Pourquoi nous faisons semblant de vivre en démocratie

Source : https://mrmondialisation.org/pourquoi-nous-faisons-semblant-de-vivre-en-democratie/

Écrivain et professeur de philosophie, Léonor Franc nous a confié un véritable condensé de réflexions sur les rouages profonds de notre condition politique ambiguë. En effet : la fuite de la démocratie que nous sentons s’accélérer en ce moment est-elle réelle ? Et si oui, pourquoi la vie semble-t-elle continuer comme si nous y étions toujours ?

Entre fierté et désillusion, acquis historiques et vérités du présent, stratégies politiciennes et révoltes populaires : où en sommes-nous vraiment – au-delà des évidences et des raccourcis – de notre démocratie ? Premier volet d’un dossier philosophique en deux parties, proposé par Léonor Franc.

 

1/2

Le recul ou l’illusion de la démocratie ?

Vienne, Autriche @Jacek Dylag/Unsplash

La Pologne, la Hongrie, l’Autriche, la Suède et désormais l’Italie : la montée en puissance de tendances politiques autoritaires semble ronger les démocraties européennes. C’est du moins la première analyse qui vient à l’esprit. Parmi les projets de la Hongrie ? La mise en place d’un État « fort », ultra-sécuritaire voire policier, un État où, dès lors, les citoyens sont davantage surveillés par le pouvoir que participant à celui-ci : voilà bien une mesure anti-démocratique. Le plan polonais ? L’installation d’un pouvoir exécutif qui rencontrerait des contre-pouvoirs limités, jusqu’à menacer même le principe d’État de droit. Et que dire de notre gouvernement ? Sa volonté acharnée de mener des politiques économiques néolibérales au service d’un renforcement des inégalités, voilà encore une atteinte criante au projet démocratique. 

pour que la démocratie, française par exemple, soit dite « menacée », encore faudrait-il qu’elle existe.

Mais l’analyse est encore plus sombre dès que nous ne détournons plus le regard d’une remarque essentielle : pour que la démocratie, française par exemple, soit dite « menacée », encore faudrait-il qu’elle existe. Pour que nous parlions d’un recul de la démocratie, encore faudrait-il qu’elle fût un temps opérante. Or ce n’est pas le cas. Évitons de nous leurrer sur l’identification de la cause et de l’effet : à proprement parler, ce ne sont pas seulement les régimes autoritaires qui viennent fragiliser la démocratie, mais aussi, et peut-être surtout, l’absence de démocratie qui rend possible l’avènement de régimes à tendance autoritaire. Ainsi, au sujet de la Pologne par exemple, il faut dire que la démocratie n’a pas existé et que plus d’efforts seront désormais produits pour qu’elle ne naisse pas. Mais l’enquête qui suit englobe tous les pays actuels dits démocratiques, quand bien même les différences de degré ne sont pas négligeables et que le système politique suisse, par exemple, est moins éloigné de la démocratie que celui de la France. Afin de comprendre pourquoi nous faisons semblant de vivre en démocratie, il faut notamment revenir sur le fonctionnement véritable d’une démocratie et sur les objections, parfois grossières, parfois très subtiles, faites à ce régime. Je m’apprêtais donc à écrire : « Ce que je propose ici est un guide de défense de la démocratie. » Et cet effort ne serait pas anodin tant la démocratie est fragilement justifiée par nos contemporains. Mais en fait je souhaiterais que cet article soit aussi une arme de conquête pour faire naître ce qui n’est jamais advenu. 

La non-démocratie française : responsabilité du système politique, responsabilité du peuple 

Emmanuel Macron 2018 @Jacques Paquier/Flickr

Pour trouver des preuves que le système politique français actuel n’est pas démocratique, on a l’embarras du choix. Il y a des traits spécifiques de notre système qui sont répertoriables : la non-reconnaissance du vote blanc ; l’absence de scrutin proportionnel plurinominal aux élections législatives ; la possibilité pour l’exécutif, par l’article 49-3 de la Constitution, d’imposer une loi sans vote des députés ;  l’impossibilité pour les citoyens de demander directement un référendum. Ainsi, rien n’est plus simple que de trouver des lois instaurées en France alors qu’elles allaient à l’encontre de l’avis de la majorité des citoyens. Il suffit de porter le regard sur deux des plus récentes décisions politiques. En janvier 2023, le gouvernement a refusé d’interdire la chasse le dimanche. Près de 8 Français sur 10 y étaient pourtant favorables (Ifop). Dans les mois qui suivent, le gouvernement, par le 49-3, impose une nouvelle réforme des retraites. 68% des Français y sont pourtant hostiles (Ifop). Ces faits sont d’autant plus frappants que les opinions correspondantes sont, chez les Français, stables dans le temps, donc visiblement réfléchies : elles ne relèvent pas de souhaits impulsifs et sont transpartisanes. À l’issue de ce constat, je laisse le soin à d’autres de trouver le mot juste pour qualifier notre régime politique actuel, subtil mélange, entre autres, d’oligarchie, de ploutocratie, de bureaucratie et de technocratie, le tout emballé dans un ensemble de gestes démocratiques indirects et formels qui revêtent, comme je l’évoquerai plus loin, un caractère de spectacle. 

