Paramour

 
Henri Gougaud
Paramour - Editions Points

p168
"J'aimais en ce temps là m'aventurer, la nuit, dans la chambre la plus intime de mon âme où toujours m'attendait la même femme aux paroles légères, amante autant que sœur, vive comme un oiseau quand il tourne la tête pour écouter le ciel, brune, de regard bleu, dévergondée comme je n'osais l'être.
Voyant Lucie venir à nous, elle me sembla sortie de moi. J'en oubliai de respirer. Je ne fus plus, soudain, qu'une forêt bruissante. J'eus vers elle un élan, la crainte me vint que sa beauté à peine découverte ne s'efface comme un songe et que son visage ne soit plus rien qu'ordinaire.
Elle s'arrêta sous la lucarne. Elle nous sourit. Je la vis alors si rayonnante que je me pris à envier la lueur du matin qui baignait ses épaules.
Tandis qu'allait à elle, en grand tumulte, je ne sais quoi de moi, la chaleur de mon sang, mon courage, mon souci de la protéger, Seigneur, qu'elle ne s'abîme pas, que rien ne la trouble ou l'attriste, je reculai, piteux, peureux, tout bourdonnant. Je me renfonçai dans l'ombre de la cheminée, redoutant qu'elle ne me regarde, qu'elle ne me voie bouleversé, qu'elle rie de moi peut-être, et je me tins là près du feu à contempler mes pieds, à écouter en moi des rumeurs de feuillages, des courses de torrents, des chansons confuses."

p210
"Ecoute-moi Mathieu, et en toi-même aussi, écoute. Sens ce que je te dis.
Si ton œil se tient dans la lumière froide, si tu ne veux de lui rien que ce qu'il sait voir, s'il constate, impassible.
Qui suis-je ? Un corps vêtu, de tel poids, telle taille, un vieillard que tu peux écouter, contredire, approuver ou moquer selon ton humeur du moment.
Si rien n'est dans ton regard, rien n'est dans ce qu'il voit, qu'une forme sans âme.
Mais si plus que tes yeux, ton être me regarde (ton être, mon fils, cœur et sens !),
avec je ne sais quelle attente, je ne sais quelle envie d'offrande et de retour,
voilà tout à coup mis au monde quelqu'un que tu n'avais pas vu. Quelque chose s'éveille.
Quelque chose de plus qu'une épaisseur de chair est en moi perceptible.
Éprouves-tu cela ? Et il en va de ma présence comme de tout vivant, herbes, bêtes, cailloux mêmes.
Ce quelque chose là, on l'appelle la vie. On peut l'appeler Dieu.
Notre regard le crée ou le laisse en sommeil, c'est selon son désir."

p218
"Certes, fils, me dit-il, mais il manquait sans doute à ton ami cet incessant désir de l'âme qui attire la voix au plus près possible de l'inexprimable.
Sur ce rivage là se tiennent ces êtres rares que l'on nomme les maîtres du silence.
Le fils de Marthe Paramour en est un. Il a fait pour notre Bernard ce que ne pouvait aucune parole.
Il a éveillé dans la chambre haute de son cœur la soif inapaisable d'aller jour après jour plus loin que les mots et les découvertes de la veille.
Il a chevillé dans son corps l'espoir d'atteindre un jour ce savoir simple et nu qui ne peut être dit et qui lui est apparu dans le regard immobile qui le contemplait.
En vérité, il a enraciné en lui la folie sainte et douloureuse de la fourmi poursuivant les gazelles."

p220
"- Mes histoires sont là-dedans. Elles ne parlent que d'infini, pourtant elles tiennent peu d'espace. Viens avec moi, Mathieu, nous allons les remettre au monde.
- Fais confiance au vent, me dit-il. C'est de lui que j'ai reçu ces contes. C'est par hasard qu'ils te sont parvenus. Ils ont fait en toi leur ouvrage.
Rends-les au ciel, qu'il les reprenne et les porte vers d'autres vies.
Je répondis en reniflant mes pleurs :
- Faites d'eux ce que vous voudrez. Qu'importe, ils ne sont plus rien que poussière.
- Tu t'aveugles, mon fils, en eux sont des secrets, des élans, des silences féconds, du pollen de nos âmes. Ils germeront ailleurs. Libère-les, tu seras libre aussi.
- Libre ? Misère ! Ce livre était mon bienfaiteur. Le voilà vide, muet, mort. Et il faudrait que je me réjouisse ? Qui le lira là-haut ? Dites-moi, qui nourrira-t-il ?
Les oiseaux ? Même pas. Il n'y a plus rien dans cette poudre. Êtes-vous fou pour l'ignorer ?
- Ton corps sera ce rien, un jour. Le mien aussi. Ta vie est plus que ton poids de poussière. Ne sens-tu pas cela ? Les livres eux aussi sont des êtres vivants. Rends à celui-là le bien qu'il t'a fait. Laisse le libre, fils, sois une cage ouverte, ne crains pas de le voir s'envoler. On n'oublie jamais ce qu'on aime."

p222
"Quand nous sommes ensemble la lumière s'avive, les pluies sont amicales, les vents joueurs, les arbres fraternels et nos paroles simples."


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