Source : https://www.youtube.com/watch?v=b4_iaqGhdD4
« Cet ouvrage montre que le principal ressort de la mise au travail des domestiques est ce que j’appelle l’exploitation dorée. Le terme désigne la logique de surenchère qui consiste à acheter, au prix fort, l’investissement au travail illimité des domestiques » écrit la jeune sociologue Alizée Delpierre dans la préface de son ouvrage paru à la Découverte « Servir les riches » avant d’expliquer : « Les mécanismes d’exploitation que les riches mettent en œuvre reposent sur une contradiction : alors qu’elles offrent des possibilités d’ascension sociale, parfois fulgurantes, aux domestiques, les grandes fortunes maintiennent coûte que coûte l’ordre social, ainsi que les hiérarchies de genre et de race qui structurent plus largement la société. Ce que les riches font au cœur de leur domicile est le reflet d’un système libéral et capitaliste contemporain qui assoit les inégalités sociales, raciales et sexuées sous couvert d’une réussite et d’une liberté individuelles illusoires. S’ils sont prêts à investir autant sur les plans financier, matériel et émotionnel dans la domesticité, c’est qu’elle est l’un des fondements de la reproduction d’un système où les riches sont presque toujours assurés de figurer parmi les grands « gagnants ».
Le cadre est posé. Dans la lignée des travaux de Pierre Bourdieu, Alizée Delpierre a vécu pendant cinq année dans le monde très fermé des domestiques et de leurs patrons, des aristocrates plus ou moins fortunés et des nouveaux riches cherchant à les imiter.
« La première famille que j’ai servie est celle de Catherine, la fille de Geneviève, qui m’a appelée deux jours après l’entretien sur lequel s’est ouvert ce livre pour me confirmer mon embauche. J’ai travaillé pour elle à Paris pendant un an, avec cinq domestiques, quelques heures tous les soirs, après les sorties d’école des enfants. J’ai également suivi mes employeurs dans leur villa en Chine pour deux mois d’été où je travaillais à temps plein, avec six autres domestiques qui y résident, un peu comme une jeune fille au pair. Plus tard, j’ai travaillé pour une autre famille, celle de Margaret, Philippe et leurs quatre enfants, durant quatre mois, plusieurs heures par jour et pendant quelques week‐ends, avec deux domestiques. J’étais chargée des devoirs des enfants, d’une partie de leurs lessives, de les accompagner dans leurs sorties, et du dîner familial. » Ainsi domestique et sociologue, la jeune femme livre un témoignage inédit et décapant sur cet asservissement moderne qu’est la domesticité. Salaires à la louche, paiement au black, présence sur place H24, en contrepartie du service, les grandes fortunes entretiennent leurs domestiques par le prêt d’un logement et la prise en charge de divers frais. Les avantages en argent et en nature peuvent être considérables : 8 000 euros mensuels pour certains privilégiés, primes pour d’autres, sacs Chanel et chaussures Louboutin, montres de luxe, consultations médicales chez les plus grands spécialistes, frais de scolarité dans une école privée pour les enfants... Mais l’envers de la médaille peut être aussi traumatisant : excentricité du maitre ou de la maitresse allant jusqu’à faire porter une couche culotte à son personnel, charge mentale très lourde, menace permanente de licenciement, racisme avéré... Avec cet entretien long et passionnant, nous pénétrons un monde aux portes généralement fermées à double tour. Nous découvrons surtout d’une manière très concrète cette « violence des riches » révélée par Monique et Michel Pinçon Charlot.
« Servir les riches », au-delà de la sociologie, est un livre politiques sur l’extrême richesse qui décrit aussi une souffrance, celle des pauvres. Celle de d’être dépossédé de son existence même pour que son maitre et patron puisse rentrer du bureau, de la salle de sport, du spa ou d’une cérémonie et se lover dans un sofa, plonger dans son bain chaud ou s’enrouler dans sa couette en jouissant de la quiétude d’une maison toujours propre, rangée, parfumée, d’un frigo plein et d’enfants profondément endormis.
Ce zoom arrière et le regard distancié mais chaleureux d’Alizée Delpierre sont plus efficaces pour nous mettre en colère et nous dégouter de l’hyper libéralisme que n’importe quel discours de Jean Luc Mélenchon.
Journaliste : Denis Robert
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