Toutefois, la balle de la responsabilité peut toujours être renvoyée dans l’autre camp. Nombreuses sont les publications qui critiquent les gouvernements successifs pour leur absence de volonté réelle de démocratie. Rares sont celles qui rappellent qu’un peuple a les dirigeants qu’il mérite. Si la démocratie n’advient pas en France, c’est aussi parce qu’une majorité de Français ne la choisissent pas, ou ignorent qu’elle n’est pas en place. Ils peuvent aussi y être favorables mais de manière velléitaire voire résignée, ou pire, être purement et simplement indifférents à sa possibilité. Les observations qui vont dans ce sens sont sans appel. Selon une étude Ifop datant de 2018, 59% des Français sont d’accord avec l’opinion suivante : « La France doit se réformer en profondeur, pour éviter le déclin, mais aucun homme politique élu au suffrage universel ne disposera plus du pouvoir nécessaire pour mener à bien ces réformes et, dans ce cadre, il faudrait que la direction du pays soit confiée à des experts non élus qui réaliseraient ces réformes nécessaires mais impopulaires » – je souligne. Pour les 18-24 ans, ce taux monte à 70%. Toujours parmi cette tranche d’âge, 49% vont jusqu’à soutenir qu’« il faudrait que la direction du pays soit confiée à un pouvoir politique autoritaire, quitte à alléger les mécanismes de contrôle démocratique s’exerçant sur le gouvernement ».

Le sentiment d’une liberté qui s’obtiendrait dans l’action avec autrui est presque toujours absent. Le désir politique ne se manifeste pas.

À l’échelle des lycéens, ces chiffres trouvent bien leur expression plus ou moins directe. Chaque année, j’interroge les élèves sur l’endroit où ils se sentent le plus libres, et ils répondent un par un. Les mots qui résonnent sont presque toujours : « Chez moi ». En demandant des précisions, le propos s’individualise encore plus : « Chez moi, dans ma chambre ». Lorsque, quelquefois, la réponse quitte le domicile privé, il est fréquent qu’il s’agisse d’une activité solitaire – « Je me sens libre lorsque je marche seul en forêt », par exemple. Le sentiment d’une liberté qui s’obtiendrait dans l’action avec autrui est presque toujours absent. Le désir politique ne se manifeste pas. Ils peuvent suivre et commenter l’actualité politique mais la tendance générale est qu’ils en restent les spectateurs. Enfin, même lorsqu’un élève se présente à l’élection des délégués de classe (donc souhaite accomplir une mission d’intérêt collectif), il n’est pas rare qu’il avoue que ce titre ferait bonne impression dans son dossier. Cette absence de désir politique vrai s’inscrit évidemment plus largement dans la crise contemporaine du lien social, analysée par les sociologues depuis plusieurs décennies – par Zygmunt Bauman notamment.

Usons d’un dernier exemple. Le 16 février 2023, la cinquième journée de manifestations contre la réforme des retraites est bien moins suivie que les précédentes. La raison ? Les vacances scolaires dans une zone de la France. Le fait est si habituel que nous ne nous en étonnons même plus. Les Français qui sont en congé et hostiles à la réforme pourraient manifester sans perdre une journée de salaire : la défense de leurs droits devient gratuite et accessible. La mobilisation devrait donc s’accroître. L’exact inverse est observé. La priorité des Français est claire : le temps libre sera d’abord consacré à la jouissance privée. D’où la question : comment est-il possible qu’un peuple ayant mené trois révolutions il y a moins de trois cent ans puisse penser aujourd’hui : la piscine avant les droits sociaux ?

La servitude volontaire

Gravure tirée de la publication mensuelle « Mosaïque du Midi » de 1839, extrait d’une notice sur Montaigne @Wikimedia Commons

On pourrait répliquer que ce sont les classes dirigeantes qui s’assurent que ce désir de démocratie ne naisse pas chez le peuple, ainsi le peuple ne serait pas coupable dans cette affaire mais simplement manipulé. Suite à quoi on pourrait toutefois renchérir : le peuple est responsable d’avoir mis au pouvoir des gens qui manipulent le peuple et ainsi de suite à l’infini. Les deux versants de l’explication doivent être explorés et nous devons à La Boétie d’avoir très clairement écrit sur l’un d’entre eux. La question principale de La Boétie était celle-ci : d’où vient le pouvoir politique ? Sa réponse : il vient du peuple, toujours. Qu’est-ce que le peuple ? La totalité des membres de l’État.

