Le moteur de l’engagement
Ce texte est très largement nourri des ouvrages et paroles de Miguel Benasayag. Mais aussi de mon expérience et des échanges avec de nombreuses personnes "en mouvements", qui confirment les pistes qu'il a tracé.
Cette époque est obscure car notre civilisation a perdu le mythe du progrès et le poisson-pilote qui l'accompagne : la promesse d'un futur plus radieux que le présent.
Cette époque est obscure car l'économisme et le technologisme sont les seuls pourvoyeurs de (non) sens.
Cette époque est obscure car elle est mortellement distrayante et nous promet de s'occuper de tout à notre place, de la naissance à la mort.
Cette époque est obscure car nous croyons être des individus (faussement libres d'avoir coupés nos liens) plutôt que des personnes (reliées en tout et à tout).
Une époque obscure est une époque dans laquelle la puissance d'agir des personnes est détournée dans les circuits qui les oppressent.
Une époque obscure est une époque dans laquelle la grande majorité des personnes ne voit pas vers quoi et comment passer à autre chose.
Une époque obscure est une époque de déboussolement, de tristesse et d'impuissance.
Même si nous sommes plus en sécurité physique et matérielle qu'à d'autres époques ou d'autres endroits.
En étant attentifs aux histoires, nous observons que d'autres mondes ont été et sont possibles, donc nous extrapolons que d'autres mondes seront possibles.
En étant attentifs à nos voisins, nous observons que ce n'est pas la fin du monde mais bien une étape du cycle de notre civilisation, même si effectivement elle engage singulièrement toute la planète.
De quels éléments disposons-nous pour desserrer cet étau de l'impuissance, retrouver progressivement un moteur à l'engagement et des outils pour agir ?
Plusieurs semble-t-il, si on veut bien écouter aussi bien ceux qui, dans cette époque, s'engagent et agissent avec joie, que ceux qui n'agissent "pas" avec tout autant de légitimité.
Il ne s'agit pas de faire la révolution (ce qui ne s'est jamais laissé préorganiser ou prévoir, donc ça peut aussi arriver...), ni de faire immédiatement et globalement autrement (ce qui ne s'est jamais fait si vite, sauf à coups de révolution culturelle, grand bond en avant et autres camps de rééducation...).
Il s'agit bien d'expérimenter et de poser les soubassements qui vont de l'indignation à la mobilisation, en passant par la motivation et l'insurrection, et qui nous PERMETTRONT de construire d'autres modes de vie, individuellement et collectivement (et vice-versa). Et ce préalable est celui du développement de la puissance à la base, c'est à dire la réappropriation des usages.
Certains ne voudront peut être pas essayer ou même entendre ces pistes. Disqualifiées car elles ne sont pas immédiatement utiles et surtout pas à la hauteur de tous ces enjeux si graves et si urgents... nous partageons les constats, parfois même un peu l'effroi, voire la frustration et la colère, mais ensuite nous choisissons humblement de porter notre attention et de nous positionner comme suit.
Expérimenter pour « développer la puissance d’agir »
Pour cesser d'être des individus "extra"terrestres, nous avons besoin de comprendre et d'expérimenter les liens qui nous tissent.
• Assumer ces liens : oui, je suis tissé de l’époque, y compris de ce que je rejette.
• Regarder ces liens : comment le monde existe ici et maintenant ? Comment le monde existe en moi ?
• Changer ces liens : fil par fil, je me tisse et tisse l’époque autrement.
• Se territorialiser, habiter nos mondes, au plus près.
• Autonomie contre hétéronomie : rechercher une majorité de liens horizontaux et rechercher une majorité de liens de proximité.
• « Faire jurisprudence » : chaque pas créé un nouveau possible et montre (à moi et aux autres) que c'est faisable.
• Développer nos actions en intensité et en diversité.
Expérimenter « en pratique aussi »
L’information et la prise de conscience ne font pas le poids par rapport à ce dont je suis tissé, mon vécu, mes habitudes… Nous avons donc besoin de pratiques transmissibles plus que de concepts compréhensibles.
• Changer pour et par les pratiques, échanger pour et par les pratiques.
• Chercher des pratiques qui construisent des savoirs. Puis on reboucle sur les pratiques, etc.
• Se rappeler que le politique n’est pas la mesure de toute chose qui expliquerait et ordonnerait la réalité. Par exemple, la réalité est au moins autant décrite par nos émotions que par l'organisation socio-politique.
