Le récit de l’effondrement au crible de la sociologie

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Le récit de l’effondrement au crible de la sociologie

Déc 26, 2019 | 02. Transition - Laura Silva-Castañeda

Le récit de l’effondrement entretiendrait-il des rapports difficiles avec la sociologie ? C’est ce que semble indiquer deux articles critiques dont les titres débutent par une formule commune on ne peut plus claire : « Contre l’effondrement »[2]. Quels sont les apports clés de la critique sociologique engagée dans ces deux articles ? Sans prétendre résumer leurs arguments, cette note revient sur un ensemble de points qui semblent cruciaux. Ces derniers sont d’ordre épistémologique: à quel type de connaissance se réfère-t-on dans le récit de l’effondrement ? Quel type de regard nous donne-t-il sur le monde ? Loin d’être anodins, ces questionnements renvoient à un enjeu profondément politique: quel monde rendons-nous visible ? Quelle place donnons-nous à la pluralité des mondes ? Sont ensuite abordées plusieurs tensions traversant, plus ou moins explicitement, les débats entourant la notion d’effondrement. Nous en évoquerons trois, en nous appuyant à la fois sur les apports et les limites des articles précités ainsi que sur d’autres sources permettant d’enrichir la réflexion.

Le caractère flou et englobant[3] de la notion d’effondrement n’est pas sans créer nombre de malentendus et de caricatures. Pour autant, il ne semble pas adéquat d’invalider purement et simplement ce récit. L’un de ses mérites est d’avoir pu dire clairement – de manière accessible et appropriable – les limites de la croissance. En rompant avec les euphémismes d’un « développement durable » qui rassure ou de « crises » qui se gèrent, la notion d’effondrement force à penser la finitude : les limites planétaires, les seuils à ne pas franchir, le peu de temps qu’il nous reste pour changer de trajectoire[4]. Le succès de ce récit a contribué à provoquer des débats plus que nécessaires pour notre époque et sans doute – hypothèse à vérifier – à étendre l’engagement écologiste au-delà de ses frontières habituelles.

L’intention de cette note n’est donc pas de condamner, posture pourtant devenue banale dans les débats entourant la collapsologie. Elle vise à mettre en lumière les apports de la critique sociologique tout en s’attelant à réintroduire davantage de nuances et à élargir la perspective quant aux effets possibles de ce récit.

Quelques apports clés de la critique sociologique:

La critique sociologique nous invite à dépasser l’idée selon laquelle les écrits des collapsologues se résumeraient à un ensemble de constats objectifs sur le monde. Elle pointe le fait que, derrière ces constats, se révèle une certaine manière de regarder le monde, de l’analyser, de le rendre compréhensible. Ce regard particulier se caractérise par une abondance de données, souvent quantitatives, de graphes, de modèles, de projections, décrivant principalement le monde au prisme de la notion de système et donnant cette impression qu’il est possible de le saisir, de l’appréhender en toute objectivité.

A cet égard, Elisabeth Lagasse soulève le risque d’une posture positiviste, depuis longtemps remise en question dans les sciences sociales. La société n’est plus conçue comme une réalité objectivable : un objet observable depuis l’extérieur, étudiable de façon neutre, sans jugement de valeur. Il n’y a pas un mais plusieurs regards sur le monde social, toujours teintés de positionnements particuliers. Or les écrits des collapsologues ont les allures d’une posture positiviste, les questions bio-géo-physiques et sociales y étant abordées en utilisant des lunettes semblables, davantage imprégnée d’une épistémologie issue des sciences naturelles. Le risque qui en découle est celui d’une naturalisation des rapports sociaux. La naturalisation est généralement entendue comme le processus d’ « effacement » ou d « invisibilisation » des multiples éléments qui façonnent nos sociétés : des stratégies d’acteurs, des valeurs, des rapports de force, des injustices, des choix politiques, etc. Rendre « naturel » serait en ce sens conduire à une négation du social et du politique, avec comme effet de donner l’illusion d’un donné objectif, évident, qui va de soit et qui, en ce sens, soustrait les énoncés concernés à la dynamique du débat[5].