Prenons en effet les deux cas de figure possibles : d’abord, tautologiquement, la situation où la totalité des membres de l’État sont dirigeants et où le pouvoir politique provient alors explicitement du peuple ; ensuite, la situation où il y a des individus dirigeants et des individus seulement dirigés. Ici, La Boétie montre que ces derniers sont, en vérité, inévitablement dirigeants également. Qu’on y réfléchisse à travers un cas particulier : 86% des Français se déclarent favorables à la reconnaissance du vote blanc (Ifop, 2017) mais la loi n’a pas encore changé en ce sens. Sont-ils seulement victimes des décisions de « ceux qui ont du pouvoir, là-haut » ? Sont-ils dépossédés de leur pouvoir de changement pour plus de démocratie ? La Boétie répondrait que, si ces 86% cessaient de travailler ne serait-ce que deux jours et dans la plupart des corps de métier, le pays s’en trouverait totalement paralysé et les dirigeants devraient immédiatement satisfaire la revendication. Ce mouvement à la force colossale pourrait, de même, exiger et obtenir une compensation financière immédiate pour les deux jours de salaire perdus. Il l’exige et il l’obtient parce qu’il se rend compte qu’il est le pouvoir : il s’accorde donc des droits par lui-même.

- Pour une information libre ! -

Pour La Boétie, il est donc faux que le pouvoir des Français est bloqué. La Boétie dirait plutôt, en première analyse : ils ont un pouvoir qu’ils n’utilisent pas. Puis, plus précisément : ils ont un pouvoir qu’ils utilisent mais dans un sens contraire à leur propre intérêt. Ce pouvoir réside dans leur obéissance qui vient soutenir le système politique en place. Ils dirigent à travers leur passivité qui est toujours aussi, en vérité, une complicité. D’où le paradoxe de la servitude volontaire : si le peuple est tyrannisé, il est complice de sa propre tyrannie. Pour qu’il se libère, il suffirait qu’il n’obéisse plus.

« Je ne veux pas que vous heurtiez le tyran, écrit La Boétie, ni que vous l’ébranliez, mais seulement ne le soutenez plus, et vous le verrez, comme un grand colosse dont on dérobe la base, tomber de son propre poids et se briser. »

– La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Paris, Magnard, 2021, p. 21.

Finalement, dans tous les cas, le peuple dirige – soit par son activité, soit par sa soumission. De ce point de vue, nous pourrions dire que tous les régimes politiques qui existent sont démocratiques – occasion de rappeler que la politique est, par essence, l’affaire publique, le système social où toute décision a le peuple pour origine et fondement. Mais j’appelle ici démocratie le régime politique où le peuple a pleinement conscience qu’il détient le pouvoir et qu’il l’exerce alors de manière active et réfléchie. Comme l’avait compris Hegel, pourtant loin d’être partisan de la démocratie directe : l’avènement de la démocratie est parallèle à l’avènement de la conscience de soi. Tout problème politique est aussi un problème psychopolitique : un peuple qui s’éloigne de la démocratie est un peuple qui tient à éviter d’avoir conscience de sa propre condition. D’où l’impossibilité d’avoir un régime démocratique chez un peuple qui ne philosophe pas. D’où aussi, peut-être, le surgissement d’une étincelle démocratique en Grèce antique, berceau de la philosophie occidentale.

L’absence d’espace public

@camilo jimenez/Unsplash

Le refus de la démocratie véritable en France se révèle de manière particulièrement flagrante dans l’absence de débat. Le débat est, à de nombreux égards, le cœur même d’une démocratie. Le lieu où les points de vue divergents se rencontrent et s’articulent constitue cet espace public entendu comme agora. Évidemment, des débats ont bien lieu sur certains plateaux de télévision et de radio, au Parlement et dans la sphère familiale. Mais cela ne constitue en aucun cas une agora ni ne relève de l’exercice d’une démocratie, puisque chacun de ces espaces est travaillé par l’exclusion : exclusion de ceux qui ne sont pas présents sur le plateau médiatique, exclusion de ceux qui ne sont pas parlementaires, exclusion des autres familles. Certes, un débat ne peut pas se dérouler dans des conditions convenables en ayant un nombre trop élevé de participants. Qu’est-ce que j’entends par le terme critique d’exclusion, alors ? Je pointe ici du doigt le caractère systématique et orienté de cette exclusion : renouvellement très faible des débatteurs médiatisés et des parlementaires, sélection des intervenants sur des critères rigides voire illégitimes comme l’appartenance à une classe socio-économique, extrême rareté des débats entre plusieurs familles.

L’avènement d’Internet pourrait changer la donne. Toutefois, la plus grande partie du monde virtuel, tel qu’il est conçu aujourd’hui, est plus souvent un lieu de communication que de débat. Il est un lieu de juxtaposition de bulles de pensée seulement avides de confirmation de leurs opinions, et nous connaissons la cause de cela : l’intensive marchandisation de ces réseaux dont les profits reposent sur le principe de personnalisation des informations, tel qu’exposé dans le documentaire The Social Dilemma. Voir un ensemble personnalisé d’informations, préparé sur mesure, est précisément l’inverse de la rencontre d’autrui dans un espace public. Ainsi, des réseaux comme Facebook, YouTube ou Twitter ne forment pas un espace public, cet espace dont la disparition progressive inquiétait déjà Arendt. Un espace public est un espace où l’on rencontre des opinions diverses et parfois adverses, un espace où tout n’est pas fait pour notre confort mais où l’on rencontre parfois ce qui gêne, avec souvent l’impossibilité d’éviter la conversation – et cela nous aide alors à penser contre nous-mêmes, soit la force critique qui rend une réflexion constructive.

