Livre : L'avenir de la haine / Jean-Pierre Lebrun

Source : nouvellesdelhumanite.over-blog.com


1 Ce qui nous irait bien, c’est que la haine ne nous habite pas, qu’elle ne soit pas en nous, qu’elle ne nous ait pas construite. Qu’il arrive qu’elle nous concerne oui, éventuellement dans la mesure où nous pouvons en être l’objet ou la victime. Que nous devions reconnaître qu’elle existe, oui malheureusement, nous ne pouvons l’empêcher d’exister. Mais qu’elle soit ailleurs, chez l’autre, le tout proche ou le très lointain, peu importe, mais pas à l’intérieur de nos propres remparts, pas dans notre propre cité, pas logée dans notre propre corps !
 
2 Nous aurons pourtant beau faire, beau dire, elle est là, la haine, dans notre vie au quotidien, dans nos colères, dans notre violence, dans notre agressivité bien sûr, mais aussi dans nos ruses, dans nos dérangements aussi bien que dans nos arrangements, dans la façon dont parfois nous regardons, dans le ton de notre voix, dans notre vœu de maîtrise, dans notre voracité, dans la manière dont nous nous adressons à l’autre ou dont nous évitons de lui répondre, dans le comme si nous ne l’avions pas vu, dans le suspens où nous le tenons ou dans le sur-le-champ avec lequel nous lui donnons la réplique, dans le ridicule où nous le poussons, dans la boue où il nous arrive de le traîner, dans nos soi-disant gentillesses ou nos fausses amabilités… ou même dans nos silences ; enfin, à y regarder d’un peu plus près, il faut bien accepter ce constat : la haine m’habite, elle est dans ma vie, dès son début sans doute et avant même que je m’en souvienne ; mais alors se pose d’autant plus la question : qui est-elle ou, encore, d’où vient-elle ?
 
3 L’histoire du mot en français ou son étymologie nous éclairent peu, seulement sa parenté avec l’ennui : ennuyer vient de inodiare, formé sur la locution latine in odio esse, être dans la haine, manière donc, d’entendre que la haine se loge dans l’ennui, manière de prendre en compte jusqu’où elle peut se dissimuler, mais toujours rien de ce qu’elle est vraiment, ni d’où elle vient.
 
4 Avançons ce que nous y entendons, au risque d’imposer ici au lecteur un long détour. Nous lui demandons donc de consentir à nous suivre dans notre développement pour pouvoir répondre à nos questions. Ne pouvons-nous dire que de la haine nous prend chaque fois que nous sommes contraints de tenir compte de ce qui vient d’ailleurs ? Qu’elle survient dès que l’autre interfère, à tel point que nous pouvons toujours nous demander si nous ne pourrions pas nous débarrasser de notre haine en même temps que de l’altérité de l’autre. Mais il ne faut pas penser pour autant que c’est la présence effective de l’autre qui est à l’origine de notre haine puisqu’il nous arrive de ressentir de la haine hors sa présence ; c’est plutôt du fait d’avoir reconnu une place à cet autre, même virtuellement, sans que celle-ci se réalise effectivement. Tout se passe comme si quelque chose en nous avait gardé la trace de ce que l’autre a pu s’imposer à nous, nous contraindre, fût-ce une seule fois, en tout cas faire que nous devions compter avec lui. La haine, c’est donc aussi la trace de ce qu’autrui nous a atteint, au moins une fois.
 
5 Mais alors, qui est cet autre concret qui nous aurait atteint fût-ce une seule fois ? Bien sûr, on peut penser qu’il s’agit ici des premiers autres que nous avons rencontrés, autrement dit des parents, du père et de la mère que nous avons eu sans doute, mais à y réfléchir un tant soit peu, la question se pose de savoir s’ils ont été là comme des premiers autres qui se sont imposés à nous pour leur propre compte en quelque sorte, ou s’ils n’ont été là que comme des agents d’une altérité qui nous concerne tous, comme des représentants, des délégués, des témoins de la façon de faire sa place à de l’autre, et ainsi nous permettre de nous reconnaître de la même famille dans l’ensemble des espèces ; autrement dit, nos premiers autres n’ont-ils pas été là comme ceux qui nous ont initiés au langage, à cette aptitude qui nous spécifie comme êtres humains ?
 