Expérimenter « en situation »
Ce qui m’affecte est multiple, parfois même contradictoire, en conflit. Je ne peux synthétiser en théorie tous les problèmes et agencer leurs solutions, ni maîtriser le changement à l’avance et en globalité. Nous avons besoin des situations car elles font et nous permettent de faire des choix.
• En situation, j’intègre le monde à changer (au sens que le tout est dans la partie) : ce n’est plus une abstraction à construire de toutes pièces.
• En situation, je tiens compte du monde concret, donc des rétrocontrôles qui invalident ma « belle théorie ».
• En situation, il y a une unité de mon engagement : je recherche la justice, pas en général, mais dans chaque situation. Sans qu'une idéologie puisse définir d’en haut et par avance où sera la justice dans cette situation.
• En situation, je peux repérer des asymétries : je peux dire "je préfère ça par rapport à ça".
Expérimenter « dans la réalité »
Contrairement à ce que disent la pub et la technologie, certaines caractéristiques du monde posent des limites. Nous avons besoin de reconnaitre, d'arbitrer et d'agir à l'intérieur de ses limites.
• Tout n’est pas possible. Un enfant qui meurt ne ressuscite pas. La calotte glaciaire qui fond ne se reforme pas. Une espèce disparue ne revient pas. Les écosystèmes complexes détruits ne renaissent pas.
• Tout n’est pas « compossible » : on peut arrêter une guerre, mais peut-on mettre fin à LA GUERRE ? Est-ce qu’il peut faire beau tous les jours ?
Certains enjeux sont en conflits (par exemple à court terme et dans la tête de beaucoup, entre le social et l’écologique).
Expérimenter « tels que nous sommes »
L'époque trimballe un puissant passager clandestin (dans des systèmes de pensée parfois opposés d'ailleurs) : ce qui est, est une erreur (les humains, le monde...). Nous avons besoin de reconnaitre que le présent et ceux qui l'habitent ne sont pas une erreur.
• Les choses ont une raison suffisante d’être ainsi. Puisqu'elles sont ainsi. Le dénier ne mène nulle part.
Donc sans s’extraire de la réalité présente : le monde, tel qu’il est, n’est pas une erreur ou un accident de parcours. C'est le monde.
• Tels que nous sommes, c’est-à-dire tels que nous devenons : si « je suis = je deviens », alors mes ressentis/émotions/pensées/actions sont une recherche de l’être.
Donc sans exclure les humains présents : les humains, tels qu’ils sont, sont viables. Ils ne sont pas à faire devenir "meilleurs".
Cette reconnaissance au temps 0 ne nous empêche pas, au temps +1, d'agir pour changer les choses. Qui plus est cette reconnaissance inconditionnelle est aussi ce qui permet de retrouver la gratitude pour ce qui nous est donné et que nous célébrons (l'air, le soleil, les mots, la culture...).
Expérimenter « en recherche »
Ne connaissant ni le sens de l'Histoire, ni celui du Progrès, nous cherchons humblement pas à pas, par essais et erreurs. Nous n'avons pas besoin de vérités mais d'idées en actions et d'actions réfléchies.
• Sans promesse : nos actions ne promettent rien de plus que ce qu'elles démontrent ou disent. Nous avançons sans savoir avant si c’est le "bon" chemin pour après.
• De façon buissonnière et buissonnante : dans les marges et dans plusieurs directions, sans trier trop vite le bon grain de l'ivraie.
• Sans utilitarisme : comme dans la recherche fondamentale, l'heureux hasard est notre compagnon. Il se peut que ce que nous faisons soit inutile et inefficace.
• Sans illusion, sans espoir, sans optimisme : nous ne sommes pas des parieurs, nous ne conditionnons pas nos actions à leur succès ou leur échec probable mais à leur sens au présent.
• Pour le devenir de nos utopies et non leur avènement tel quel : l’utopie est utile pour avancer mais si elle se réalise en totalité, elle est totalitaire ! C'est à dire qu'il y manque une place pour les utopies des autres ou a minima pour les conflits avec les utopies des autres.