Dans un échange de commentaires sur YouTube par exemple, que se passe-t-il ? Premièrement, l’interlocuteur peut partir à tout moment, en un clic – il n’y a aucune obligation d’écoute. Deuxièmement, il peut supprimer son commentaire, ne laissant par là aucune trace – YouTube, à proprement parler, n’a donc pas d’histoire. Troisièmement, entre le moment où l’utilisateur s’exprime et le moment où il reçoit une réponse, il y a un délai – autrement dit, il obtiendra sa réponse quand il aura le dos tourné, quand il sera seul. Les messages échangés sont davantage des actions isolées, à distance, qu’une interaction. Quatrièmement, la vidéo qu’il commente lui est suggérée sur la base d’un algorithme qui sélectionne ce à quoi il aime déjà réagir. Ces quatre caractéristiques mettent à mal la naissance de tout contexte contraignant de la discussion propre à modifier et affiner une opinion. Elles œuvrent plutôt à la formation d’une bulle confirmationniste qui représente, comme Karl Popper l’a montré, l’échec de la rationalité. 

La finalité de cette tendance ne peut être que de faire advenir « un État où chaque homme ne pense que ses propres pensées ». Cet État, Arendt lui donne un nom : « la tyrannie » (1). Cet énoncé a de quoi choquer l’esprit contemporain. Aujourd’hui, nous estimons souvent qu’autrui, au contraire, entrave notre processus de pensée. Autrui est l’obstacle avant d’être le partenaire. Le fait de « penser sa propre pensée », situation tyrannique lorsqu’elle est généralisée, paraît immédiatement louable. Car penser de manière isolée serait penser par soi-même. À l’inverse, celui qui pense à travers la parole d’autrui serait forcément dépendant et conformiste. Pourtant, penser avec ou contre autrui n’est évidemment pas synonyme de penser comme autrui. Dans l’espace public, nous pouvons exercer librement notre pensée (nous n’obéissons à personne) tout en confrontant nos pensées avec celles des autres. Le fait que la présence d’autrui soit nécessaire pour penser librement n’implique aucunement que cette présence soit suffisante pour que nous pensions – situation du conformisme.  

La politique vue comme moyen de se libérer de la politique

« N’est-il pas vrai que nous croyons tous d’une manière ou d’une autre que la politique n’est compatible avec la liberté que parce et pour autant qu’elle garantit une possibilité de se libérer de la politique ? »

Puisque nous croyons que la liberté s’obtient d’abord dans la sphère privée, il est inévitable que nous souhaitions nous débarrasser de la politique. « N’est-il pas vrai que nous croyons tous d’une manière ou d’une autre que la politique n’est compatible avec la liberté que parce et pour autant qu’elle garantit une possibilité de se libérer de la politique ? », demande rhétoriquement Arendt (2). Dans ce cadre psychopolitique, il devient nécessaire d’élire des représentants, c’est-à-dire des individus qui s’occuperont du fardeau de la politique à notre place. La politique sera le moyen, et la fin, notre piscine. Encore faudra-t-il s’assurer que les dirigeants garantissent bien cette jouissance privée. Toutefois, commencer à les surveiller, c’est commencer à perdre notre temps, c’est-à-dire à faire de la politique. L’idéal est donc plutôt de bien choisir les représentants puis de leur faire confiance. Ainsi nous voyons peu à peu s’opérer le glissement de la démocratie représentative vers la tyrannie. Car la démocratie n’est pas une affaire de confiance : elle est plutôt, comme l’énonce justement Edward Snowden, une exigence d’effort (3). C’est ici l’occasion de préciser que l’espace public n’existe pas avant qu’il soit investi. L’espace public n’est rien d’autre que l’acte d’investir cet espace. Il ne peut pas se contenter d’exprimer une possibilité ou une attente d’action politique. Il est une scène qui disparaît lorsque l’acteur la quitte.

Notre « liberté politique » consiste donc, paradoxalement, à s’offrir la liberté d’échapper à la politique. Par là, cette liberté vient, certes, nous distinguer du totalitarisme. Nous évitons, pour parler comme Benjamin Constant, « l’assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble » (4), ce sacrifice de la totalité de notre liberté individuelle à la politique. Mais cette conception de la liberté politique nous éloigne aussi nettement de la démocratie. Notre liberté politique actuelle admet principalement trois failles.