6 Si nous souscrivons un tant soit peu à ce qui précède, nous devons aussitôt réaliser que la haine concerne d’abord le langage, que notre haine a une adresse au-delà des premiers autres en chair et en os qui se sont occupés de moi, même si c’est toujours par eux qu’elle transite, que la haine nous habite du fait que nous parlons, et pire encore, qu’elle nous habite ainsi, irréductiblement, aussi intimement inscrite dans ce que nous sommes, qu’il suffit que nous y regardions d’un peu plus près pour ne plus pouvoir nous contenter de nous en déclarer l’objet ou la victime, parce que nous l’avons logée en chacun de nous dans le mouvement-même de nous reconnaître capables de parole. Car parler, c’est aussi déposer l’autre en soi, l’y reconnaître, le révéler comme inscrit au cœur de notre être. Autrement dit, du fait que nous parlons, nous ne pouvons qu’avoir la haine ! Cette expression que les jeunes utilisent aujourd’hui souvent, « avoir la haine », dit bien qu’il ne s’agit pas tant d’avoir de la haine pour quelqu’un que d’avoir cette haine qui vous habite comme un parasite, comme un chancre.
 
7 Nous avons la haine du fait que nous parlons, car nous ne parlons jamais qu’avec des mots qui nous viennent des autres, nous sommes donc chacun, d’abord et avant tout, des intrusés, des contraints par la langue qui vient toujours de l’autre, des aliénés donc, des obligés des mots, des serfs du langage. Ainsi, pour le dire de manière abrupte, c’est parler qui induit la haine. Celle-ci est de ce fait autre chose que l’agressivité qui habite l’animal et dont nous savons pertinemment bien au travers de l’Histoire, qu’elle n’atteint pas ce que la haine est susceptible de produire chez les humains. La haine qui nous habite est donc d’abord haine de ce qu’implique la parole.
 
8 Mais qu’implique donc le fait de parler, qui susciterait, qui ainsi rendrait compte de notre haine ? C’est que parler suppose le vide. Parler suppose un recul, implique de ne plus être rivé aux choses, de pouvoir nous en distancer, de ne plus être seulement dans l’immédiat, dans l’urgence. Mais de ce fait, parler exige un dessaisissement, une désidération, parler contraint à un détour obligé, à la perte de l’immédiat. Parler nous fait perdre l’adéquation au monde, nous rend toujours inadaptés, inadéquats ; ainsi, nous pouvons nous réjouir de ce que le langage nous permet mais nous pouvons tout autant nous lamenter de ce que le langage nous a fait perdre. Cette perte a d’ailleurs inscrit en nous un fond de dépression permanente, d’insatisfaction irréductible. Bien sûr, à force de pratiquer le langage au quotidien, ce détour s’oublie. Qui donc, en parlant, pense que de ce fait, il est déjà toujours comme en exil, toujours déjà un peu ailleurs ?
 
9 C’est pourtant en cela que parler spécifie l’espèce humaine, le parlêtre disait Lacan. Entendons-nous bien, il ne s’agit pas ici d’exclure les sourds-muets. La capacité de parole ne dépend pas de la seule intégrité des organes phonatoires, elle tient à la mise en œuvre de la faculté de langage – appelons-la comme cela mais, aujourd’hui, on dira plutôt de la compétence linguistique – c’est-à-dire de la capacité à user de ce système dans lequel nous avons tous la possibilité d’entrer, en principe, sauf avatar de notre neurophysiologie, et qui fait que nous relevons de la même famille, de la famille des êtres humains, des trumains comme les appelait encore Lacan.
 
10 Citer ici Lacan, c’est rendre à César ce qui lui appartient. Si c’est à Freud que nous devons la naissance de la psychanalyse, c’est à Lacan que nous devons la reconnaissance de ce que le langage n’est pas qu’un simple outil, mais qu’il est ce qui subvertit la biologie de l’humain et fait dépendre notre désir de la langue.
 
11 Il convient de continuer à nous en étonner : notre existence – notre condition humaine – est entièrement marquée des conséquences de cette prise dans le langage. C’est cette condition d’être parlant dont il s’agit de prendre la mesure, qu’il faut explorer, qu’il faut mettre au travail. Bien sûr, on ne s’en étonne plus comme on ne se souvient pas qu’en respirant c’est de l’oxygène que l’on introduit dans son organisme. On n’a même nul besoin de le savoir pour que cela fonctionne. Et c’est pourquoi nous l’oublions. Mais cela ne devrait pas nous empêcher de continuer de nous en étonner. Nous sommes les seuls animaux qui échangeons par des mots, qui organisons nos échanges au quotidien avec du bla-bla-bla. Nous sommes des éternels bavards, des incessants paroliers, des baragouineurs, des jaspineurs, qui graillonnent, qui crient, qui gueulent, qui murmurent, qui nasillent, qui radotent, qui profèrent… La liste est longue de ce à quoi nous autorise notre aptitude au langage et, comme le disait déjà Ésope, c’est pour le meilleur autant que pour le pire, et vice versa. Mais ce que cette capacité de parole permet, elle le paye aussi d’un prix et ce prix, c’est que nous habite le vide, le négatif, l’absence. C’est une condition pour la possibilité de la parole comme dans le jeu de taquin ou de pousse-pousse où il faut une case vide pour que les chiffres puissent coulisser et s’intervertir.
 