François Thoreau et Bénédikte Zitouni poussent l’analyse plus loin en caractérisant le regard particulier des collapsologues comme un regard de type « post-cybernétique ». La cybernétique développe des méthodes d’analyse des systèmes complexes, avec en son centre l’idée de pilotage de ces systèmes. Elle tient d’ailleurs son nom du terme grec kubernêtikê renvoyant à l’art de gouverner ou de piloter. Ainsi, on peut considérer que le type de monitoring et de modélisation du GIEC et du Club de Rome s’inscrivent dans cet héritage. Depuis cette perspective, l’écologie est avant tout perçue comme « l’art de pilotage des systèmes complexes subsumés en un grand Système-Terre »[6].  L’une des caractéristiques de cette perspective analytique est d’être très englobante. Elle a cette capacité d’agréger tout élément en l’incluant dans le système, ainsi les éléments sociaux, démographiques, psychologiques, etc. sont-ils réduits à des « dimensions » d’un « tout ».

Les auteur.e.s pointent les limites d’une perspective post-cybernétique (comme celle d’offrir un récit sans peuple) mais ne rejettent pas de manière catégorique ce regard. Il a aussi sa force, sa puissance. C’est un regard sur le monde. Comme ils l’écrivent : « la lumière que vous jetez sur le monde est nécessaire, la situation que vous décrivez est catastrophique mais ce n’est pas tout ». Ainsi, la critique ne porte pas tant sur la partialité du regard que sur la possible prétention hégémonique intrinsèquement liée au caractère unifié et total de la notion d’effondrement. La « totalité » mise en avant par collapsologues, aussi important soit-elle, constitue un point de vue parmi d’autres. L’important serait donc de reconnaître la « partialité de leur perspective, de leur monde », de reconnaître la diversité des mondes[7].

Il découle de ces critiques que la perspective des collapsologues est socialement située. Outre le fait que leur regard analytique n’est pas neutre – il s’inscrit dans une certaine tradition théorique[8]-, le caractère ethnocentré, voire auto-centré, du récit de l’effondrement est pointé du doigt. En effet, de quel « nous » parle-t-on dans ce récit ? Ce récit ne parle-t-il qu’aux classes moyennes blanches occidentales ? La réponse à cette question ne va pas de soi mais elle invite toutefois à plus de prudence et de complexité dans les imaginaires tissés autour de l’effondrement.

Pour aller plus loin dans le débat :

  • L’ordinaire de la catastrophe ?

Afin de relativiser le discours de l’effondrement et de sortir de l’ornière de l’ethnocentrisme, ces sociologues mettent l’accent sur l’ordinaire de la catastrophe. Ainsi en s’inscrivant dans le temps long et dans une perspective non-européocentrée, on ne peut que se rendre compte du nombre et de l’importance des catastrophes passées et présentes (incidents ou attaques nucléaires, nazisme, conquête de l’Amérique, etc.) mais aussi de la détresse quotidienne des personnes qui, ici ou ailleurs, ont déjà quasi tout perdu. Sans nier l’ampleur exceptionnelle de la situation actuelle, ils tiennent à souligner le caractère continu des catastrophes, par contraste avec l’imaginaire d’un effondrement brutal.  Ainsi, selon Thoreau et Zitouni « l’ordinaire des désastres passés, présents et à venir, passe à la trappe »  dans le récit de l’effondrement. Si le nouvel imaginaire entourant la notion d’effondrement dans nos cercles occidentaux tend parfois à rendre invisible ces réalités passées et présentes, il peut en effet être utile de rappeler cet ordinaire de la catastrophe (parfois invisible en raison de la position socialement privilégiée de ceux qui la reçoivent).

Néanmoins, la question reste ouverte : comment qualifier la situation exceptionnelle dans laquelle nous nous trouvons actuellement ? Comment penser l’extraordinaire ? Quelle qualification alternative proposer pour rendre compte du caractère sans précédent de la menace actuelle ? Car si les sociologues aiment à rappeler que les impacts ne sont, et ne seront pas les mêmes pour tous les humains en raison d’une injustice environnementale criante, les changements climatiques et l’effondrement de la biodiversité vont avoir un impact généralisé sur notre espèce. Les humains dépendent des écosystèmes pour leur survie.  Il semblerait parfois que nos sociétés modernes occidentales peinent à sortir d’une longue période d’oubli quant à cette interdépendance radicale.

Pour penser à la fois l’ordinaire et l’extraordinaire de la catastrophe, il semble enfin important de dissiper une confusion liée au caractère flou et englobant de la notion d’effondrement. Cette dernière couvre à la fois l’effondrement de la civilisation thermo-industrielle et les effondrements écologiques, or ces deux faces[9] du récit n’ont pas le même caractère d’irréversibilité.

  • Le risque du fatalisme ?

