Woke et déconstruit·e, critique d’une posture

 Source : https://lesguerilleres.wordpress.com/2020/10/01/woke-et-deconstruit-e/

 


La réception française de l’intersectionnalité repose sur la notion d’identité. En transposant la théorie à la pratique, elle a perdu les bases matérielles de l’oppression, qui étaient le plus souvent présentes chez les penseuses du black feminism. Il ne s’agit dès lors plus de combattre les dominations à un niveau structurel, mais à un niveau purement individuel : on devient aveugle aux mécanismes sociaux qui les perpétuent. Cela implique une sorte de réduction des structures aux individu·e·s, d’individualisation des rapports de domination. On lutte contre des expressions de la domination, qui n’en sont que des symptômes, au lieu de s’en prendre au système qui les produit. C’est en fait une forme d’idéalisme, qui ne voit pas que les individu·e·s, leurs caractéristiques sociales (souvent pensées, comme je l’ai signalé, en termes de « privilèges »), leurs identités, sont en fait le produit de structures sociales.

En conséquence, l’émancipation est conçue comme une émancipation individuelle. C’est la fin des grands mouvements collectifs, dans le cadre d’un néolibéralisme triomphant où disparaît l’espoir d’une transformation totale de la société. On n’essaiera pas de changer le système mais de changer, un·e par un·e, les individu·e·s qui le composent. Effort épuisant, infini et malheureusement vain. Changer les structures qui produisent les individu·e·s est d’un point de vue pragmatique bien plus efficace. Cette vision des dominations sociales a pour tactique centrale la création d’espaces sécurisés (on parle, en adaptant l’expression américaine, d' »espaces safe1« ), qui, à défaut de mettre fin à la domination, permettraient de créer ponctuellement des lieux soustraits à la domination (ce qui me semble en partie un leurre) et renforçant les personnes opprimées (empowerment). Les espaces safe oscillent en fait entre le cercle de parole et les espaces d’auto-organisation en non-mixité défendu par la deuxième vague [féministe, NDLR], quand ils sont en lien avec une mobilisation.

Il en résulte une conséquence aussi regrettable qu’inattendue, venant d’une théorie féministe : le retour à une forme d’essentialisation des positions sociales. Les individu·e·s sont rangé·e·s en deux catégories essentialisées, celle de dominant·e ou celle de dominé·e. S’il y a une porosité entre ces deux catégories (du moins dans un sens : on peut ainsi facilement passer de la catégorie de dominé·e à celle de dominant·e), il n’y a pas d’intermédiaire entre les deux (que ce soit des dominant·e·s dominé·e·s par leur domination au sens de Bourdieu ou même des dominant·e·s sur certains aspects qui sont dominé·e·s sur d’autres). Et quand un·e dominé·e bascule dans la catégorie de dominant·e, on relit son identité entière à travers ce prisme, au besoin en réécrivant l’histoire pour faire comme si il/elle n’avait jamais été dominé·e (de tout lieu, en tout temps, cette personne était une dominante, simplement sa vraie nature n’avait pas encore été révélée, on avait déjà des indices qu’on n’avait pas su voir alors).

Ces positions sociales essentialisées finissent par constituer des catégories dans lesquelles on range les gens, les individus devenant des types. On « est » alors là où on se situe socialement. Ce qui manque à cette typologie géographique, c’est la dynamique des rapports sociaux : ces catégories sociales ne sont ni fixes, ni immuables. Surtout, elles interagissent entre elles et se recomposent mutuellement, notamment sous la pression de l’histoire2. Dès lors, il est préférable d’analyser (comme la sociologie peut le faire) la position sociale des individu·e·s en termes de « trajectoires » marquées par des évolutions dans le temps et des recompositions.

