Tout est sacré !

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L’écrivaine Nancy Huston revient sur son enfance canadienne, lorsque la religion officielle dénigrait les croyances autochtones. Mais celles-ci — le soleil, la lune, le vent, chaque étoile, chaque arbre, fleur, oiseau, bison, tout cela serait sacré ! — peuvent inspirer le présent.

Nancy Huston est une romancière franco-canadienne. Elle a écrit de nombreux romans dont Cantique des plaines (Actes Sud, 1993), Lignes de faille, (Actes Sud, 2009) et Rien d’autre que cette félicité (Parole, 2019).

C’est insidieux, le Mal, souvent. Dans votre vie d’enfant à l’ouest du Canada, ça ne prenait pas toujours la forme de John Wayne dégommant une douzaine de Peaux-Rouges, les faisant lourdement chuter de leur cheval les uns après les autres, et même quand ça prenait cette forme-là, c’était insidieux car vous étiez dans le corps, le cœur et le regard de John Wayne (ou de la femme qui l’aimait) et du coup vous vous félicitiez, vous réjouissiez avec lui de la défaite de ces ennemis dangereux rusés retors et cetera, mais à d’autres moments le Mal était bien plus insidieux, par exemple lorsqu’à l’école on faisait mine de vous décrire objectivement le mode de vie des autochtones.

On vous racontait l’histoire du Père Albert Lacombe, missionnaire oblate qui avait passé de longues années non seulement à évangéliser et à convertir les sauvages, mais aussi à apprendre leurs langues et à se familiariser avec leur culture, justement pour mieux les évangéliser et les convertir. Dès que les maîtres entraient un peu dans le détail, les enfants que vous étiez ne pouvaient que rigoler. Ah bon ? Au lieu de comprendre qu’il y a un seul Dieu tout-puissant et invisible, responsable de la Création de l’univers entier, et puis son Fils qui s’appelle Jésus Christ, né d’une femme à la fois mariée et vierge, mort d’une mort horrible sur une Croix puis revenu d’entre les morts pour nous sauver de nos péchés puis reparti quand même rejoindre son Père dans le Ciel, et puis le Saint-Esprit — bref, au lieu de comprendre ces sublimes évidences-là, les « Indiens » (soi-disant), jusqu’à l’arrivée de « l’homme blanc » (soi-disant), croyaient... attends, plus débile que ça tu meurs — que tout était sacré !

T’imagines un peu ? Le soleil, la lune, le vent, chaque étoile, chaque arbre, fleur, baie, oiseau, bison, orignal, et même les flèches qu’ils utilisaient pour chasser : ah ! c’est vraiment le paganisme dans toute sa splendeur ! Ils ne savaient pas que seuls sont sacrés Dieu, les saints, les anges, le paradis, Jésus, Marie et peut-être Joseph, mais surtout pas nous et a fortiori pas les animaux et les plantes ! Nous leur sommes supérieurs parce que Dieu nous a faits à son image, sauf que nous on est tous des pauvres pécheurs parce qu’Eve a mangé une pomme au jardin d’Eden et ça a été la Chute, il faut pas s’attacher aux choses de ce monde parce que c’est pas la vraie réalité, la vraie réalité c’est après la mort, là-haut, auprès de Dieu, si on l’a mérité.

Ils étaient franchement nuls, les Indiens : ils se servaient du bitume dans les sables du Grand Nord de la province pour calquer le fond de leurs bateaux, au lieu de comprendre que ces sables recelaient des quantités fabuleuses de pétrole ! Ils chevauchaient bêtement à travers les prairies infinies au lieu d’y planter du blé !

Ce discours était implicite, silencieux, omniprésent. Il était l’air que vous respiriez. Il se glissait insidieusement dans vos méninges. Quand vos parents, prêtres, enseignants et gouvernants vous décrivent et expliquent tranquillement le monde, on n’est pas à même de protester ; faible et dépendant, on n’a d’autre choix que d’avaler. En se mariant à notre corps-âme, leurs descriptions et explications deviennent soi. Et comme, par ailleurs, les seuls autochtones que vous voyiez de vos yeux étaient les clochards ou prostituées qui vivotaient à même le trottoir dans les quartiers les plus lugubres de la ville, et comme on vous expliquait que les autres étaient parqués dans des « réserves » tels des animaux sauvages, tout cela vous semblait parfaitement logique et naturel, et venait confirmer le caractère puéril pour ne pas dire absurde de leurs croyances. Ils ne construisaient même pas d’église, tu te rends compte ! Nous, on construit des églises, on va à l’église le dimanche et les autres jours on travaille dur. Ils n’avaient même pas d’école, tu te rends compte ! On a fait l’impossible pour les instruire mais ils sont paresseux, la preuve : dans les réserves, ils passent leur temps à boire.

Ce n’est que plus tard, en constatant la catastrophe à laquelle ont conduit nos arrogantes certitudes — désacralisation de la Terre, épuisement des sols, extinction et massacre des animaux, pollution de l’air, des rivières, des océans, obésité galopante, diabète, maladies respiratoires, pandémies – qu’il vous viendra à l’idée de retourner, doucement, intérieurement, sur la pointe des pieds, aux légendes et croyances des Premières Nations et se dire... Ah bon ? Ils n’avaient peut-être pas si tort que cela de dire que Tout est sacré ? D’une certaine façon, la vache est donc réellement notre sœur, et la Terre, notre mère ? On n’a pas été mis sur cette Terre pour la dominer, la maîtriser et l’exploiter ? Personne ne nous a octroyé le droit de soumettre les animaux, de les transformer en machines, de nous transformer en machines, de nous approprier et de dévaster, dans le but de nous enrichir, les champs et les lacs, les forêts et les montagnes ? Ah bon ? Lors de la rencontre de ces deux cultures, l’enseignement aurait pu être réciproque ?

À partir de là, quand vos gouvernants donnent à la police montée des instructions explicites d’employer la force létale contre des autochtones qui chercheraient à entraver le passage d’un pipeline sur leur territoire... Eh bien, comme vous n’êtes plus enfant mais adulte, et comme le Mal n’est plus insidieux mais flagrant... Il vous faut protester.


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