Plus fondamentalement, si ces auteurs insistent sur l’ordinaire plutôt que sur l’extraordinaire, ou en d’autres termes sur les continuités plutôt que sur la rupture, il semblerait que ce soit par peur des effets du récit de l’effondrement. En prédisant un effondrement systémique, ce récit risquerait d’enlever toute prise aux acteurs et actrices pour agir sur le monde qui les entoure. Un léger goût de déterminisme tendrait à générer du fatalisme.

Ainsi, on peut lire que « penser la rupture plutôt que les continuités est, aujourd’hui, le plus mauvais service que l’on puisse rendre au gens »[10]. Nous touchons ici à une question délicate : comment savoir ce qui serait un bon ou un mauvais service à rendre aux gens ? Selon Thoreau et Zitouni, « la catastrophe n’a de sens que si elle est conjurable, saisie dans un récit où l’on puisse lui trouver des prises, qui ne soit pas clos sur lui-même et dépourvu d’aspérités (…) la conséquence pratique c’est un sentiment d’accablement tenace qui conduit tout droit, à l’avenant, au cynisme, au nihilisme et à l’aquabonisme ».

Les effets du récit de l’effondrement mériteraient d’être davantage explorés d’un point de vue sociologique, la question centrale étant celle de la mobilisation[11]. Ce récit est-il démobilisateur, ou au contraire source de mobilisation collective ? A cet égard, Luc Semal nous invite à nuancer l’effet du catastrophisme dont la notion d’effondrement est l’une des expressions. Dans son ouvrage « Face à l’effondrement, militer à l’ombre des catastrophes»[12], cet auteur envisage le catastrophisme non pas comme une source de paralyse mais comme un récit ouvrant à la délibération et à l’action. Analysant les mouvements des « Villes en transitions » et de la décroissance, il montre comment ces militants mêlent pensée de la catastrophe, luttes et expérimentations locales. On pourrait également faire l’hypothèse de liens féconds entre le récit de l’effondrement et des mouvements de désobéissance civile tels qu’Extinction Rebellion[13]. Ainsi, il convient certainement de nuancer l’effet de la peur engendrée par la notion d’effondrement, cette peur ne menant pas automatiquement à la sidération et à la paralysie[14].

La question est également celle du caractère conjurable ou non de la catastrophe. Par crainte de démobiliser et de dépolitiser,  faudrait-il s’empêcher de nommer l’irréversible, ce sur quoi nous n’avons déjà plus prise ? Un grand défi actuel est certainement de parler à la fois d’irréversibilités et de réversibilités. Nommer l’irréversible, les « trop tard », ne peut-il pas déclencher, ou renforcer un engagement militant ? Les espaces de lutte restent ouverts, si toutefois on ne cultive pas les ambiguïtés concernant les zones d’irréversibilités.

En somme, autant le discours du catastrophisme éclairé que celui du fatalisme inéluctable semblent réducteurs. Il y a là certainement tout un champ de réflexions et d’analyses empiriques à mener. Les effets du récit de l’effondrement sont nécessairement pluriels. En quoi sont-ils différents en fonction des acteurs et actrices qui les reçoivent ? Entre, par exemple, un individu isolé ou une personne déjà engagée dans l’action collective ? Quelles sont les différentes formes de mobilisation suscitées ? Devrait-on nécessairement les voir comme des formes de repli sur soi, individualistes ou communautaristes, comme le dénoncent certaines voix critiques ? Quels nouveaux engagements ou, au contraire, renoncements ? Quels sont les liens entre le récit de l’effondrement et divers mouvements sociaux?

  • Prise de conscience, déni, deuil et rituels ?

Les débats entourant le récit de l’effondrement charrient souvent d’autres critiques : la remise en question radicale de la notion de « prise de conscience » écologique et la dénonciation des enjeux psychologiques qui y sont attachés. Si l’on peut comprendre le rejet d’une vision simpliste et univoque qui verrait le manque de conscience écologique comme la source de tous nos maux, n’est-il pas non plus simpliste de rejeter purement et simplement cette notion ? Certes, il y a des théories simplistes sur la question. Il y a aussi du paternalisme, du mépris et de la supériorité mal–placée dans certains discours ambiants appelant à « éduquer » et à  « conscientiser » des populations mal informées en imaginant que le changement social découlerait automatiquement de prises de conscience individuelles. Ne nous empêchons toutefois pas de nous nourrir d’enseignements riches issus du croisement entre psychologie et critique sociale.

