Changer d’échelle : penser et vivre depuis les maisonnées

Lors des rencontres Reprises de terres, qui ont eu lieu sur la Zad de Notre-Dame-des-Landes en août 2021, la sociologue Geneviève Pruvost a proposé une intervention nourrissant les discussions et les réflexions entamées lors de cette semaine de rencontres. Ce texte, qui fait écho à la parution de son ouvrage récent (Quotidien politique. Féminisme, écologie et subsistance, Paris, La Découverte, 2021) est la trace écrite et légèrement remaniée de son intervention estivale.

Source : https://www.terrestres.org/2022/01/05/changer-dechelle-penser-et-vivre-depuis-les-maisonnees/


 

Changer d’échelle : penser et vivre depuis les maisonnées
Geneviève Pruvost - 5 janvier 2022 

Et s’il fallait partir de l’espace domestique, du quotidien et de la maisonnée pour (re)penser toutes les dimensions de la catastrophe écologique ?
Plusieurs mouvements féministes des années 1960 ont insisté sur la nécessité de considérer le privé et le personnel comme politique. Geneviève Pruvost renouvelle ce champ d’interrogations en articulant perspectives féministes, subsistance et reprises de terres.

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Le mouvement féministe l’a martelé sur tous les tons possibles : il faut porter le féminisme dans les mouvements sociaux, dans les lois, mais aussi au cœur des maisonnées. C’est de ce dernier levier, plus invisible, plus silencieux dont il sera question ici.

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des « maisonnées », autrement dit des lieux de cohabitaion dans lesquels peuvent voisiner différentes générations, différentes manières d’habiter son corps genré, sa sexualité, et une multitude d’objets et d’être vivants qui se retrouvent sous un même toit. 

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La maisonnée, c’est aussi une unité de travail. La subsistance ne coule pas de source. La terre ne devient terre nourricière, terre à bâtir, terre à fibres pour se vêtir, terre de soin qu’au prix d’opérations collectives de transformation, de conservation et de circulation des matières. Ce qui fait qu’un champ, une friche, un bois ne sont comestibles, habitables, tissables que si des groupes (pas nécessairement et uniquement humains) travaillent ces matières. 

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s’est ainsi inventé un autre espace domestique, privatisé à tous points de vue : l’espace domestique est envahi d’objets industriels achetés et la norme d’intimité implique de fermer sa porte. L’entre-fabrication est réduite à la portion congrue. La destruction du tissu paysan, ce n’est donc pas seulement la fin de la petite paysannerie avec l’agrandissement des fermes, l’extension de l’urbanisation et la bétonisation des terres arables, c’est aussi la disparition des ateliers vivriers : les cuisines

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Et plus encore, une réévaluation de la causerie, les mains occupées. Le travail en cuisine-atelier, c’est le moment où on discute de choses fondamentales pour la maisonnée. C’est là aussi le moment où on refait le monde.

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Dédier un espace à la réunion politique, un autre au travail rémunéré, encore un autre à la sphère domestique, avec des champs en monoculture constitue l’aboutissement du processus de domestication de nos modes de vie. Le fonctionnement en maisonnée s’oppose à cette segmentation, en ne séparant pas le débat-conflit-souci de la redistribution du temps et des subsides au sein de ses membres du débat sur le monde comme il va – ou ne va pas.  

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La transformation des sociétés de subsistance en société de consommation est un processus de longue durée dont les conséquences sur le plan environnemental et féministe ont été minorées

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L’accès à une terre, un poulailler, un bois, un atelier, une cuisine, une pièce à vivre et tout un monde de maisonnées interdépendantes n’est plus une ressource convoitée. Ce sont des aspirations qui semblent archaïques.  