Expérimenter « au présent »
Ni comme les curés, ni comme les prophètes techno-béats, ni comme les commissaires politiques, nous ne sacrifions le présent à un lendemain qui chante : celui du paradis, celui du progrès ou celui d'un homme nouveau. Nous intégrons le présent des personnes à venir dans nos choix, mais à égalité avec le présent des personnes présentes, convaincus que cette posture successivement répétée assure une solidarité entre les générations. Nous avons besoin d'élargir le présent en longueur – vers le passé et le futur – et en largeur – par la diversité des possibles présents auxquels il s’attache.
• Ce présent accueille en effet des éléments du passé (des possibles développés, éphémères ou avortés), pas uniquement comme sources ou causes du présent mais bien comme vivier à préserver et éventuellement à réactiver.
• Ce présent accueille également des éléments du futur (des possibles souhaités), pas uniquement comme fins à atteindre à tout prix mais bien comme voies exploratoires dans lesquelles s’engager.
• Libéré du passé qui pousserait depuis une seule direction et de l’avenir qui tirerait de même vers une seule direction, ce présent est un espace de liberté et de travail critique, c'est-à-dire de vie démocratique.
Expérimenter « en minorité »
Un film d’amour ne parle pas DE toutes les histoires d’amour et pourtant il parle À tout le monde. La lutte du Chiapas n'a pas cherché à s'étendre au delà de son "territoire". Et pourtant elle a résonné pour beaucoup d'autres situations. Quelque chose de minoritaire, de singulier, peut être universel.
• Une expérimentation connait une masse ou un périmètre critique à NE PAS dépasser. Au risque de sortir de la situation qui l’a fait émerger, donc de sa cohérence et de sa consistance.
• Elle n’a pas vocation à répondre à d’autres situations, elle est par nature incomplète par rapport à la globalité.
Expérimenter « en réseaux coopératifs »
Coopérer ce n'est pas fusionner ou faire du « gloubiboulga ». On coopère à partir des "zones" communes et/ou à partir des dimensions pour lesquelles le travail avec les autres est un renforcement mutuel. Nous n'avons pas besoin de faire nombres additionnés mais de faire sens commun.
• Chaque sujet n'étant pas entièrement extensible à la globalité : la multitude plutôt que l’unitude.
• Des actions basées sur des envies partagées plutôt que sur des injonctions "extra-territoriales" à faire ensemble.
• La forme réticulaire plutôt que la forme hiérarchique. On peut constituer 2 types de réseaux : homogène (entre luttes similaires dans des situations différentes), hétérogène (entre luttes différentes dans une même situation).
Expérimenter « en conflits »
Ce n'est pas la même chose de chercher la résolution du conflit ou de poursuivre son devenir. Nous avons besoin de reconnaitre les conflits comme inhérents à la vie. C'est à dire de reconnaitre l'autre, l'altérité, la sienne, la mienne.
• La fermeture du conflit dénie la légitimité des points de vue en présence (« ils n’ont pas compris »). Reconnaissons qu'il ne suffit pas d’expliquer, comme si les autres ne réfléchissaient pas aussi.
• L’écrasement du conflit abouti à l’affrontement, c’est-à-dire à l’écrasement de l’Autre (par l’isolement, la contrainte, la rééducation, l’enfermement, l’extermination).
• Les conflits sont la vie même. C'est à dire que le but est de : faire avec la totalité de notre humanité, faire société avec la totalité des humains de la situation.
• Si on fait société ensemble, il y a un territoire en commun, qui comprend le conflit et le rapport de forces. En avant-dernier ressort, ce que nous avons en commun, c'est de n'être pas d'accord.
Expérimenter « sans fin »
Il n’y pas de résolution définitive de tous les problèmes, de fin de l’Histoire, de monde idéal dans lequel tout le monde se tient par la main toute la journée. Nous avons besoin de reconnaitre joyeusement le décalage probablement sans fin entre nos aspirations et la réalité.
• Puisqu'il y a plusieurs légitimités, légitimement en conflit, alors il faudra toujours « lutter » : diriez-vous "Si demain j’ai encore faim, pourquoi manger aujourd’hui ?".
• Ce qui, en situation est jugé mieux, est « bon à prendre », même si ce n’est pas « total » et "final".
• Nous sommes prêts à essayer encore là où nous aurons l'élan de le faire et à laisser faire d'autres si nous sommes "fatigués" : "On n’imagine pas un médecin passer du côté de la maladie sous prétexte qu’il ne trouve pas de remède !"