Ainsi, l’écopsychologie dans sa version radicale vient justement critiquer la psychologie mainstream en réarticulant vie psychique et systèmes d’oppressions et de domination, mal-être des personnes et dégradation de la planète étant intimement liés au capitalisme et à la technologie[15]. Selon Fisher, « l’objectif de l’écopsychologie est d’œuvrer à la récupération de notre capacité à percevoir cette violence et à lui répondre »[16]. Et cet auteur d’ajouter, « De ce point de vue, il peut être aussi aidant d’identifier les tendances au déni –déni de la vie – de notre société (telles que nous les expérimentons) et de laisser remonter une soif authentique pour un monde davantage centré sur la vie ». Dans le même sens, les travaux de Joanna Macy, auteure et activiste à l’origine de l’approche du « travail qui relie », offre un regard éclairant sur l’échec des campagnes de sensibilisation environnementale se focalisant sur la transmission d’informations[17]. Selon cette perspective, le déni est à l’œuvre au niveau sociétal. Il ne s’agit donc pas, depuis une perspective éco-psychologique, de porter un jugement moral et d’accuser individuellement les personnes de « déni ».

De part et d’autre du spectre pro et contre récit de l’effondrement, il y a malheureusement de nombreuses simplifications et incompréhensions dans les débats entourant les questions des émotions, du déni, du deuil, du soin, des rituels. Si les critiques visant les risques de psychologisation[18] et de dépolitisation viennent aiguiser les esprits et enrichir le débat, il importe de ne pas les passer aux cribles de la simplification et de la caricature. Rendues caricaturales, ces critiques pourraient entraver la création de liens fertiles avec ces notions et perspectives aux vocables encore suspects du point de vue du militantisme. A cet égard, nous gagnerions à nous laisser davantage gagnés et imprégnés par l’héritage des mobilisations écoféministes des années 80 : la place des émotions et des vécus personnels qui, en envahissant l’espace public, deviennent de puissantes sources de subversion ; le rôle des récits, des performances et des rituels pour faire collectivement émerger le pouvoir d’agir et de faire la différence[19]. Ce sont là autant de formes du politique qui n’opposent pas l’agir et le sacré[20], l’émotion et la raison, le corps et l’intellect.

Conclusion

Sans s’associer à une condamnation sans appel du récit de l’effondrement, le propos dans cette note était de prolonger les pistes de réflexions ouvertes par des critiques de nature sociologique en invitant à davantage de nuance et de complexité.

Tout d’abord, comment ne pas réduire notre pensée en la confinant à l’un des deux pôles d’une opposition ? Serait-il possible de penser à la fois l’ordinaire et l’extraordinaire de la catastrophe ? Comment parler à la fois de l’irréversible et du réversible ? Comment laisser entrevoir les nouvelles prises qu’offre un récit, tout comme les possibles endroits où il nous désarme ? Comment ne pas opposer a priori psychologie et critique sociale ? Comment sortir des dualités raison/émotions ; ressentir/agir ;  politique/sacré? S’il ne s’agit certainement pas de tout mélanger ou de tout mettre en équivalence, il importe d’affronter collectivement les défis présents et à venir en restant vigilants face aux simplifications et à leurs impacts.

Deuxièmement, là où les effets du récit de l’effondrement ne sont pas encore suffisamment explorés empiriquement, il importe de laisser une place au doute. Les effets et articulations possibles seront certainement pluriels et différenciés, en fonction des milieux sociaux, du type de militance, des visions politiques, etc. Comme le notent Allard et al., les débats entourant le récit de l’effondrement ont besoin d’un « atterrissage sociologique » : passer par l’enquête et rendre compte des expériences individuelles et collectives avec en ligne de mire la question de « savoir ce que fait l’effondrement, et ce qu’en font celles et ceux à qui cette idée fait quelque chose »[21].

Enfin, dès lors que l’on se soucie des aspérités du terrain, il peut se révéler utile de penser en termes de tensions qui traversent les mouvements. Et si les critiques pointées par ces sociologues correspondaient en réalité à des débats et tensions déjà présentes dans les mouvements qui s’emparent du récit de l’effondrement? Dans ces derniers, il existe divers processus à l’œuvre, certains allant dans le sens d’une dépolitisation, et d’autres dans le sens d’une politisation. L’enjeu est de pouvoir les mettre en lumière et en débattre afin de clarifier les désirs et positionnements. A cet égard, le regard attentif des sociologues peut certainement être utile.

En énonçant ces nuances et mises en garde, il ne s’agit donc pas d’empêcher le travail critique visant à décortiquer les implications d’un récit, d’un discours particulier. Toutefois décrire les effets d’un récit et ses articulations concrètes sur le terrain ne relève pas d’une même démarche. Pour se faire, il importe de se frotter aux tensions et paradoxes que nous réserve l’investigation empirique.

 

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