12 De ce fait, la condition humaine n’est pas seulement constituée par le positif que permet la parole mais aussi par le négatif autour duquel ce positif s’organise. C’est cet évidement qui apparaît comme le cœur du langage, cette absence creusée dans la présence, ce trou fait dans le réel, de la même façon que le geste du potier façonne sa poterie en tournant autour d’un vide central. C’est dans le même mouvement qu’il fait son vase et entoure un vide. C’est ici que la haine s’origine. La raison de ma haine, c’est ce vide qui m’habite, auquel je suis contraint de faire sa place du fait que je parle. Voilà pourquoi Freud mettait la haine – et non l’amour – au départ de l’humain. En tant qu’êtres parlants, nous avons, d’une manière ou d’une autre, dû payer un tribut au négatif. Nous avons inscrit en nous cette part de négativité. Cette contrainte au vide qu’implique le langage, cette entame qu’ainsi il véhicule, cette négativité à laquelle nous ne pouvons nous soustraire, que peut-elle faire d’autre que susciter notre haine ?
 
13 Mais ne confondons pas pour autant l’adresse de cette haine. La méprise est en effet possible. La haine peut s’adresser à ceux qui transmettent les contraintes de la parole, à ces premiers autres qui nous ont entourés, eux-mêmes déjà marqués par cette négativité que nous venons d’évoquer, donc truffés d’une absence et cause de l’irréductible insatisfaction ; mais il ne faut pas oublier que l’adresse première, originelle, c’est toujours ce vide qu’implique la parole, et non pas ceux qui ont la charge de nous transmettre notre condition d’homme ou de femme.
 
14 Osons une comparaison pour faire entendre le poids de notre thèse, et disons que pour le psychanalyste, la loi du langage est à l’humain ce que, pour le physicien, la gravitation est à la masse. Pas une seule masse, aussi petite soit-elle, n’échappe à la gravitation. Pas une seule part d’humain n’échappe à être contrainte par la Loi du langage. Dès que j’ai la potentialité de parler, même si je ne parle pas encore, du seul fait de cette potentialité inscrite dans mon patrimoine génétique, j’ai à me confronter à un monde toujours déjà organisé par le langage, donc par la négativité. Car ce qui caractérise un tel monde, c’est que toute présence y est truffée de l’absence. De ce fait, le mot peut réjouir mais dans le même temps déçoit. Car le mot – tout comme le vase du potier – ne peut se défaire du vide dont il est habité.
 
15 Mais la potentialité de langage que nous avons tous dès la naissance, en principe tout au moins, ne garantit pas pour autant de pouvoir parler. Tout un travail semble en effet nécessaire pour que l’enfant, cet in-fans – du verbe latin fari, parler – ce non-parlant, s’approprie l’usage de la parole. Travail qui relève partiellement des premiers autres qui l’entourent, ses parents, sa famille, ses enseignants, en un mot de ceux qui se chargent de son éducation, et plus généralement encore de la génération qui le précède. Mais partiellement aussi de lui-même, puisqu’il devra consentir à prendre la parole, consentir à s’impliquer dans son apprentissage d’abord, à se l’approprier ensuite. Viendra donc le moment où il pourra et devra lui aussi soutenir sa parole, donc se soutenir de son propre chef, assumer la responsabilité de son dire ; c’est ce qu’on appelle la subjectivation, ou plus banalement devenir adulte et que l’on suppose réalisé lorsque le sujet atteint l’âge de la majorité légale.
 
16 Parler suppose en effet de pouvoir s’énoncer, d’être à même de s’engager dans sa parole, d’en assumer la responsabilité. Ceci n’est pas exigé à chaque fois que l’on parle. La plupart du temps lorsque nous parlons, nous circulons comme sur des autoroutes sans nous soucier à chaque moment de la destination. Mais il arrive que la chose nous est rappelée comme du dehors : par exemple, lorsque ce que nous avons dit a blessé, a compté, a été un mot de trop. Que nous l’ayons voulu ou pas n’y change rien. Nous étions dans nos mots sans le savoir ou sans vouloir le savoir. Parfois au contraire, nous retenons notre souffle pour parler, nous nous questionnons, nous doutons avant de dire, nous savons que nous ne sommes pas certains de ce que nous allons avancer, mais nous disons quand même. Parfois encore, nous disons un Oui, ou un Non, sans en connaître toutes les conséquences. Il n’empêche. Chacun de nous est contraint d’assumer l’inconnu, de soutenir ce qu’il faut alors appeler un acte, l’acte de dire. Cette fois-là, c’est comme franchir un seuil. Exemple souvent cité : César franchissant le Rubicon. Plein de gens franchissent, ont franchi et franchiront encore le Rubicon, ce petit ruisseau du nord de l’Italie, mais ce n’est pas pour autant un acte. Mais pour le consul, c’en était manifestement un, car en franchissant le Rubicon, il savait qu’il se mettait en guerre avec Rome sans pour autant connaître l’issue de cette guerre mais en assumant par avance toutes les conséquences de sa décision. C’est en cela que la traversée du Rubicon par Jules César reste, pour nous, le modèle d’un acte.
 