"L'important, ce n'est pas de vivre, encore moins de réussir, c'est de rester humain." G. Orwell
Mars 2015- Boris Prat
Ce texte est très largement nourri des ouvrages et paroles de Miguel Benasayag. Mais aussi de mon expérience et des échanges avec de nombreuses personnes "en mouvements", qui confirment les pistes qu'il a tracé.
Cette époque est obscure car notre civilisation a perdu le mythe du progrès et le poisson-pilote qui l'accompagne : la promesse d'un futur plus radieux que le présent.
Cette époque est obscure car l'économisme et le technologisme sont les seuls pourvoyeurs de (non) sens.
Cette époque est obscure car elle est mortellement distrayante et nous promet de s'occuper de tout à notre place, de la naissance à la mort.
Cette époque est obscure car nous croyons être des individus (faussement libres d'avoir coupés nos liens) plutôt que des personnes (reliées en tout et à tout).
Une époque obscure est une époque dans laquelle la puissance d'agir des personnes est détournée dans les circuits qui les oppressent.
Une époque obscure est une époque dans laquelle la grande majorité des personnes ne voit pas vers quoi et comment passer à autre chose.
Une époque obscure est une époque de déboussolement, de tristesse et d'impuissance.
Même si nous sommes plus en sécurité physique et matérielle qu'à d'autres époques ou d'autres endroits.
En étant attentifs aux histoires, nous observons que d'autres mondes ont été et sont possibles, donc nous extrapolons que d'autres mondes seront possibles.
En étant attentifs à nos voisins, nous observons que ce n'est pas la fin du monde mais bien une étape du cycle de notre civilisation, même si effectivement elle engage singulièrement toute la planète.
De quels éléments disposons-nous pour desserrer cet étau de l'impuissance, retrouver progressivement un moteur à l'engagement et des outils pour agir ?
Plusieurs semble-t-il, si on veut bien écouter aussi bien ceux qui, dans cette époque, s'engagent et agissent avec joie, que ceux qui n'agissent "pas" avec tout autant de légitimité.
Il ne s'agit pas de faire la révolution (ce qui ne s'est jamais laissé préorganiser ou prévoir, donc ça peut aussi arriver...), ni de faire immédiatement et globalement autrement (ce qui ne s'est jamais fait si vite, sauf à coups de révolution culturelle, grand bond en avant et autres camps de rééducation...).
Il s'agit bien d'expérimenter et de poser les soubassements qui vont de l'indignation à la mobilisation, en passant par la motivation et l'insurrection, et qui nous PERMETTRONT de construire d'autres modes de vie, individuellement et collectivement (et vice-versa). Et ce préalable est celui du développement de la puissance à la base, c'est à dire la réappropriation des usages.
Certains ne voudront peut être pas essayer ou même entendre ces pistes. Disqualifiées car elles ne sont pas immédiatement utiles et surtout pas à la hauteur de tous ces enjeux si graves et si urgents... nous partageons les constats, parfois même un peu l'effroi, voire la frustration et la colère, mais ensuite nous choisissons humblement de porter notre attention et de nous positionner comme suit.
Expérimenter pour « développer la puissance d’agir »
Pour cesser d'être des individus "extra"terrestres, nous avons besoin de comprendre et d'expérimenter les liens qui nous tissent.
• Assumer ces liens : oui, je suis tissé de l’époque, y compris de ce que je rejette.
• Regarder ces liens : comment le monde existe ici et maintenant ? Comment le monde existe en moi ?
• Changer ces liens : fil par fil, je me tisse et tisse l’époque autrement.
• Se territorialiser, habiter nos mondes, au plus près.
• Autonomie contre hétéronomie : rechercher une majorité de liens horizontaux et rechercher une majorité de liens de proximité.
• « Faire jurisprudence » : chaque pas créé un nouveau possible et montre (à moi et aux autres) que c'est faisable.
• Développer nos actions en intensité et en diversité.
Expérimenter « en pratique aussi »
L’information et la prise de conscience ne font pas le poids par rapport à ce dont je suis tissé, mon vécu, mes habitudes… Nous avons donc besoin de pratiques transmissibles plus que de concepts compréhensibles.
• Changer pour et par les pratiques, échanger pour et par les pratiques.
• Chercher des pratiques qui construisent des savoirs. Puis on reboucle sur les pratiques, etc.
• Se rappeler que le politique n’est pas la mesure de toute chose qui expliquerait et ordonnerait la réalité. Par exemple, la réalité est au moins autant décrite par nos émotions que par l'organisation socio-politique.
