L’avenir du low-tech entravé par le dogme de la croissance

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Les low-tech, qui constituent une orientation technologique indispensable, peinent à sortir de la marginalité. En cause, leur difficile compatibilité avec les principes de croissance et de rentabilité ainsi que l’emprise qu’ont les hautes technologies sur nos manières d’imaginer le futur.


 


Seul à bord de son catamaran aux allures de laboratoire, l’aventurier et ingénieur Corentin de Chatelperron montre à la caméra l’une de ses créations : une lampe solaire en forme de cube transparent, fabriquée à partir d’une bouteille d’eau, de planches de bois et de quelques composants électroniques recyclés. Dans le reste de sa vidéo, postée sur la chaîne YouTube du Low-tech Lab, le sympathique trentenaire à la chevelure brune et bouclée montre patiemment comment fabriquer cet objet à la fois « utile, durable et accessible à tous ». En un mot, « low-tech ».


Formé par antonymie avec le « high-tech », ce terme désigne des innovations sobres, agiles et résilientes, devant contribuer à l’émergence d’une société plus économe en ressources et en énergie. Sur Internet, les tutoriels pullulent : on y apprend comment construire des cuiseurs solaires, des éoliennes domestiques et des « frigos du désert » (qui permettent de conserver les aliments sans recours à l’électricité) grâce à des matériaux simples et à une bonne dose d’ingéniosité. Malgré les nombreux livres, hors-séries et documentaires consacrés ces dernières années au low-tech, force est pourtant de constater que la démarche demeure marginale.

« Si l’on faisait un sondage dans la rue pour savoir si les gens voudraient vivre dans une ville low-tech, ou pire, prendre un avion low-tech, je ne suis pas sûr qu’il y aurait beaucoup de réponses positives », estime Philippe Bihouix, ingénieur et auteur de L’Âge des low-tech — vers une civilisation techniquement soutenable. La démarche est selon lui restée « relativement confidentielle », et n’attire pour le moment qu’un public d’ores et déjà sensibilisé aux questions écologiques. En dépit des nuisances environnementales qu’ils génèrent, les balances, montres et distributeurs de croquettes connectés restent plus populaires sur les étals et dans les placards que les inventions low-tech.

Comment expliquer que ces alternatives pourtant prometteuses sur le plan écologique peinent tant à s’inscrire durablement dans notre paysage technique ? Pour Philippe Bihouix, le premier frein au développement de la low-tech est économique : « Consommer des ressources ou émettre des gaz à effet de serre reste moins cher que de mobiliser du travail humain, ce qui bloque l’émergence de beaucoup de solutions de réparation et de formes artisanales de travail. »

Des techniques qui ne vont pas dans le sens de la croissance et la rentabilité

Les principes de durabilité et de réparabilité de la technologie sobre entrent également en contradiction avec la volonté de croissance des entreprises, entravant l’adoption de ces inventions par le grand public. En 2019, le service innovations de Décathlon a entamé une collaboration avec le Low-tech Lab pour concevoir un réchaud low-tech. L’expérience a tourné court. « Le produit final ne ressemble pas forcément à ce que nous avions en tête au départ, confie Kévin Loeslé, responsable du développement de la communauté au Low-tech Lab. Dans de grandes entreprises comme celle-là, certains ont des idées et veulent faire des choses, mais d’autres veillent au grain sur la question de la rentabilité. » « Le travail fait ensemble relève plus de l’écoconception que de la démarche low-tech telle qu’on la mesure aujourd’hui, confirme Clément Chabot, cofondateur du Low-tech Lab. Aujourd’hui, ce produit est fait à l’autre bout du monde pour une utilisation de camping. Est-ce que ça va sauver le monde ? Je ne pense pas. » Décathlon n’a quant à lui pas répondu aux multiples sollicitations de Reporterre sur le sujet.

Philippe Bihouix évoque également des freins réglementaires, notamment dans le secteur de la construction. Pour ce qui est de la rénovation thermique, les aides financières accordées par l’État sont par exemple conditionnées au respect de normes par les fabricants, dont ne peuvent bénéficier certaines alternatives low-tech. « À partir du moment où le système est autoconstructible, que ce soit un poêle à bois ou un panneau solaire thermique, il n’entre pas dans les normes car il ne peut pas être testé par un organisme agréé à la fin, pour le moment en tout cas », dit Quentin Mateus, coordinateur des enquêtes du Low-tech Lab. Il précise que les niveaux de sécurité et de performance de ces équipements énergétiques peuvent pourtant être « aussi bons, voire meilleurs » que ceux produits par des industriels. L’ingénieur regrette que « trop peu d’argent public » soit investi dans des dispositifs d’éducation et de vulgarisation qui permettraient au grand public de « s’autonomiser » en matière d’économie d’énergie. « Les résultats seraient pourtant probablement plus intéressants », pense-t-il.

Pour Sandrine Roudaut, autrice de L’utopie, mode d’emploi et corédactrice d’une note de La Fabrique écologique sur l’innovation low-tech, les raisons de l’indifférence d’une large partie de la population à l’égard de ces alternatives sont à chercher du côté de notre imaginaire collectif. « Tous nos scénarios du futur sont confisqués par la high-tech, déplore-t-elle. Quand on parle de low-tech, on a l’impression qu’il s’agit d’un retour en arrière. L’idée de progrès est forcément associée à plus de numérique, plus de technologie, au lieu de repenser le scénario d’usage et le rendre plus frugal. »

En tant qu’éditrice aux éditions La mer salée, Sandrine Roudaut constate de près à quel point la high-tech exerce une emprise sur nos imaginaires. « Les fictions décrivant un monde dominé par la surveillance et la high-tech représentent la majorité des manuscrits que je reçois, raconte-t-elle. Si l’on ne montre pas autre chose, on définit que le futur, de toute façon, sera comme ça. »