17 Ce moment de l’acte est le seul où nous pouvons percevoir et même éprouver combien le vide est inclus dans la parole, que c’est donc bien à partir de ce vide que nous parlons. Ceci ne va d’ailleurs pas sans angoisse. Une angoisse légitime en l’occurrence et tout ce que nous avons appris jusque là dans notre existence ne sert finalement qu’à nous aider à traverser ce moment d’angoisse, à soutenir cette confrontation au vide, à supporter l’absence de véritable point d’appui, à dire pour que ça compte, même si rien n’est sûr. C’est comme si chacune de nos histoires singulières nous avait amenés là, à pouvoir nous engager par une toute petite porte, toujours à ce moment-là trop étroite. Dans le meilleur des cas, notre passé nous vient en aide à ce moment-là, pour nous autoriser au possible d’une parole qui compte. Mais il arrive aussi que le passé nous en empêche, qu’il nous contraigne à ne rien pouvoir dire de neuf, à ne pouvoir que répéter, à nous interdire d’inventer. Les cas de figure sont nombreux où dire est presque impossible.
 
18 Néanmoins, le jour où « je » pose l’acte de parler, sans tout à fait savoir, mais en assumant autant ce que je sais que ce que je ne sais pas, ce jour-là, les justifications s’évanouissent, les raisons disparaissent. Ne reste alors que l’angoisse légitime d’avoir à parler et de soutenir l’acte de dire.
Mais pourquoi la haine ?
 
19 Mais alors pourquoi la haine ? Disons qu’elle survient à chaque fois que le subterfuge est démasqué, chaque fois que nous apparaît que c’est le vide qui habite le plein, le trou qui est au cœur du vase, chaque fois que se refait entendre à nos oreilles que ce que nous croyions consistant et solide, n’est en fait que fragile et précaire. Mieux même, la haine émerge chaque fois que nous ne reconnaissons pas que l’autre n’est qu’un autre autre comme nous, lui aussi truffé de partout, avec seulement un semblant de consistance et de solidité, et que cela ne nous empêche pas d’avoir à dire, mais que notre dire n’est jamais qu’une moitié de dire, qu’un mi-dire comme disait Lacan, qu’un dire qui accepte qu’il ne dit pas tout, ni tout à fait. Et que pourtant, c’est en disant ainsi, dans l’impossibilité de pouvoir tout dire, avec cette évidence-là chevillée au corps, que ce dire nous fait sujet, qu’il fait que nous sommes quelqu’un pour un autre et qu’à notre tour nous pouvons faire que cet autre soit quelqu’un pour nous. Mais à chaque fois que ces données-là s’estompent, que nous croyons avoir vaincu cette absence de certitude, que nous pensons avoir réussi à y substituer de l’assurance, ce qui est alors ainsi déjà programmé, qui resurgit comme le phénix de ses cendres, c’est ce vide ; de le voir ainsi réapparaître alors que nous avions pensé en être venu à bout, cela suscite notre haine.
 
20 À mettre ainsi la haine au cœur de la parole, il faut convenir que cela ne nous laisse aucune chance pour nous en débarrasser vraiment. À mettre ainsi l’autre au cœur de nous-mêmes, il faut convenir que cela ne nous donne aucune chance de nous trouver bien chacun avec son seul moi-même – son seul « moi-m’aime » faudrait-il peut-être écrire. À mettre ainsi le vide au centre du plein, il faut convenir que cela rend d’emblée suspecte toute consistance qui se donne comme sans faille.
 