Expérimenter « en situation »
Ce qui m’affecte est multiple, parfois même contradictoire, en conflit. Je ne peux synthétiser en théorie tous les problèmes et agencer leurs solutions, ni maîtriser le changement à l’avance et en globalité. Nous avons besoin des situations car elles font et nous permettent de faire des choix.
• En situation, j’intègre le monde à changer (au sens que le tout est dans la partie) : ce n’est plus une abstraction à construire de toutes pièces.
• En situation, je tiens compte du monde concret, donc des rétrocontrôles qui invalident ma « belle théorie ».
• En situation, il y a une unité de mon engagement : je recherche la justice, pas en général, mais dans chaque situation. Sans qu'une idéologie puisse définir d’en haut et par avance où sera la justice dans cette situation.
• En situation, je peux repérer des asymétries : je peux dire "je préfère ça par rapport à ça".
Expérimenter « dans la réalité »
Contrairement à ce que disent la pub et la technologie, certaines caractéristiques du monde posent des limites. Nous avons besoin de reconnaitre, d'arbitrer et d'agir à l'intérieur de ses limites.
• Tout n’est pas possible. Un enfant qui meurt ne ressuscite pas. La calotte glaciaire qui fond ne se reforme pas. Une espèce disparue ne revient pas. Les écosystèmes complexes détruits ne renaissent pas.
• Tout n’est pas « compossible » : on peut arrêter une guerre, mais peut-on mettre fin à LA GUERRE ? Est-ce qu’il peut faire beau tous les jours ?
Certains enjeux sont en conflits (par exemple à court terme et dans la tête de beaucoup, entre le social et l’écologique).
Expérimenter « tels que nous sommes »
L'époque trimballe un puissant passager clandestin (dans des systèmes de pensée parfois opposés d'ailleurs) : ce qui est, est une erreur (les humains, le monde...). Nous avons besoin de reconnaitre que le présent et ceux qui l'habitent ne sont pas une erreur.
• Les choses ont une raison suffisante d’être ainsi. Puisqu'elles sont ainsi. Le dénier ne mène nulle part.
Donc sans s’extraire de la réalité présente : le monde, tel qu’il est, n’est pas une erreur ou un accident de parcours. C'est le monde.
• Tels que nous sommes, c’est-à-dire tels que nous devenons : si « je suis = je deviens », alors mes ressentis/émotions/pensées/actions sont une recherche de l’être.
Donc sans exclure les humains présents : les humains, tels qu’ils sont, sont viables. Ils ne sont pas à faire devenir "meilleurs".
Cette reconnaissance au temps 0 ne nous empêche pas, au temps +1, d'agir pour changer les choses. Qui plus est cette reconnaissance inconditionnelle est aussi ce qui permet de retrouver la gratitude pour ce qui nous est donné et que nous célébrons (l'air, le soleil, les mots, la culture...).
Expérimenter « en recherche »
Ne connaissant ni le sens de l'Histoire, ni celui du Progrès, nous cherchons humblement pas à pas, par essais et erreurs. Nous n'avons pas besoin de vérités mais d'idées en actions et d'actions réfléchies.
• Sans promesse : nos actions ne promettent rien de plus que ce qu'elles démontrent ou disent. Nous avançons sans savoir avant si c’est le "bon" chemin pour après.
• De façon buissonnière et buissonnante : dans les marges et dans plusieurs directions, sans trier trop vite le bon grain de l'ivraie.
• Sans utilitarisme : comme dans la recherche fondamentale, l'heureux hasard est notre compagnon. Il se peut que ce que nous faisons soit inutile et inefficace.
• Sans illusion, sans espoir, sans optimisme : nous ne sommes pas des parieurs, nous ne conditionnons pas nos actions à leur succès ou leur échec probable mais à leur sens au présent.
• Pour le devenir de nos utopies et non leur avènement tel quel : l’utopie est utile pour avancer mais si elle se réalise en totalité, elle est totalitaire ! C'est à dire qu'il y manque une place pour les utopies des autres ou a minima pour les conflits avec les utopies des autres.