D’abord, elle place au centre de sa fierté le droit de vote. Toutefois, ces moments de vote sont rares : nous sommes tels les Anglais décrits par Rousseau, libres quand ils élisent les membres de leur Parlement, esclaves le reste du temps, c’est-à-dire presque toujours. À vrai dire, même au moment où nous votons, notre statut d’esclave est conservé, ce vote n’ayant rien de démocratique, d’une part car il n’est pas le résultat d’un débat citoyen, d’autre part car nous votons habituellement pour des représentants, pas pour des lois – et des représentants qui ne vont pas se contenter d’appliquer des lois que nous proposerions, mais qui voleront notre pouvoir de législation.

@Arnaud Jaegers/Unsplash

Le deuxième point émerge du constat que même ce droit de vote est peu utilisé. Visiblement, il nous suffit que ce droit soit possible pour être sereins. De manière générale, nous concevons la liberté politique comme possibilité de liberté politique. Nous ne vivons pas en dictature car nous pourrions aller voter, nous pourrions nous présenter aux élections, nous pourrions créer notre propre syndicat, etc. Et nous nous contentons du possible. Mais, si nous faisions l’effort d’actualiser ce possible, nous constaterions souvent à quel point ce possible est en vérité un chemin semé d’embûches – idée que je développe ailleurs (5). De plus, encore une fois, seule l’action régulière fait vivre une démocratie. Dans une démocratie, il ne peut pas suffire que l’individu se dise : « Je serai un acteur politique au cas où les décisions des autres me déçoivent. »

Ce qui mène au troisième point : nous concevons la liberté politique non pas comme un faire mais comme une absence d’interdiction de faire. Pour l’individu moderne, l’important n’est pas de voter. L’important est qu’il ne lui soit pas interdit de voter. Il ne se rend pas compte (ou ne veut pas se rendre compte) que des libertés non utilisées ne sont pas des libertés, que la liberté est indissociable de sa mise en acte. En outre, puisque nous avons horreur de l’interdiction, nous percevons de plus en plus les lois comme des contraintes, alors même qu’elles peuvent exprimer un juste rapport à autrui. C’est ainsi que, pour 46% des Français, payer ses impôts n’est pas un acte citoyen (Ipsos pour Le Monde, 2018).

Comment une démocratie véritable fonctionnerait-elle ?

Pour critiquer l’absence de démocratie, encore faut-il avoir une idée de ce que sa présence signifierait exactement. 

Il y a d’abord les deux principes essentiels d’une démocratie directe, lesquels ne sont donc pas négociables. D’une part, il s’agit bien sûr de permettre au peuple de participer à la vie politique le plus régulièrement possible et que ce peuple soit souverain, c’est-à-dire refuser toute délégation de la volonté du peuple. D’autre part, donner le pouvoir à un peuple qui serait maintenu dans l’ignorance serait, évidemment, totalement suicidaire. Ainsi, comme le notait Proudhon : « Démocratie c’est démopédie, éducation du peuple ».

@CDC/Unsplash

Pour que les décisions du peuple soient les plus rationnelles possibles, l’éducation nationale doit être forte. Nécessairement, cette éducation doit être gratuite, obligatoire et préparer à l’exercice de la démocratie en insistant sur l’approche sociale de la raison et le développement de l’esprit critique. Par la construction d’une éducation nationale forte, nous entendons aussi l’application de mesures égalitaires pour construire les fondations de l’isonomie propre au futur citoyen d’une démocratie. Il y a tout un ensemble de mesures évidentes pour une telle école égalitaire : financer davantage l’école publique que l’école privée ; réduire le temps des vacances d’été durant lesquelles, comme il est prouvé (6), les inégalités scolaires se (re)creusent considérablement ; réduire le nombre d’élèves par classe pour un accompagnement de meilleure qualité, etc.  

Ensuite, l’application concrète d’une démocratie directe est évidemment plus complexe. Il fut un temps où elle était même impossible pour tout pays trop vaste. Comment se réunir et voter régulièrement à grande échelle ? Aujourd’hui, avec l’avènement d’Internet, il n’a jamais été aussi simple de se réunir massivement et régulièrement pour débattre (grâce à un réseau qui échapperait aux défauts mentionnés plus haut) ou du moins pour voter. L’histoire retiendra que, paradoxalement, l’apparition de cette possibilité a été contemporaine d’un virage autoritaire de nos régimes. 

Des référendums pourraient être organisés chaque semaine sur un Internet sécurisé. Entrer dans les détails du reste du fonctionnement d’une démocratie n’est pas le but du propos ici et, de toute manière, ferait l’objet d’un débat démocratique lui-même. Il est au moins certain que les votes doivent être précédés de débats entre citoyens. Pour que chaque point de vue ait le temps de s’exprimer et d’être entendu, les débats comporteraient un nombre restreint de citoyens, avec une alternance des membres de chaque groupe. De plus, il y aurait des débats à différentes échelles afin d’évaluer de près les préoccupations locales.