21 C’est pourtant bien ce subterfuge qui fait que la force de la parole est extravagante : parler permet d’évoquer ce qui n’est pas là. Que ce soit l’éléphant d’Afrique, ou les pyramides du Caire, ou encore les chutes du Niagara. Cette aptitude à la langue est au fondement même de tout ce que les hommes ont pu réaliser. Inutile d’en faire ici le catalogue, une bibliothèque entière n’y suffirait pas. En revanche, comme nous l’avons déjà fait entendre, elle se paye aussi d’un prix fort, d’un prix nécessaire à l’humanisation. Nous l’appellerons volontiers la nécessité d’une perte, d’une soustraction, autrement dit un moins-de-jouir. Impossible en effet d’être dans la présence pleine, car du fait d’habiter la parole, c’est comme si notre rapport à la réalité restait affecté de cette distance à laquelle le langage nous a autorisés et condamnés dans le même mouvement. D’où d’ailleurs qu’aucun objet ne nous satisfait vraiment, qu’aucune chose ne peut saturer notre désir. Henri Michaux dans ses Poteaux d’angle évoquait ceci très bien : Seigneur Tigre, c’est un coup de trompette en tout son être quand il aperçoit sa proie […]. Qui, ose comparer ses secondes à celles-là ? Qui, en toute sa vie eut seulement dix secondes tigre ? [1] 
suite Contrairement à l’animal, lorsque nous nous précipitons sur l’objet, quel qu’il soit, nous emportons avec nous cette distance, ce recul, cette absence. Si le mot peut nous rendre la chose présente même en son absence, il ne peut que manquer la présence pleine de la chose, du fait de l’absence qu’il y introduit. À cet égard, impossible d’avoir le beurre et l’argent du beurre. À cet endroit précis, il faut choisir. Perdre ou pas, mais si nous refusons de perdre, c’est rien, c’est « pas de parole possible ». C’est donc, de plus, un choix forcé : la parole ou rien !
 
22 Pourquoi nous étendre sur tout cela pour parler de la haine ? D’abord parce qu’il est peut-être utile de savoir pourquoi elle nous habite, pourquoi elle peut surgir en nous à chaque instant, pourquoi elle nous suit comme notre ombre ; ceci nous dispensera de vouloir en faire l’économie, de travailler à l’éradiquer, de penser pouvoir nous en débarrasser. Ensuite et surtout, parce qu’il faut identifier ses destins possibles, ce qu’on peut espérer pour son avenir, peut-être même repérer qu’il y a de bonnes et de moins bonnes manières de faire avec elle et que, pour ce faire, il n’est pas inutile de prendre la mesure de comment depuis des siècles, on s’est débrouillé avec elle, ce qui, d’ailleurs, nous permettra de nous demander si c’est toujours avec le même soin qu’on la prend en charge aujourd’hui pour la faire mûrir, pour la rendre comestible et même digeste, autrement dit, la moins toxique possible. Enfin, parce que lorsqu’on s’occupe de maltraitance, cela pourrait être utile de connaître les différents visages qu’elle peut prendre, les diverses évolutions qu’elle peut rencontrer, et de savoir si tout cela pèse du même poids dans le risque que la haine fait courir à ceux qui feront la génération de demain.
 
23 Sommairement d’abord, nous dirons que cette perte, cet « il n’y a pas », ce vide de l’origine, cet impossible de l’adéquation du mot à la chose que véhicule le langage, c’est comme la contrainte que chaque sujet humain doit intérioriser pour s’humaniser. Voyons un enfant, imaginons-le laissé entièrement à lui-même : sa parole n’émergera pas et sa durée de vie sera même très limitée. C’est d’ailleurs l’histoire des enfants-loups. Ou celle du sauvage d’Itard. Ou encore celle de l’expérience de Frédéric II qui voulait savoir quelle était la langue parlée à l’origine et qui, pour ce faire, confia à des nourrices une quarantaine de nouveau-nés avec la consigne de ne jamais leur parler. Ainsi elles auraient pu observer quelle langue émergerait spontanément : le latin, le français, l’allemand. Aucun de ces enfants n’atteignit l’âge de 8 ans et l’empereur n’eût pas de réponse à sa question. Sans appel à la vie par la parole de l’autre, c’est le bout du chemin qui est très – trop – vite rencontré. Encore faut-il consentir à prendre cela en compte ?
 
