À propos de Juliette Rousseau, Lutter ensemble. Pour de nouvelles complicités politiques, éditions Cambourakis, 2018, 425 pages – réédition en poche en avril 2021.
Redevenir-rester vivant·es
Source : https://www.terrestres.org/2021/05/17/redevenir-rester-vivant%C2%B7es/
Juliette
Rousseau a enquêté auprès de plusieurs collectifs pour comprendre
comment articuler lutte systémique et transformation des pratiques
militantes. Au delà de la culpabilisation individuelle et de l'appel
incantatoire à la « convergence des luttes », elle offre des pistes
concrètes pour lutter ensemble.
Extraits
Le point de départ du livre, c’est que cette « violence se manifeste [a fortiori] également sur nos terrains de lutte » (p. 18) » : elle n’épargne ni nos collectifs, ni nos tentatives de faire front ensemble. Ici non plus, « rien ne nous sépare de la merde qui nous entoure ».
Et c’est peut-être encore plus difficile à admettre depuis les collectifs militants qui essaient déjà de faire face à toute cette merde qui nous entoure, sans tourner la tête
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Lutter dehors et lutter dedans, pour lutter ensemble, en s’armant de la conviction que « nous avons une vraie capacité d’agir sur nos socialisations oppressives, que la puissance collective des luttes vient multiplier » (p. 22). Au départ, il y a toute cette merde qui nous entoure et nous traverse, mais il y a aussi l’espoir.
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Le premier pas proposé est celui de « Prendre acte ». Pour faire face aux systèmes d’oppressions qui nous traversent, il convient de commencer par les nommer, pour les sortir de l’invisibilité et les rendre parlables.
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Pour pouvoir en parler, une première chose à faire c’est de se mettre d’accord sur les mots et les réalités qu’ils décrivent, mais aussi sur les « trucs de dominant·es » (p. 53) à désapprendre — l’arrogance, l’insensibilité, le luxe d’ignorer certaines réalités et de balayer les violences nommées là où il faudrait entendre, prendre acte et se repositionner.
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L’autrice propose pour ce faire des définitions claires des notions clés d’oppressions et de privilèges, en les articulant telles les deux faces d’une même pièce de monnaie : « les uns ne vont pas sans les autres »
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[privilège invisible =] « la carte du destin jouant pour moi, mais face contre table »
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Acter ceci, non pas pour me malmener, mais pour reconnaître les expériences quotidiennes et accumulées de la domination qui façonnent mon corps et mes possibles comme ceux des personnes avec qui je m’organise, dans leur complexité
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elle présente « l’emballage idéologique made in France » des oppressions (à savoir : l’universalisme) et aborde la « tonalité historique » particulière que prend le terme de privilèges au pays de la nuit du 4 août 1789 où la toute jeune Assemblée nationale constituante vota la suppression des privilèges féodaux..
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La présentation contextualisée des apprentissages de ces collectifs permet au lecteur·rice de découvrir des notions et outils centraux développés au sein des mouvements sociaux ces dernières décennies pour (se) construire en tenant compte des oppressions structurelles qui les traversent. Parmi eux, on trouve : l’invention d’« espaces plus safe » (safer space – et non juste safe, car aucun espace ne l’est complètement, et qu’on ne peut que tendre vers des espaces moins oppressifs), qui peut passer par s’assurer d’une répartition plus équitable du travail de soin, ou par la création d’espaces non-mixtes (ou aux mixités variables) en fonction des besoins des personnes présentes
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« En anglais, une distinction est désormais faite entre deux formes de désignation des attitudes oppressives [au sein des milieux militants] : la première, dite call out, tient plus de la dénonciation, moins concernée par les conséquences qu’elle peut avoir sur la personne désignée, elle se fait dans une volonté de maintenir l’espace de lutte plus protégée en y excluant toute attitude oppressive. La seconde, dite call in, renvoie plus aux pratiques développées par Sisters Uncut : chercher à nommer l’oppression d’une façon qui engage la personne à se transformer et le collectif à prendre ses responsabilités. En ce sens, elle s’inscrit plus dans une logique de justice transformatrice. » (p. 262). ; ou encore l’utilisation d’accords et de chartes formalisés définissant des bases plus justes (et explicites) pour lutter ensemble, entre allié·es et complices, et garantir notamment le leadership des premier·es concerné·es —
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Formuler des propositions d’autres possibles politiques depuis ce monde revient sans cesse à composer avec des oppositions asphyxiantes et à déjouer des alternatives infernales
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Il y a cette première alternative infernale par-dessus laquelle l’autrice nous propose de sauter : celle du discours politique et médiatique dominant selon lequel faire face aux oppressions classistes, racistes, sexistes, queerphobes, validistes qui traversent nos milieux militants nous divise (sous-entendu : surtout ne changeons rien).
