La cosmologie du futur : l'analogisme


Alessandro Pignocchi – La notion de nature a fait son temps
Dans Petit traité d'écologie sauvage – tome 2 – Editions Steinkis

p120

Le pilier central [la distinction nature/culture] qui maintient l'édifice se fissure : nous sommes en train de vivre les premiers moments de ce qu'on pourrait appeler un « effondrement cosmologique », une transformation des structures fondamentales qui organisent notre rapport au monde. […] Contrairement aux peuples qui n'ont pu que subir ces bouleversements cosmologiques, nous pouvons agir sur eux, être dans l'action et non dans la réaction. Et ça change tout : un bouleversement cosmologique voulu est sans doute une expérience collective exaltante. Il s'agit en effet de transformer jusqu'à l'aspect du monde puisque […] nos structures de pensée déterminent jusqu’à la perception que nous en avons.
[…]
Le brouillage actuel des critères, le fait que la flèche du progrès tourne en tous sens et s'affole comme une boussole détraquée dès qu'on la pose sur un sujet concret, a donc deux causes. La première est conceptuelle – notre modèle et, notamment, notre notion de progrès, repose sur l'idée d'une nature infinie, alors qu'elle ne l'est pas – la seconde, liée à la première, est politique – une part au moins de l'élite ne croit plus depuis longtemps à une mondialisation heureuse pour tous et a fait sécession du reste de l'humanité.

De notre côté, il ne s'agit bien sûr pas de déplacer la frontière nature/humanité pour exclure encore d'avantage d'êtres, mais au contraire de la faire exploser. Comment procéder ? La tâche n'est pas simple car la notion de nature est maintenue en place par tout l'écheveau de critères qu'elle permet de définir. La première étape consiste donc à prendre la mesure du caractère tout relatif de ces critères, afin d'être prêt à s'en débarrasser. S'intéresser à des peuples qui composent le monde à l'aide de systèmes cosmologiques différents du nôtre et qui, donc, n'emploient pas les mêmes jeux de critères, constitue ici une aide décisive. […] Il s'agit […] de suspendre l'application de nos critères spontanés de jugement […]. Ni modèles ni repoussoirs, ni normaux ni absurdes, les agissements et les concepts des autres peuples offrent la possibilité de forger des « outils de dérangement intellectuel » et d'explorer ainsi des « virtualités insoupçonnées du penser ».

[…] il considère plausible que la culture occidentale évolue vers une forme cosmologique qu'il nomme « l'analogisme ». […] Dans un monde analogiste, chaque être est différent de chaque autre par son intériorité comme par sa physicalité. Ces deux concepts perdent d'ailleurs de leur pertinence tant les dimensions qu'ils désignent sont diffractées et entremêlées. Pour les Dogons, par exemple, chaque humain est composé de huit âmes, huit graines de clavicule, d'un grand nombre de parcelles de force vitale et d'un double animal. Paradoxalement, cette fragmentation extrême du monde et des êtres met au premier plan les innombrables liens qui les unissent. Et puisque la personne elle-même est composée d'une myriade d'ingrédients disparates, puisque l'analogisme ne cède à l'illusion d'un Moi unifié, d'un « belle complétude égotique », ces liens ne se tissent pas réellement d'être à être. Ils sont plutôt de ceux que le Comité Invisible souhaiterait voir se multiplier, des liens « de fragment d'être à fragment d'être, de fragment d'être à fragment de monde, de fragment de monde à fragment de monde ». Pour le Comité Invisible, « cette continuité entre fragments, c'est ce qui se ressent comme « communauté » ».
Dans une cosmologie de ce type, les questions écologiques ne sont plus des chiffres mais des expériences vécues et, surtout, elles sont indissociables des questions sociales. Les unes se fondent dans les autres pour être reposées sous une forme nouvelle, visant directement la façon dont on veut vivre, en un lieu donné. Comme le souligne, Philippe Descola en prenant pour exemple le monde andin indigène, lorsqu'on se bat pour un lac ou une montagne dans une logique analogiste, on ne le fait pas au nom d'un principe abstrait de préservation de la biodiversité, mais « contre la mise en péril d'un élément non-humain conçu comme un membre du collectif (…) essentiel dans la conception que se font les gens de l'appartenance sociale ».
[…] Essayons donc de démanteler, conceptuellement autant que matériellement, la distinction nature/culture pour faire passer au premier plan les liens de toutes sortes, des plus concrets aux plus métaphoriques, qui se tissent entre les différentes facettes de chaque être, humain et non-humain. Les luttes deviendront existentielles, et non plus « sociales » ou « écologiques », elles trouveront plus facilement leurs directions et leurs ennemis. […] on peut même se prendre à rêver que la cosmologie du futur, qui s'inventera dans ces luttes, contiendra en elle une méfiance viscérale, un dégoût, pour tout déséquilibre de richesse et tout pouvoir centralisé [...]

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