24 Pour preuve aussi, ce qu’avait mis en évidence le linguiste Jakobson [2] 
suite : dans toutes les langues du monde, en langage-bébé, papa se dit avec des labiales, et maman se dit avec des formes en m-m, émission phonique seule compatible avec la succion. Autrement dit, dire maman peut se dire la bouche pleine, mais pour dire papa, il faut ouvrir la bouche, autrement dit, il faut du vide. Condition qui, sans être suffisante, est toujours nécessaire pour que la différenciation signifiante soit possible puisqu’elle est le préalable toujours à maintenir pour que parler advienne.
La haine est toujours haine de l’Autre en soi
 
25 Remarquons que ce langage qui nous spécifie, dont nous tirons à juste titre notre superbe, nous vient des autres qui nous précèdent, de ceux de la génération d’avant. Dès lors, nul parlêtre ne peut s’en prétendre propriétaire. Ses propres mots lui viennent, disons le en un mot, de l’Autre. Ce qu’il pense être son autonomie n’en est donc que très relative. Il conviendrait plutôt de parler d’aut(r)onomie et mettre ainsi fin à toute idée d’autofondation. L’humain est un aut(r)onome, un autonome à partir des autres, à partir de l’Autre. L’homme ne peut se penser seulement autoréféré, ni revendiquer être sa propre origine, car celle-ci lui échappe. Mieux encore, c’est parce qu’elle lui échappe qu’il peut s’en prévaloir, se donner un ombilic, qu’il peut, par exemple, s’inventer ses mythes.
 
26 Le paradoxe n’en est que plus sidérant : aussi singuliers, aussi courageux puissions-nous être, cela ne change rien au fait que nous sommes d’abord fabriqués dans la matériau de l’Autre. Et la chance pour chacun de soutenir son être singulier passe par l’assomption de ce « d’abord fabriqué dans le matériau de l’Autre », de ce qu’il doit reconnaître comme sa dette à l’Autre, ensuite comme un détachement d’avec cet Autre, une séparation nécessaire – qui suppose une coupure, l’ouverture d’un vide – à partir de laquelle seulement il peut inventer son propre trajet.
 
27 Cette séparation d’avec tout ce qui lui vient de l’Autre, n’est donc que sa manière à lui de s’approprier le vide qui habite la parole, de consentir à la Loi des trumains. C’est pour cela qu’il est exigé de chaque trumain qu’il quitte les premiers siens, qu’il « abandonne » ses père et mère, comme il est dit dans la Genèse ; c’est aussi la raison de l’interdit de l’inceste : un dit doit s’interposer entre la mère et l’enfant, qui doit les séparer, tant l’enfant, de la mère que la mère, de l’enfant. C’est pour cela que l’enfant – le futur sujet – devrait pouvoir compter sur l’appui d’un autre que le premier Autre, sur un père, sur un autre que la mère, pour l’autoriser à se décoller, à prendre son envol et qu’ainsi il puisse se distancer de qui est dit de lui.
 
28 Deux choses essentielles viennent en effet l’aider à se séparer : bien sûr, cet autre que la mère, comme nous venons de le dire, mais d’abord le fait que la mère, le premier Autre de l’enfant est dans l’impossibilité de dire qui il est vraiment. Elle va parler de lui, lui laisser croire qu’elle sait qui il est, c’est indispensable, car dans ce mouvement, elle fournit le matériau de l’Autre, elle dit les mots où il va avoir à se dire ; mais en lui disant ce qu’il est, elle le suppose capable de dire un jour à son tour ; les mots qu’elle lui fournit, disant qui il est, sont donc déjà truffés de l’absence de pouvoir dire qui il est, encore moins qui il sera. Autrement dit, elle le parle, mais en le parlant, elle lui fait aussi don de ce vide sur lequel il pourra – et devra – prendre appui pour dire à son tour. Car cette scène de l’Autre d’où vont être fournis au sujet les mots qui vont le dire ne contient pas le seul mot qui l’aurait vraiment intéressé, le mot qui aurait dit qui il était. Pour son identité, il ne lui sera donné qu’un nom et un prénom, mais il ne s’agit que d’une coquille vide. Le patronyme, s’il indique la place dans la généalogie, ne livre aucun contenu, aucun programme ; tout au plus des contraintes de cadre. Le prénom, juste une référence à un autre qui existe déjà et de quoi ne pas le confondre avec ses frères et sœurs. Donc, l’Autre, à l’endroit précis qui pourrait dire qui est le sujet comme tel, ne le définit pas, ne lui dit rien, lui transmet seulement un vide, une place, un lieu d’où il pourra, quand son tour sera venu, soutenir son existence.
 
29 Mais du fait de ces mots qui le tapissent à l’intérieur, qui l’habitent déjà troués, déjà truffés par le vide, c’est le passager clandestin des mots qui est introduit. Au cœur du sujet, en son lieu le plus intime se trouvent donc les mots de l’Autre, qui sont d’abord pour lui des étrangers, des venant d’ailleurs, mais au cœur de ce cœur, au milieu de l’Autre, un trou, un manque sur lequel paradoxalement le sujet devra prendre appui pour décliner sa propre singularité.
 