Imaginer une société low-tech désirable

L’enjeu, selon elle, est donc de permettre au grand public de visualiser à quoi pourrait ressembler une société low-tech. « Une des raisons pour lesquelles la low-tech n’émerge pas, c’est que l’on ne la voit pas dans les récits ni dans les films. Tout le monde associe la fin de notre monde high-tech à un monde survivaliste dans lequel on va se taper sur la figure. Il faut montrer un monde différent. » Dans son roman Les Déliés, Sandrine Roudaut a ainsi décidé de faire la part belle à ces innovations. Y sont par exemple évoqués des modes de communication low-tech et le recours de médecins à des animaux pour dépister des maladies, une méthode dont l’efficacité a été prouvée, par exemple dans le cadre de détections de cancers de la prostate par une équipe de chercheurs italiens. « Par la fiction, on peut se rendre compte qu’un tel monde est possible et, surtout, désirable », estime la romancière.

La note de la Fabrique écologique à laquelle a contribué Sandrine Roudaut évoque d’autres pistes pour favoriser l’essor de cette démarche : ouverture de lieux de réparation citoyenne dans chaque commune, taxation des produits démesurément high-tech, création d’une instance habilitée à interdire les produits trop polluants, etc. Les auteurs défendent également la transformation de notre modèle fiscal. « Si un aspirateur tombe en panne, il est aujourd’hui aussi cher de le réparer — si tant est que ce soit possible — que d’en racheter un neuf, car le coût de la main d’œuvre est plus élevé que celui des ressources. L’idée serait de prélever les cotisations sociales [1] non sur le travail humain dans les salaires, mais sur la dépense d’énergie et de ressources des entreprises, explique Philippe Bihouix, également coauteur de cette note. Cela renchérirait le prix des biens et des services à forte empreinte environnementale, et baisserait celui de ceux qui dépendent du travail humain. » Selon l’ingénieur, cette nouvelle fiscalité pourrait « casser » la course à la productivité, et freiner le remplacement du travail humain par des machines ou des logiciels énergivores.

Former les ingénieurs à ces enjeux est tout aussi important. « Si l’on parvenait à débloquer suffisamment d’argent pour développer la low-tech, il faudrait pouvoir embaucher des gens formés à ces questions, analyse Kévin Loeslé, du Low-tech Lab. Aujourd’hui, il n’y en a pas, ou peu. Il s’agit principalement de gens reconvertis, qui font un pas de côté par rapport à leurs activités précédentes. » Pour le moment, la démarche reste absente des programmes de la grande majorité des formations d’ingénieurs. « Les écoles ne voient pas la low-tech au niveau industriel, observe Baptiste Eisele, étudiant à l’École nationale supérieure des Mines d’Albi-Carmaux et membre du collectif Pour un réveil écologique. Il y a un fossé entre ce que nous devons faire pour répondre à l’urgence écologique et ce que l’on nous enseigne. »

Quelques signaux encourageants montrent toutefois qu’une mutation pourrait s’amorcer : une formation dédiée, la Low-tech Skol, a récemment été créée à Guingamp. À l’Institut catholique d’arts et métiers de Lille, des étudiants ont fondé un atelier low-tech. Quelques écoles d’ingénieurs, comme l’INSA Lyon et l’Université de Technologie de Troyes, commencent à intégrer la low-tech à leurs offres de cours, sans que cela ait nécessairement un impact sur la qualité de la formation des étudiants. « On peut apprendre comment fonctionnent l’optique et la thermique grâce aux low-techs », s’enthousiasme Kévin Loeslé. Pour que cet engouement encore timide se poursuive, encore faudrait-il que les entreprises s’intéressent elles aussi à la démarche, tempère Philippe Bihouix : « Le travail d’une école est d’assurer l’employabilité des élèves. L’enseignement doit évoluer en même temps que la structure industrielle et technique de la société. »

Un modèle sociétal à repenser localement

Les collectivités locales ont elles aussi un rôle crucial à jouer, selon Clément Chabot : « Le territoire est le premier bénéficiaire de la low-tech, qui amène de la résilience ». Soutien aux associations et aux entreprises locales engagées dans la démarche, adoption d’innovations en technologie sobre au sein des bâtiments publics afin de permettre au grand public de les expérimenter, création d’espaces de pédagogie dans les mairies… Les possibilités sont nombreuses, et là encore, les choses semblent bouger doucement.

Quentin Mateus constate ainsi qu’un nombre croissant de collectivités locales s’intéressent à la low-tech. La région Bretagne, par exemple, forme ses agents à la démarche, et soutient financièrement des expérimentations à l’échelle du territoire. L’agglomération de Lorient a créé une subvention à destination des particuliers souhaitant se former à l’autoconstruction de capteurs solaires thermiques, tandis que des discussions sont en cours dans la ville de Bordeaux quant à l’installation, au cours des deux prochaines années, de toilettes sèches au sein de l’Hôtel de ville et dans d’autres bâtiments publics. En Île-de-France, l’Agence de la transition écologique (Ademe) a débloqué une enveloppe de 1 million d’euros en 2020-2021 pour financer des projets d’innovation sobre. La ville de Boulogne-Billancourt, enfin, soutient le Low-tech Lab local, qu’elle installera dans sa future Maison de la Planète. Ces projets restent pour le moment minoritaires. Pas de quoi décourager les chantres de la low-tech pour autant. « Les choses prennent du temps, il est important de l’accepter, insiste, optimiste, Clément Chabot. Tout notre modèle sociétal est à repenser. Cela ne se fait pas en claquant des doigts. »


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