Comme on n’analyse plus les bases économiques, politiques, sociologiques, structurelles des dominations, mais qu’on ne les pense qu’en termes de « privilèges », c’est-à-dire très exactement de symptômes individualisés d’un système global (certain·e·s individu·e·s ont des privilèges que d’autres n’ont pas), il n’est pas rare que de cette analyse découle une moralisation de la politique et une culpabilisation des individu·e·s. En effet, si tout se situe au niveau individuel et qu’on oublie les structures qui les sous-tendent, les privilégié·e·s ont une responsabilité vis-à-vis de celles et ceux qui ne le sont pas. La morale revient pointer le bout de son nez : il est en effet du devoir politique de chacun·e de chasser de soi toute forme de domination, pour devenir de plus en plus « parfait·e » politiquement. Mais c’est bien sûr un idéal impossible à atteindre : même la personne la mieux formée et la plus expérimentée ne pourra jamais contrôler entièrement le langage qu’elle emploie, ne serait-ce que parce que la structure de la langue et la structure de notre pensée, acquises au cours de nombreuses années de socialisation, sont marquées par les dominations sociales. C’est donc un phénomène de moralisation de la politique et de culpabilisation des individu·e·s qui ne peut aller qu’en s’amplifiant au sein de l’individu·e, comme dans les milieux militants. Cette situation est alors particulièrement propice à des phénomènes d’emprise de certaines personnes sur d’autres : l’espace « safe » se réduisant de plus en plus, les personnes commettant des faux pas étant impitoyablement exclues, le groupe devient de plus en plus petit, de plus en plus radical, comme une secte. Le niveau de contrôle de soi, de peur de dire le mauvais mot, de faire le mauvais geste, devient immense. On assiste chez l’individu·e au développement d’une conscience scindée : bien que je fasse tout ce que je peux pour progresser, je ne pourrai jamais cesser d’être un·e dominant·e [puisque les changements sont pensées en termes d’idées et non de situation matérielle, comme une forme de développement personnel : plutôt que de penser le changement d’intérêt matériel et donc de positionnement de l’individu·e dans la société comme moteur de sa situation et ses comportements de dominant·e/dominé·e, on pense ce moteur comme étant un travail sur soi complètement idéel, NDLR]. Il est frappant de voir, même si ce point est presque anecdotique, combien ces phénomènes d’essentialisation, de culpabilisation et de responsabilisation sont proches d’une certaine culture chrétienne, plus particulièrement protestante. Les dominant·e·s portent le mal en elles et eux, ce sont des pécheurs/pécheresses qui ne peuvent rien faire pour échapper à leur véritable nature. Ils et elles doivent se purifier pour parvenir à atteindre une plus grande perfection, qui seule leur permettra d’atteindre la grâce. Avec tout le drame existentiel que cela comporte quand on comprend qu’un certain nombre d’entre nous est prédestiné à ne pas être sauvé : « Entrez par la porte étroite. Car large est la porte, spacieux est le chemin qui mènent à la perdition, et il y en a beaucoup qui entrent par là. Mais étroite est la porte, resserré le chemin qui mènent à la vie, et il y en a peu qui les trouvent » (Matthieu, 7 : 13-14).

Cette approche débouche logiquement sur une politique de la purification, fondée, nous l’avons vu, sur la construction d’espaces « safe« , mais aussi sur le call-out, qui consiste à mettre en place une tactique de l’interpellation permanente, c’est-à-dire à reprendre, à rappeler à l’ordre toute personne qui fera ou dira quelque chose de « problématique » politiquement, autrement dit qui reproduira la domination. Le plus souvent, l’attention se pose sur le langage, avec un certain biais intellectualiste, qui se fixe abusivement sur les mots et sur le théorique. Les individu·e·s doivent être capables de tenir un discours non oppressif et avoir suffisamment « déconstruit » pour que cela se ressente dans leur discours. Celui/celle qui a le plus déconstruit sera généralement celui/celle qui a le plus accès à la théorie et qui la mobilise le plus.

L’action politique est ainsi souvent réduite à une action sur le langage. Comme si l’on vivait « les révolution dans l’ordre des mots comme des révolutions radicales dans l’ordre des choses3« . Il faut interroger l’efficacité d’une telle méthode, car empêcher de dire n’est pas empêcher de penser. Il vaut mieux sortir d’une logique de terreur (on ne dira pas quelque chose par peur des représailles) pour entrer dans une logique de la conviction (on ne dira pas quelque chose parce qu’on est convaincu·e de la justesse politique de ne pas le dire). Cela ne veut pas dire que le langage n’est pas un enjeu politique : les mots sont importants, qui portent et reproduisent l’idéologie de la domination, et une lutte spécifique doit leur être consacrée (par exemple, par la féminisation du langage, par l’arrêt de l’utilisation d’insultes à caractère LGBTIphobe, raciste, sexiste, etc.). Mais cela ne doit pas être le combat central, voire unique.