Mais n’y a-t-il pas des situations locales dont les enjeux sont nationaux ? Et comment seraient choisis les sujets sur lesquels le peuple débattrait et les différentes options de vote ? Faut-il qu’une partie de la population s’occupe des affaires intérieures, une autre des affaires extérieures, et ainsi de suite pour tous les grands domaines de la politique, et faut-il s’assurer qu’il y ait un remplacement périodique de ces catégories citoyennes pour éviter toute spécialisation excessive ? Et à quelle fréquence les participants de chaque groupe doivent-ils être renouvelés ? Et renouvelés au hasard ? Tout cela doit être discuté, puis pratiqué et amélioré par essais et erreurs. Par ailleurs, il est probable que le plus prudent soit d’atteindre progressivement la démocratie directe en passant par une démocratie semi-directe similaire à la Suisse, ce qui constituerait déjà une grande avancée. Enfin, si le peuple a encore des représentants de sa volonté, il s’agit d’éduquer celui-ci de sorte que naisse en lui le désir d’utiliser et de demander régulièrement des contre-pouvoirs pour surveiller ces dirigeants… Jusqu’à ce que ces « contre-pouvoirs » soient si grands qu’ils constituent en fait le pouvoir lui-même et marquent le passage à une démocratie nettement directe. 

Pour finir sur ce point, il convient d’insister une seconde fois sur le fait que seuls les principes de démocratie directe et d’éducation nationale forte sont essentiels. Toutes les autres propositions sont des objets de débat et continuellement modifiables. Voici deux exemples qui en étonneront peut-être certains : la démocratie n’implique pas forcément le partage collectif de toutes les choses. Ce communisme n’est qu’un choix possible parmi d’autres que peut faire le peuple. Deuxième exemple provenant du premier : les travailleurs devront-ils tous posséder des parts de leur entreprise ? Cela fait aussi l’objet d’un débat démocratique à toutes les échelles de l’État. Toutefois, premièrement, si un travailleur possède plus de parts de l’entreprise que les autres, alors cette différence doit être débattue, approuvée par l’ensemble des travailleurs et constamment révocable. Deuxièmement, il faut reconnaître qu’il est probable que, si chaque travailleur a une part égale ou à peu près égale de son entreprise, alors la conscience du fait politique s’en trouve encouragée et le processus démocratique stimulé.

…Brèves réponses aux objections classiques à la démocratie ; Les religions sont-elles compatibles avec la démocratie ? ; Les forces qui maintiennent l’apparence démocratique française ; …. À suivre dans le second volet de ce dossier consacré à la (non)démocratie. 

Léonor Franc


Sources :

(1) Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard, coll. « Folio », 1991, p. 213

(2) Ibid., p. 194

(3) Propos tiré du documentaire Meeting Snowden par Flore Vasseur (Arte, 2017)

(4) Benjamin Constant, « De la liberté des anciens comparée à celle des modernes », in Écrits politiques, Paris, Gallimard, « Folio essai », 1997, p. 594

(5) Écrits pour les rares personnes qui tentent d’exister, Paris, Editions Skhedia, 2022, p. 296

(6) Alexander, Entwisle et Olson (2007), « Lasting Consequences of the Summer Learning Gap », American Sociological Review, Washington, DC

 

 

 

2/2

Brèves réponses aux objections classiques à la démocratie

1. « Il y a un besoin psychosocial de chef »

Méprisant de la République. Paris 7 février 2023 @Paola Breizh/Flickr

Durkheim, bien qu’il n’ait pas formulé cette objection, explique au moins que, pour éviter la dissolution du social, c’est-à-dire l’anomie, les citoyens doivent se rappeler qu’ils forment un tout supérieur à la somme des parties. Ce tout vient des parties mais les transcende également. Dès lors, on pourrait en déduire que l’horizontalité de la démocratie serait synonyme d’une dangereuse immanence nous conduisant à l’anomie. Une véritable « réunion de citoyens », écrit Durkheim, ne doit plutôt avoir aucune « différence essentielle » avec une « assemblée de chrétiens » (1), tournée vers une transcendance. Pour ce faire, la collectivité pourrait avoir des représentants considérés comme sacrés, c’est-à-dire séparés d’elle. La démocratie directe, quant à elle, serait très paradoxalement antisociale.  

À cela, je réponds que ce nécessaire « sacré » ne s’obtient pas forcément à travers une représentation politique transcendante au peuple mais peut tout à fait se trouver par l’intermédiaire de commémorations, événements sportifs et festifs, constructions de monuments fédérateurs… Rousseau et Robespierre combattaient pour plus d’égalité dans l’exercice du pouvoir : l’un cherchait toutefois un sacré du social dans la mise en place d’une originale « religion civile », l’autre dans l’instauration de fêtes républicaines. En outre, une démocratie directe peut évidemment honorer d’illustres personnalités tant que celles-ci ont un pouvoir purement symbolique. Le peuple sera éduqué de telle sorte qu’il sache ne pas suivre aveuglément ces potentiels influenceurs. 