Expérimenter « au présent »
Ni comme les curés, ni comme les prophètes techno-béats, ni comme les commissaires politiques, nous ne sacrifions le présent à un lendemain qui chante : celui du paradis, celui du progrès ou celui d'un homme nouveau. Nous intégrons le présent des personnes à venir dans nos choix, mais à égalité avec le présent des personnes présentes, convaincus que cette posture successivement répétée assure une solidarité entre les générations. Nous avons besoin d'élargir le présent en longueur – vers le passé et le futur – et en largeur – par la diversité des possibles présents auxquels il s’attache.
• Ce présent accueille en effet des éléments du passé (des possibles développés, éphémères ou avortés), pas uniquement comme sources ou causes du présent mais bien comme vivier à préserver et éventuellement à réactiver.
• Ce présent accueille également des éléments du futur (des possibles souhaités), pas uniquement comme fins à atteindre à tout prix mais bien comme voies exploratoires dans lesquelles s’engager.
• Libéré du passé qui pousserait depuis une seule direction et de l’avenir qui tirerait de même vers une seule direction, ce présent est un espace de liberté et de travail critique, c'est-à-dire de vie démocratique.
Expérimenter « en minorité »
Un film d’amour ne parle pas DE toutes les histoires d’amour et pourtant il parle À tout le monde. La lutte du Chiapas n'a pas cherché à s'étendre au delà de son "territoire". Et pourtant elle a résonné pour beaucoup d'autres situations. Quelque chose de minoritaire, de singulier, peut être universel.
• Une expérimentation connait une masse ou un périmètre critique à NE PAS dépasser. Au risque de sortir de la situation qui l’a fait émerger, donc de sa cohérence et de sa consistance.
• Elle n’a pas vocation à répondre à d’autres situations, elle est par nature incomplète par rapport à la globalité.
Expérimenter « en réseaux coopératifs »
Coopérer ce n'est pas fusionner ou faire du « gloubiboulga ». On coopère à partir des "zones" communes et/ou à partir des dimensions pour lesquelles le travail avec les autres est un renforcement mutuel. Nous n'avons pas besoin de faire nombres additionnés mais de faire sens commun.
• Chaque sujet n'étant pas entièrement extensible à la globalité : la multitude plutôt que l’unitude.
• Des actions basées sur des envies partagées plutôt que sur des injonctions "extra-territoriales" à faire ensemble.
• La forme réticulaire plutôt que la forme hiérarchique. On peut constituer 2 types de réseaux : homogène (entre luttes similaires dans des situations différentes), hétérogène (entre luttes différentes dans une même situation).
Expérimenter « en conflits »
Ce n'est pas la même chose de chercher la résolution du conflit ou de poursuivre son devenir. Nous avons besoin de reconnaitre les conflits comme inhérents à la vie. C'est à dire de reconnaitre l'autre, l'altérité, la sienne, la mienne.
• La fermeture du conflit dénie la légitimité des points de vue en présence (« ils n’ont pas compris »). Reconnaissons qu'il ne suffit pas d’expliquer, comme si les autres ne réfléchissaient pas aussi.
• L’écrasement du conflit abouti à l’affrontement, c’est-à-dire à l’écrasement de l’Autre (par l’isolement, la contrainte, la rééducation, l’enfermement, l’extermination).
• Les conflits sont la vie même. C'est à dire que le but est de : faire avec la totalité de notre humanité, faire société avec la totalité des humains de la situation.
• Si on fait société ensemble, il y a un territoire en commun, qui comprend le conflit et le rapport de forces. En avant-dernier ressort, ce que nous avons en commun, c'est de n'être pas d'accord.
Expérimenter « sans fin »
Il n’y pas de résolution définitive de tous les problèmes, de fin de l’Histoire, de monde idéal dans lequel tout le monde se tient par la main toute la journée. Nous avons besoin de reconnaitre joyeusement le décalage probablement sans fin entre nos aspirations et la réalité.
• Puisqu'il y a plusieurs légitimités, légitimement en conflit, alors il faudra toujours « lutter » : diriez-vous "Si demain j’ai encore faim, pourquoi manger aujourd’hui ?".
• Ce qui, en situation est jugé mieux, est « bon à prendre », même si ce n’est pas « total » et "final".
• Nous sommes prêts à essayer encore là où nous aurons l'élan de le faire et à laisser faire d'autres si nous sommes "fatigués" : "On n’imagine pas un médecin passer du côté de la maladie sous prétexte qu’il ne trouve pas de remède !"
"L'important, ce n'est pas de vivre, encore moins de réussir, c'est de rester humain." G. Orwell
Mars 2015- Boris Prat
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