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Il y a ensuite cette opposition délétère selon laquelle il faudrait choisir entre lutter dedans et lutter dehors. Autrement formulé : l’injonction à lutter dedans présente le risque d’un recroquevillement des collectifs sur eux-mêmes, voire d’une individualisation de la lutte, au détriment de sa dimension systémique. Il y a ici une alternative infernale (choisir entre lutter dedans et lutter dehors), mais il y a aussi un vrai risque. L’individualisation de nos prismes d’analyse politique est une dérive possible dans ce monde dévasté par la capacité infinie du capitalisme et de l’individualisme libéral à tout absorber. Des militant·es formulent elleux-mêmes cette dérive pour la contrecarrer : ielles dénoncent le « militantisme-performance et déclaratif » sur twitter et appellent à « de vraies solidarités politiques, en actes et en contexte »
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Et que sur ce chemin, c’est une responsabilité du collectif (et non individuelle) de formuler et fournir des outils à même de nous permettre de transformer nos identités oppressives/opprimées (p. 257, p. 417) ; que dans ce cadre, on peut « complètement faire des erreurs et ça n’est pas grave » (p. 404), et que c’est en cultivant la curiosité, le non-jugement, la patience, l’écoute, l’indulgence et l’engagement que nous créons des milieux où nous pouvons fleurir
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Un autre risque que Juliette Rousseau ne cesse de nommer est celui de la rigidification et de la moralisation de nos façons de nous organiser à travers des listes de principes abstraits, inconditionnels. Pour s’en prémunir, l’autrice prévient : les outils-concepts « que nos mouvements manipulent, ne s’éclairent qu’à la lumière de contextes spécifiques dans lesquels ils s’emploient, et doivent pouvoir se soumettre aux changements pour ne pas courir le risque de se transformer en dogmes » : « il s’agit moins ici de livrer des outils clés en main que des cartes de navigations à vue »
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Au centre de cette pensée, on trouve en effet l’invitation à ne pas séparer les idées des pratiques, et à se rendre attentifs à leurs conséquences, toujours en situation. Sur la différence entre des propositions morales (pragmatistes) et des propositions moralistes, voir Emilie Hache, Ce à quoi nous tenons.
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en lisant, en traduisant, en nous inspirant, en nous réunissant, en allant à la rencontre de, en organisant des formations « pouvoirs et privilèges », voire en écrivant des livres, et « nous continuons à cheminer en nous posant des questions » (caminamos preguntando) pour reprendre l’adage zapatiste.
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Les risques et les pièges (celui de l’individualisation et de la culpabilisation, celui de la rigidification et de la moralisation) sont signalés, et nous tombons dedans pourtant. J’aime le voir comme le symptôme de l’étendue de ce qu’il nous reste à parcourir : nous revenons de tellement loin. C’est comme s’il nous fallait réapprendre des choses à la fois infiniment simples et infiniment compliquées (ou des choses infiniment simples, que nous compliquons infiniment)
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Je voudrais essayer de formuler trois de ces choses-apprentissages qui me semblent primordiales dans le livre de Juliette Rousseau.
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Rééquilibrer le terrain, à la faveur des premier·es concerné·es dans la lutte menée, pour s’assurer qu’ielles soient bien « autour de la table » dès le début, qu’ielles puissent parler pour elleux-mêmes, et qu’ielles soient les premier·es à avoir accès aux ressources matérielles (l’argent) et symboliques (la visibilité, la reconnaissance, la construction de relations)
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Une seconde chose pourrait être désignée comme la nécessité de soigner nos mémoires. Soigner nos mémoires, pour apprendre ce qui nous précède et nous oblige, lutter contre notre ignorance qui nous amène parfois à invisibiliser d’autres luttes que les nôtres comme à mobiliser des mots et des imaginaires excluants. Soigner nos mémoires pour guérir de ces héritages empoisonnés et réinventer depuis ici, entier·es et ensemble
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Enfin, une troisième chose, et c’est celle qui me semble la plus importante : il nous faut réapprendre à « écouter sincèrement » pour réemprunter une nouvelle fois les mots de Virginie Despentes26« Écouter sincèrement est peut-être ce que l’on doit apprendre, pas écouter pour nous conforter dans ce qui nous arrange, pas écouter pour se demander ce qui peut améliorer la visibilité de nos boutiques respectives, écouter sincèrement, en prenant le temps d’entendre. »
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Parce qu’il s’agit de cela au fond, redevenir-rester vivant·es, en acceptant de se jeter dans l’incertitude de ce que nous ne savons pas encore traverser, en prenant le risque de laisser derrière nous nos existences amoindries et anesthésiées, en nous reconnectant avec les parts de notre humanité dont nos privilèges nous coupent aussi, et en aimant surtout celleux avec qui nous luttons et apprenons, pour y « trouver [peut-être] une forme de joie largement supérieure à celle, individuelle et de superficie, que nous propose le système de domination
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