Dans la logique intersectionnelle [telle que couramment reçue en France, NDLR], si l’on ne peut pas changer la société, on peut construire des espaces où un, voire plusieurs, axes de domination seront supprimés, grâce à la non-mixité (de genre, de classe, de race…). Le problème est que la création d’un espace safe ne met pas fin comme par magie aux dominations, même dans le cadre de l’espace en question. Elles perdurent, via toutes les structures incorporées et de manière d’autant plus pernicieuse qu’elle sont inconscientes ou existent au-delà du cadre. Le fait même de ne pas identifier la structure comme la base matérielle de la domination va inciter à une chasse aux sorcières infinie dans les rangs de l’espace safe pour en exclure les éléments « dominants » et « oppressifs », qui survivront toujours aux épurations, puisqu’il est tout simplement impossible de trouver une personne extérieure aux rapports de domination. La tactique de purification aboutit généralement à la destruction des espaces safe concernés. Mais dans le même temps, il est impossible d’y échapper : comme c’est l’une des principales politiques proposées, cesser d’avoir des ennemi·e·s à exclure, c’est ne plus avoir la moindre perspective. La purification et la création incessante de nouveaux ennemis sont donc une nécessité et finissent par s’autonomiser, par valoir par elles-mêmes et pour elles-mêmes.

À un niveau individuel, il faut aussi détruire ce mythe de l’espace safe. L’espace safe ne peut pas être une fin en soi : il est trop limité et, à l’extérieur, le reste de la société demeure inchangé. Il faut bien plutôt faire un usage dialectique de l’espace safe, c’est-à-dire du cercle de parole en non-mixité : celui-ci doit être un instrument pour se rendre plus puissant·e, plus sûr·e de soi et pour pouvoir revenir dans les cadres mixtes, « non safe« , donc dans le reste de la société. On n’échappe pas aux dominations. Dire le contraire, ce serait mentir aux gens et créer de faux espoirs. Ce qui n’implique pas une vision fataliste ou pessimiste : c’est aussi comprendre qu’on n’a pas le choix et qu’il faut tout changer !

[On voit aussi] dans les milieux militants féministes une véritable « course aux dominations », précisément parce que la personne qui a le plus de légitimité est celle qui est la plus opprimée. on voit bien les manipulations et réécritures du réel que rend possible cette approche. […]

Le troisième travers consiste dans la radicalité politique prise comme fin en soi. Si ce n’est malheureusement pas propre aux milieux militants féministes, il peut y être extrêmement développé. Il se décline d’abord sur la base d’une mise en scène de soi et de son mode de vie comme « radical ». Ce qui était à la base une réappropriation des corps et des cultures féministes devient une forme de sélection sociale. Toute personne ne rentrant pas dans les « codes » vestimentaires, langagiers, comportementaux du milieu est immédiatement délégitimée. À un niveau politique, la radicalité est cultivée pour elle-même, même quand elle n’est pas judicieuse tactiquement. Tout simplement parce qu’elle assure une plus-value politique immédiate dans le milieu féministe, où elle est la source principale de légitimité. Plus tu es « radicale », plus tu es perçue comme « cool » : ce qui est parfaitement exprimé par le néologisme « radicool ». L’absence d’affrontement avec le réel pousse certain·e·s militant·e·s féministes du « milieu » à chercher de la reconnaissance au sein de celui-ci. Elles et ils cherchent à accumuler du capital symbolique là où la radicalité est la seule monnaie. C’est dans À nos amis du Comité invisible qu’on peut trouver la critique la plus aboutie de cette posture : « Depuis la déroute des années 1970, la question morale de la radicalité s’est insensiblement substituée à la question stratégique de la révolution. C’est à dire que la révolution à subi le sort de toutes choses dans ces décennies : elle a été privatisée. Elle est devenue une occasion de valorisation personnelle, dont la radicalité est le critère d’évaluation. […] Quiconque se met à fréquenter les milieux radicaux s’étonne d’abord […]. On ne tarde pas à comprendre qu’ils ne sont pas occupés à construire une réelle force révolutionnaire, mais à entretenir une course à la radicalité qui se suffit à elle-même […]. La petite terreur qui y règne et qui rend tout le monde si raide n’est pas celle du parti bolchevique. C’est plutôt celle de la mode, cette terreur que nul n’exerce sur personne, mais qui s’applique à tous. On craint, dans ces milieux, de ne plus être radical, comme on redoute ailleurs de ne plus être tendance, cool ou branché4. »