30 Voilà pourquoi la haine se niche au cœur de l’être de chacun. Non seulement elle naît du fait de la parole, non seulement elle s’adresse au vide qui habite la parole, mais le lieu de cette adresse est situé à l’intérieur de l’être propre, pas chez l’autre d’abord ; mais du fait que je suis fait dans la matériau de l’Autre, elle est adressée à l’Autre que je contiens en moi-même, à l’Autre que d’abord je suis.
 
31 Mais alors, si la haine est aussi originelle que nous le prétendons ici, quel trajet doit-elle suivre chez chaque individu pour ne pas la laisser purement et simplement se satisfaire ? Pourquoi ne pas nous contenter de la laisser s’assouvir puisqu’elle est « réaction normale » à notre condition humaine ? C’est que ce n’est pas la haine qui est en soi à discréditer, puisqu’elle est aussi la vie (il suffit de penser à ce qu’elle est bien acceptée en cas de légitime défense, par exemple). Être capable de haine, c’est aussi assumer d’avoir à se défendre si l’on est effectivement menacé, avoir l’obligation de se préserver, d’assurer sa viabilité. Mais surtout, il nous faut ici introduire la différence entre la haine et ce que nous appellerons la jouissance de la haine, autrement dit, la satisfaction que l’on peut tirer du fait de s’y autoriser, de lui laisser libre cours, et donc de jouir de haïr celui ou celle qui a la charge de me transmettre ce trait de ma condition, plutôt que d’assumer que ma haine s’adresse au vide. C’est le non discernement entre ces deux lieux d’adresse qui engendre aussi bien le meurtre que la violence. Ce n’est donc pas la haine comme telle qui doit être interdite, puisque de toutes façons, il est impossible de l’éradiquer, mais ce à quoi il faut renoncer, c’est à jouir de sa haine. C’est se maintenir dans la jouissance de la haine qui est interdit.
 
32 Combien de fois, par exemple, ne sommes-nous pas en colère contre quelqu’un, contre un fonctionnement, contre une attitude ; mais quel est l’effet de le dire à la personne concernée ? Non pas de le dire à quelqu’un d’autre que la personne concernée, mais d’avoir le courage de le dire vraiment, sans faire appel à la violence pour assurer ce dont en fait, on n’est jamais sûr qu’à moitié, sans masquer le différent qui nous oppose. Si vraiment la chose est dite au bon endroit, ce qu’il faut constater, c’est qu’elle ne laisse pas la colère indemne, elle l’entame, elle la déplace, elle la fait devenir autre, du seul fait d’avoir été dite, sans même qu’il y ait eu réponse en retour, sans même que l’autre en ait pris acte.
 
33 Mais voyons ceci encore plus avant. Si, comme nous le soutenons, notre aptitude au langage engendre notre haine, car elle suppose, exige même le renoncement à l’immédiat, à l’adéquation, il va de soi que cette aptitude est d’abord véhiculée par les premiers qui entourent l’enfant. Tout est donc fait, pourrait-on dire, pour que la confusion soit entretenue entre ce qu’il faut payer au langage – charge que doivent transmettre les premiers autres qui veillent au développement du futur sujet – et les contraintes qu’exercent les parents. Entre la soumission aux contraintes du langage et la soumission aux contraintes parentales. Ajoutons d’ailleurs que c’est précisément le travail de l’éducation que d’arriver à maintenir à cet endroit un discernement. Il ne s’agit pas en effet de se contenter d’exiger l’observance de rituels ou l’ajustement des comportements, ni d’obtenir l’obéissance, il faut faire entendre que ceux-ci ne sont qu’au service d’une capacité de distance que le futur sujet doit arriver à faire sienne. Pour que ce discernement puisse s’opérer, il convient que ceux qui éduquent ne s’identifient pas trop à la loi qu’ils servent, ni non plus qu’ils refusent de s’y identifier sous peine alors de ne pas lui donner chair vivante. Dans ces deux cas, ils empêchent qu’émerge la distinction nécessaire.
 
34 Ainsi, lorsqu’un parent jouit trop de mettre la limite à un enfant, en lui rendant présente cette incontournable entame, il substitue à la tâche de transmettre la loi commune à tous, la satisfaction d’imposer sa seule loi propre et provoque, de ce fait, le refus de l’enfant, plongé quant à lui dans la confusion de ne pouvoir discerner la soumission à la loi de la soumission à celui qui l’impose. Les exemples ne manquent pas où l’enfant perçoit, sait que l’adulte, face à lui, s’est abusivement approprié la loi du langage pour se satisfaire lui, par exemple, de sa propre maîtrise, ou de la jouissance d’être obéi. Cette question mérite d’être posée à chaque tournant de ce qu’on appelle l’éducation. De plus, elle mérite d’être posée en amont : pourquoi ce père ou cette mère cèdent-ils sur leur tâche qui est de transmettre la loi des trumains, au profit de jouir de leur propre pouvoir ? Probablement parce qu’en eux-mêmes, le travail de discernement qui s’impose n’a pas été suffisamment accompli. On pourrait penser que ceci suffit à les dédouaner de leur méprise mais il n’en est rien, car ce qui caractérise les humains, c’est que si le travail n’a pas été fait à la génération qui nous précède, il n’y a d’autre issue que d’avoir à le faire soi-même sans pourtant y avoir été initié. Rien de moins que cela !
 