2. « Il y a un besoin pratique de représentation »

Comment tous les citoyens pourraient-ils être présents pour juger d’un délit commis, par exemple ? De toute évidence, il n’y aura ici qu’une poignée de juges, sans que cela remette en cause la démocratie directe. Comme l’énonce Rousseau, ceux qui appliquent les lois peuvent et doivent bien être en nombre limité tant que celui qui forme les lois reste le peuple.

Dans une démocratie directe, il y a des juges et, si l’on veut, des « politiciens », dont le rôle se réduit toutefois à exécuter la volonté du peuple, c’est-à-dire à l’appliquer, autant qu’il est possible, aux cas particuliers. Il y a bien aussi des diplomates dont le rôle est toutefois réduit à celui de messager, et ainsi de suite. Seule la volonté du peuple ne peut jamais être déléguée. 

3. « Il y a un besoin pratique de hiérarchie »

Comment fonctionnerait une armée où le soldat pourrait toujours contredire son chef et où, parallèlement, le chef militaire devrait toujours écouter tous ses soldats avant d’agir ? Premièrement, le modèle dans l’armée peut rester vertical car, dans son travail de soldat, l’action de l’homme relève surtout de la force et non du droit – le soldat n’apprend pas à voter sur le champ de bataille. Cette circonstance ne remet donc aucunement en question le principe de citoyenneté démocratique. Mais les soldats aussi ont des droits, y compris dans l’exercice de leur métier, ainsi la question de savoir s’il faut adopter un modèle plus ou moins vertical dans l’armée est elle-même un objet de débat et de vote démocratique. 

@Filip Andrejevic/Unsplash

Mais, concernant le pouvoir politique cette fois-ci, la parole du scientifique aurait autant de poids que celle de l’ignorant ? Et la parole du fils autant de poids que celle du père ? « Tout se vaudrait », pour résumer l’inquiétude de Platon qui lui fait rejeter le modèle démocratique. Ce problème se résout toutefois grâce à une éducation nationale qui apprend à reconnaître l’autorité légitime, celle du travail scientifique tout particulièrement. Certes, reconnaître la scientificité d’un travail n’est pas un apprentissage rapide et, ainsi, on pourrait imaginer que l’obtention de la citoyenneté se fasse après un cycle scolaire obligatoire qui irait au-delà de 18 ans.

4. « Mieux vaut confier le pouvoir aux experts scientifiques » 

À la tentation technocratique, de nombreuses objections peuvent être formulées, lesquelles sont abordées notamment par Bakounine dans Dieu et l’État. D’abord, la distinction entre un « peuple irrationnel » et des « experts détenant le vrai » tend à disparaître dans un État où l’éducation nationale est forte, comme c’est le cas au sein d’une démocratie. Ensuite, un expert au pouvoir ne tarde pas à devenir incompétent, comme le développe la plume lyrique de Bakounine : « Le plus grand génie scientifique, du moment qu’il devient un académicien, un savant officiel, patenté, baisse inévitablement et s’endort. Il perd sa spontanéité, sa hardiesse révolutionnaire, et cette énergie incommode et sauvage qui caractérise la nature des plus grands génies, appelés toujours à détruire les mondes caducs et à jeter les fondements des mondes nouveaux. »

Mais l’objection essentielle à la technocratie est ailleurs. Comme l’évoque Max Weber dans Le savant et le politique, l’expert scientifique répond au comment et non pas au faut-il. Certes, par exemple, il est nécessaire d’écouter l’expert en économie pour savoir comment une réforme des retraites comblerait un éventuel déficit national. Mais cela ne sera jamais suffisant pour prendre une décision politique sur le sujet. Car, pour répondre à la question de savoir s’il faut faire adopter cette réforme, nous en venons immédiatement à des questions de valeurs, de sens, de buts, de modèles de société : quelle est la valeur du travail ? Le but du travail doit-il être de combler des déficits ? Le but du travail ne serait-il pas de tendre vers moins de travail nécessaire ? Faut-il combler un déficit en taxant de 2% supplémentaires les 43 milliardaires français, ou en arrachant deux ans de temps libre à l’ensemble du peuple ? Etc. Sur ces questions, aucune expertise n’est possible, car il n’y a pas d’« expert en valeur ». La décision politique devient alors inévitablement l’objet d’un débat démocratique.

5. « La démocratie mène à la politisation de la vie tout entière, donc à la fin de la sphère privée »

C’est ce qui terrifiait Benjamin Constant qui va jusqu’à dépeindre la démocratie grecque comme un totalitarisme, pour nous qui connaissons aujourd’hui ce terme. Totalitarisme car tout serait politique. Nous assisterions à cet « assujettissement complet de l’individu à l’autorité de l’ensemble ». Quelques décennies plus tard, Tocqueville met aussi en garde contre le danger, en démocratie, d’une « tyrannie de la majorité ». 