Cette radicalité relève de la pure et simple posture – ne serait-ce que parce que l’action, toute action, est moins radicale qu’une position théorique. Il faut toujours composer avec le réel, le réel modifie notre action, on ne peut prévoir ce qui va advenir, aucune action ne peut être jusqu’au bout « parfaite » politiquement. Ce qui est en fait notre meilleure chance, car si on quitte le niveau de la « sécurisation » absolue des espaces et du langage, on entre dans tout un monde de possibles, et des conséquences imprévues, en mal comme en bien, peuvent découler de nos actions. Mais le risque est trop grand, l’amour de la radicalité pour la radicalité souvent l’emporte. En outre, la plus-value politique que la radicalité constitue se convertit souvent en plus-value sociale. Certains milieux féministes et LGBTI+ peuvent devenir la source d’un certain nombre d’avantages : économiques (emploi, logement, entraide), relationnels, symboliques (dont l’exemple suprême est la consécration universitaire), politiques, culturels ou artistiques (en devenant chercheur/se, réalisateur/rice, écrivain·e, responsable d’association, etc.), car il y a toute une économie liée au féminisme5. C’est une solidarité qu’on ne peut qu’encourager, mais qui crée aussi une dépendance à ce milieu. Lorsque des désaccords politiques menacent de naître, il est parfois bien difficile de prendre une position totalement indépendante de son statut au sein dudit milieu et des avantages, même symboliques, qu’on en tire, dans une société qui exclut et précarise les femmes, les minorités de genre, et les LGBTI+. La vie de certaines personnes est réduite à néant lorsqu’elles se trouvent rejetées de ce milieu qui leur procurait un emploi, un logement, des ami·e·s, des conjoint·e·s, des soutiens quotidiens… Cela explique que parfois certain·e·s, au lieu de politiser le personnel, personnalisent le politique, c’est-à-dire instrumentalisent des enjeux politiques à des fins personnelles et/ou sociales. Le problème est souvent le manque de transparence par rapport à ces enjeux : tout·e militant·e est influencé·e par le personnel, il serait absurde de le nier, mais alors il faudrait avoir pour principe de tenter d’objectiver au maximum ces influences. La plupart du temps, elles sont au contraire cachées au maximum : on règle des comptes personnels en invoquant des dominations structurelles, et même si la plupart des personnes au sein du milieu en ont conscience, peu osent intervenir par peur de manquer de solidarité… Alors même que ces manipulations trahissent tout ce qui fait la politique. Pour nous, militant·e·s, mais aussi pour l’extérieur, elles portent préjudice aux principes réels qui fondent notre féminisme, elles achèvent de nous discréditer : à ce titre, elles ne devraient pas être tolérées.

Cette culture de la radicalité est en fait une culture de l’élection et de la distinction. Elle ne peut toucher qu’une minorité de personnes parce qu’elle ne veut toucher qu’une minorité de personnes. S’il est très difficile d’entrer dans le cercle des happy few de la radicalité féministe (car étroite est la porte…), une fois qu’on y est, on ne veut pas voir son statut diminué par des arrivées massives dans le cercle. D’où un mépris pour toutes les personnes extérieures au milieu – le but n’étant pas de modifier leurs positions politiques et leurs pratiques sociales [ni leur position sociale…, NDLR], mais de se définir par opposition à elles. Le féminisme devient un instrument de distinction. Sa propre position sociale, souvent extrêmement compliquée, à cause précisément des oppressions subies, est revalorisée par cette élection. Mais lorsqu’en politique on perd de vue que le but est moins de se distinguer du reste de la société que de la changer, on en arrive souvent à une politique minorisante qui mène au sectarisme. Le message politique que l’on défend devient inaudible, on se coupe de tout le monde, y compris des personnes principalement concernées. On est de moins en moins nombreuses·x, mais on continue à défendre les positions les plus radicales, sans qu’aucun changement de la situation concrète ne soit obtenu par ailleurs. On défend les revendications les plus grosses, pour les réalisations les plus dérisoires. La conséquence politique ? Le turnover militant permanent (les idoles du milieu de la veille deviennent les ennemi·e·s du lendemain) et une implosion des structures (aucune organisation féministe ne survit à une telle course à la radicalité). La politique ne peut dépendre du « cool », du paraître, du mode de vie ou même des intérêts personnels, sinon elle ne mène qu’à une forme délétère de bureaucratisation. […]