35 Dans l’autre cas de figure, lorsque les parents refusent de s’identifier à la loi des trumains, ne consentent pas à prêter leur corps à ce que se transmettent les renoncements nécessaires, ne veulent pas engager leur subjectivité dans le fait de tenir cette place pour leurs enfants, il s’en suit que ces derniers ne sont alors aucunement aidés dans le travail de renoncement à la toute-puissance infantile, à l’exigence du tout-tout de suite. Ils ne rencontrent pas d’autres de la génération du dessus qui les aident à abandonner cette position et à intérioriser ces renoncements pourtant incontournables ; ils sont alors livrés à eux-mêmes pour ce qui est de leur tâche d’avoir à intégrer cette donne. En un mot comme en cent, ils sont alors laissés comme sans mode d’emploi. Ici aussi, bien sûr, la question se pose de savoir ce qui aurait motivé ces parents à renoncer à leur tâche, à démissionner de leur travail d’éducation. Et ce sera la même réponse que dans le premier cas, même si les symptômes se présentent tout à fait autrement. Eux-mêmes n’ont pas fait le travail qui s’impose et lorsque vient le moment où ils ont à le transmettre à d’autres, ils butent sur l’incapacité dans laquelle ils ont été laissés d’intégrer leurs propres renoncements.
 
36 Mais dans un cas comme dans l’autre, remarquons que le travail de discernement n’est pas fait, et que c’est, dès lors, la confusion qui est au programme. Ce qui, en l’occurrence, signifie que de tels enfants ne seront pas en mesure de distinguer intériorisation de la loi et soumission à ses représentants abusifs ou démissionnaires, trop dans la présence ou trop dans l’absence. Nous ne serons en effet capables d’accepter que la haine nous habite et qu’elle ne s’adresse pas d’abord à celui ou celle qui nous impose la condition humaine que dans la mesure où l’autre n’est pas abusif. Mais paradoxalement, le démissionnaire obtiendra le même effet, car, faute de médiateur pour donner chair vivante à la loi, nous aurons spontanément tendance à trouver celle-ci insupportable et traumatique plutôt qu’à accepter la nécessité de nous y soumettre.
 
37 Autrement dit, la haine de l’enfant a besoin de rencontrer chez un autre de la génération qui le précède une façon de nouer le désir et la loi, le témoignage de quelqu’un qui a déjà fait pour lui-même le travail ; il ne peut tolérer de ne se trouver qu’en écho avec la jouissance de la haine d’un autre.
 
38 Résumons : de tout cela, je peux entendre pourquoi ma haine est inextinguible, qu’il n’y a aucune raison de penser que je puisse m’en débarrasser, la faire disparaître, puisqu’elle est un processus inhérent à la condition humaine ; mais ce qui, en revanche, doit bel et bien s’éponger, voire s’assécher, c’est la jouissance de la haine. La jouissance de la haine, c’est précisément le fait de laisser la haine s’accomplir, se réaliser, comme si on oubliait qu’elle n’est que notre réponse à ce que nous ne mettons plus la main sur ce que la langue nous a déjà dérobé. Or, tout l’enjeu de l’éducation est bien de faire renoncer à son accomplissement, d’en montrer l’irréductible leurre, et de contraindre à la faire devenir autre chose, à utiliser sa force autrement qu’en la réalisant. C’est ce que Freud appelait le travail de la culture, et que Nathalie Zaltzmann définit comme le processus inconscient, moteur de l’évolution humaine qui a pour tâche de faire vivre les humains ensemble en les contraignant à transformer individuellement et collectivement leurs tendances meurtrières aussi loin que faire se peut. [3]

 
 
 
  [1] H. Michaux, Poteaux d’angle, Paris, Gallimard 1981, p. 58.

  [2] R. Jakobson, Pourquoi « papa » et « maman » ? dans Langage enfantin et aphasie, Paris, Éditions   de Minuit, 1969.

  [3] N. Zaltzman, « Le garant transcendant » dans Eugène Enriquez, Le goût de l’altérité, Desclée de Brouwer, 1999,       p.245.


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