières (et qu’on les oblige à s’en servir). De l’autre, on enseigne souvent aux enfants des concepts qui dépassent le niveau de compréhension de leur âge, comme si le seul fait de la pratique répétitive suffisait à les rendre compréhensibles. Ainsi, les élèves finissent par commettre des erreurs absurdes parce qu’ils ne comprennent pas – et, à un certain âge, ne peuvent pas comprendre – des concepts tels que la « valeur de position »1.

La tendance à sous-estimer les enfants – à ne pas tenir compte de leurs observations et de leurs solutions, souvent remarquables – est couramment critiquée par les éducateurs progressistes et par ceux qui défendent l’idée d’une école centrée sur l’enfant. On ne rend pas justice aux enfants ! Mais la tendance à les surestimer, qui va bien au-delà des mathématiques, mérite aussi notre attention. De même qu’un parent punitif peut ne pas tenir compte de la capacité limitée d’un jeune enfant à mémoriser, à différer la gratification ou à supporter la frustration, un enseignant de la vieille école peut, au nom de la « rigueur » ou pour « fixer aux élèves des objectifs élevés à atteindre », avoir une conception irréaliste de ce qu’un jeune enfant est capable de maîtriser. Par exemple, demander à un enfant de cinq ans d’avoir une orthographe correcte signifie qu’on ne comprend pas que les enfants acquièrent le langage progressivement, d’une manière prévisible et à laquelle on peut s’adapter. À cause de cela, apprendre à écrire devient pour eux une expérience éprouvante.

Lilian Katz, spécialiste connue de l’éducation des jeunes enfants, a une formule remarquable pour résumer la question. Elle dit que nous surestimons les enfants d’un point de vue scolaire tout en les sous-estimant intellectuellement. Je trouve cette distinction entre « scolaire » et « intellectuel » éclairante en soi. Elle rend compte du fait que, la plupart du temps, l’école se focalise sur une réussite basée sur des résultats factuels dont la valeur est surestimée, et qui ne mérite pas d’être qualifiée d’« intellectuelle » (même lorsqu’on adapte l’usage de ce mot à des enfants d’âge préscolaire). En faisant le pas supplémentaire d’appliquer cette distinction à la question qui fait l’objet de cet article, Katz propose une solution intéressante au mystère dont je parlais plus haut, à savoir comment l’approche traditionnelle peut à la fois surestimer et sous-estimer les enfants.
Bien sûr, la différence entre « scolaire » et « intellectuel » a moins de sens s’agissant des pratiques parentales. Mais, là aussi, les enfants sont mal compris de deux manières diamétralement opposées. Lorsque nous faisons vraiment attention à eux, que nous considérons de quoi ils sont capables ou non, de quoi ils ont besoin plutôt que simplement ce que nous attendons d’eux, nous avons beaucoup plus de chances d’apprécier leurs capacités en évitant à la fois de trop leur en demander et de les prendre pour des imbéciles.

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