bell hooks synthétise efficacement tout cela dans De la marge au centre6 : « Souvent, l’approche liée à l’identité et au style de vie est séduisante car elle crée l’impression d’être engagée dans une pratique. Cependant, au sein de n’importe quel mouvement politique qui vise à transformer radicalement la société, la pratique ne peut pas uniquement se résumer à créer des espaces au sein desquels des personnes supposées radicales expérimenteraient la sécurité et le soutien. Le mouvement féministe pour mettre fin à l’oppression sexiste engage activement ses participant·e·s dans un combat révolutionnaire. Et un combat, c’est rarement safe et agréable7. » Ou encore, quand elle expose son programme pour le mouvement féministe : « Pour dépasser le stade de la rébellion féministe et pour sortir de l’impasse dans laquelle se trouve le mouvement féministe contemporain, les femmes doivent reconnaître les nécessités d’une réorganisation. […] nous devons reconnaître le fait que les militantes […] féministes n’ont jamais mis en place de stratégie visant à construire, via l’éducation politique, une prise de conscience massive du besoin réel d’un mouvement féministe. […] Les femmes doivent s’atteler à la tâche de la réorganisation féministe en ayant conscience du fait que nous avons tou·te·s (quelle que soit notre race, notre sexe ou notre classe) agi en complicité avec le système oppressif existant. […] Trop de femmes ont quitté le mouvement féministe parce qu’elles étaient elles-mêmes désignées comme des ennemies8. »

Comment expliquer que l’intersectionnalité théorique et universitaire ait été déformée dans sa mise en pratique militante ? Une hypothèse est que notamment par le biais d’internet, mais aussi probablement par le biais d’échanges internationaux entre milieux militants, on a voulu plaquer un répertoire de pratiques, d’actions et de dogmes d’un contexte américain sur un contexte français très différent. Par ailleurs, cette transposition s’est faite avec une méconnaissance des textes et des positionnements théoriques qui avaient mené au développement des positionnements théoriques qui avait mené au développement de ces pratiques. La plupart des textes du féminisme américain ne sont pas traduits ou le sont avec vingt à trente ans de décalage ! Résultat : les milieux militants ne savent pas ce dont quoi ils héritent. Ils et elles utilisent un « mode d’emploi » du ou de la bon·ne militant·e féministe qu’ils et elles reproduisent aveuglément, comme une doxa, comme un corpus de pratiques et de connaissances figées, alors même que ces dernières, nées pour répondre à une situation spécifique, n’étaient pas destinées à être reprises telles quelles.

De plus, en dehors d’une pratique politique tournée vers l’extérieur du milieu militant, d’expérience de mouvement large, voire de mouvement de masse, rien ne peut confirmer ou infirmer les prises de position radicales qui s’expriment principalement sur des blogs ou dans des réunions safe réunissant une élite surpolitisée. On ne tire aucun bilan des réussites ou des échecs des politiques menées. Ainsi, tout peut continuer à l’identique, éternellement.

1. Espaces ponctuels (réunions, cercles de parole) ou pérennes (collectifs, lieux spécifiques comme un bar), où, du fait de la non-mixité et/ou de la formation des gens qui le composent, les dominations sociales sont censées être inexistantes ou réduites.
2. Voir de nouveau l’introduction de Se battre, disent-elles… de Danièle Kergoat, qui l’explique magistralement.
3. Pierre Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Le Seuil, 1997, p. 11.
4. Comité invisible, À nos amis, Paris, La Fabrique, 2014, p. 143-145.
5. Je le dis d’autant plus tranquillement que, faisant moi-même une thèse en sociologie du genre, je m’inclus dans cette contradiction.
6. Même si le contexte est évidemment différent.
7. bell hooks, De la marge au centre, Paris, Cambourakis, p. 101.
8. Ibid., p. 286-288.

Aurore Koechlin, « Quelle stratégie pour le mouvement féministe ? », La Révolution féministe, Paris, Amsterdam, 2019, p. 129-147.

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