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Exit l’artisanat et la fabrique collective à domicile. Le travail de subsistance ne fait plus partie de la quotidienneté du nord global. L’arpentage des campagnes et des villes, en tenant un enfant par la main, se trouve cantonné à des parcs publics et des zones commerciales piétonnes. Aucun trajet pédestre ne permet de se figurer la fabrique matérielle de la reproduction de la vie. Les usines ne sont pas des échoppes ouvertes sur la rue. La probabilité de croiser des troupeaux de moutons, des vaches, des chèvres, des poules en liberté sur le chemin de l’école et au retour du travail, est très faible. En ville, les parcelles de terre arables ou de terres à bâtir sont chères, petites, envahies de lumière artificielle, de bruits de moteurs de voiture, d’avion et tapissées de gazon infertile. Un tel rétrécissement de la taille des terres disponibles engendre une atrophie sensorielle qui rend peu désirable la bricole au-dehors, et ce d’autant plus qu’il devient peu à peu interdit d’investir les cours d’immeuble, les trottoirs, les champs et forêts dont les droits d’usage se sont restreints. La majorité des enfants et des adultes du nord global a désormais « intériorisé » d’autres déambulations créatives, souris en main, en se double-vitrant devant écran.

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Il peut être alors inspirant de regarder du côté des sociétés paysannes, des peuples autochtones, des collectifs d’activistes les plus égalitaires et des régions où se concentrent de néo-paysan.e.s-artisan.e.s, afin de réévaluer le potentiel de redistribution que permet la polyactivité relocalisée. 

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La participation collective et quotidienne au métier de vivre consiste à ne pas déléguer le soin de nous nourrir, de nous vêtir, de nous loger, de nous chauffer à des classes laborieuses, que ce soit sous nos latitudes ou dans des usines délocalisées, ni de réserver aux paysan.es du sud, la peine de nourrir, vêtir, loger, chauffer des ouvrier.e.s en bout de chaîne de production7. Cela implique donc que nous participions concrètement à la fabrique de nos besoins de base, en rétablissant un lien direct qui ne serait pas médié par une extrême division du travail afin de renouer avec la trivialité de notre condition terrestre. 

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Comme l’ont montré amplement les féministes, le système capitaliste s’effondrerait à rémunérer tout le monde à l’heure de travail accomplie, quelle que soit le contenu de la tâche réalisée. Les féministes et écoféministes comme Silvia Federici, Mariarosa Dalla Costa, Françoise d’Eaubonne, Martine Segalen, Maria Mies, Veronika Bennhold-Thomsen, Claudia von Werlhof, Vandana Shiva, Bina Argawal ajoutent cependant une préoccupation supplémentaire en accordant la primeur aux activités humaines qui incluent dans leur modus operandi le renouvellement et l’autonomie des matières vivantes. Cette exigence implique de brasser un grand nombre de connaissances sur les cycles de vie et d’en redistribuer la charge mentale et matérielle.

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La sweat equity (l’égalité dans la sueur du labeur), selon la formule de Maria Mies8, implique que chacune et chacun prenne en charge une partie de sa subsistance, en créant des maisonnées où le travail peut être réparti sur un collectif. Il faut dès lors reconstituer de vastes ceintures maraîchères, forestières autour des habitats, avec la possibilité de faire des ateliers au plus proche des ressources, ce qui implique une réorganisation complète des transports vers ces lieux de fabrique collective. Il ne faut pas non plus négliger l’accès à des microparcelles qui permettent, dans une perspective féministe, d’avoir une « chambre » et un « champ à soi »

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Se réapproprier l’espace-temps de notre subsistance élémentaire implique de repenser les conditions d’accès au foncier, de revoir de fond en comble le système de hiérarchie entre travail manuel et intellectuel, maisonnées et agora. 

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Mais comment, où, avec qui et selon quelles conditions de travail ? C’est ce qu’apprend une réflexion féministe en termes de maisonnée égalitaires : dans ce type d’organisation du travail, le côtoiement ordinaire peut permettre un ajustement permanent entre ce qu’il y a à faire et les forces mobilisables, en veillant à ce que nul ne s’épuise ou ne concentre les compétences et les pouvoirs. 

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En podcasts pour les plus disposées à l'écoute

16min
#52-Quotidien politique : un enjeu révolutionnaire !- Geneviève Pruvost

1h30
https://lundi.am/La-puissance-du-quotidien-feminisme-subsistance-et-alternatives 

1h13
http://www.loldf.org/spip.php?article966


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