- Pour une information libre ! -

Concernant l’inquiétude de Tocqueville, elle repose sur un biais ontologique majeur : dans une démocratie, ce n’est pas seulement le tout qui dicte sa loi aux parties, mais aussi les parties qui forment activement le tout. Ainsi, les minorités prennent part aux débats à l’origine des lois. Quant à l’idée qu’elles perdraient ces débats simplement parce qu’elles sont sous-représentées quantitativement, faut-il prendre la peine d’y répondre ? Une telle objection serait aussi inepte que d’estimer qu’un hétérosexuel ne pourrait comprendre et défendre les droits des homosexuels, sous prétexte que la catégorie du premier englobe plus d’individus dans un pays donné. Par ailleurs, si l’on craint que 51% d’une population puisse imposer sa loi aux 49% restants, ce qui, il est vrai, pourrait parfois être regrettable, il est tout à fait possible de concevoir que certaines lois ne puissent être adoptées qu’en dépassant un seuil de 70% de votes favorables par exemple – ce seuil pouvant lui-même être débattu, même si, comme l’a montré Rousseau, il faudra bien commencer par choisir un seuil qui fera l’objet d’un consensus, que celui-là ait ou non une bonne raison d’être.

L’objection de Constant, qui redoute la disparition de la sphère privée dans un pays directement démocratique, est plus subtile. Toutefois, elle reste fausse, d’abord parce que le droit ne concerne que le rapport à autrui (Ubi societas, ibi jus : là où il y a société, il y a le droit), il ne sera donc pas possible de légiférer sur les actions purement solitaires : par exemple, la majorité ne pourra pas contrôler la musique que j’écoute chez moi, seul, avec des écouteurs.

Mais il reste la crainte que la majorité puisse légiférer sur tout ce qui est au moins social, y compris, par exemple, la façon d’embrasser quelqu’un dans la rue, ce qui semble bien être une profonde atteinte à la liberté privée. À cela, je réponds premièrement qu’une telle législation excessive est aussi possible dans un régime non démocratique, donc qu’il n’y a pas là un argument contre la démocratie en particulier. Deuxièmement, dans une démocratie, les individus ont au moins une chance de contrer une telle loi s’ils y sont opposés… Car le peuple peut très bien décider démocratiquement qu’il y ait des sphères de la vie (dites purement « privées » ou « intimes ») qui soient mises hors du champ politique. Jusqu’à présent, la loi a d’ailleurs toujours enfanté son envers, en créant des zones hors du droit qui ne sont pas pour autant des zones de non-droit, celles-là ayant été politiquement approuvées.   

@timon-studler/Unsplash

À partir de l’objection de Constant, on trouve aussi l’inquiétude que l’individu, politiquement engagé, n’aurait plus assez de temps pour profiter pleinement de sa vie privée. D’ailleurs, s’il refuse de participer aux débats et aux votes, faudra-t-il le forcer à le faire ? Évidemment, cela n’aurait aucun sens car une prise de parole contrainte ne serait pas l’expression honnête d’une voix pour le peuple et le vote d’un tel individu serait fait au hasard donc nuirait encore à la démocratie. Il est évident que, pour des raisons psychologiques et pratiques, on n’obtiendra jamais une participation de tout le peuple à la vie politique, et cela ne pose pas de problème tant que la partie non participante est très minoritaire et accepte de suivre les lois votées. La possibilité qu’elle devienne majoritaire, quant à elle, est freinée par le fait que, dans une démocratie saine, l’éducation nationale développe le désir de politique.

6. « Le peuple n’est pas encore assez éduqué : il est impossible de donner le pouvoir à un peuple pour l’instant trop aliéné et irréfléchi » 

D’où la volonté tristement célèbre de mettre en place une dictature éclairée transitoire en vue de la démocratie. Volonté qui, dans l’histoire, n’a jamais abouti, pour une raison très simple, à savoir qu’elle est aberrante. Il n’y a que deux décisions à imposer, et encore de façon lente et prudente : la démocratie directe et l’éducation nationale qui prépare à cette démocratie.

Marx craint que le peuple se mette à voter démocratiquement pour le maintien des inégalités, ce peuple ayant été pendant trop longtemps aliéné par l’idéologie capitaliste. Mais, si la démocratie directe ne permettait aucunement de renverser le système socio-économique actuel, alors celui-ci ne ferait pas tout pour éviter la démocratie directe. De plus, de manière générale, il est vrai que le peuple commettra des « bêtises » aux yeux de certains – classiquement, on pense au rétablissement de la peine de mort, par exemple. L’essentiel est de s’assurer qu’il ne cesse d’apprendre de ses décisions. Sur ce point, je laisse la conclusion aux lumineuses phrases de Kant :

« J’avoue ne pas pouvoir me faire très bien à cette expression dont usent aussi des hommes avisés : un certain peuple (en train d’élaborer sa liberté légale) n’est pas mûr pour la liberté ; les serfs d’un propriétaire terrien ne sont pas encore mûrs pour la liberté (…). Dans une hypothèse de ce genre, la liberté ne se produira jamais ; car on ne peut mûrir pour la liberté, si l’on n’a pas été mis au préalable en liberté (il faut être libre pour pouvoir se servir utilement de ses forces dans la liberté). Les premiers essais en seront sans doute grossiers, et liés d’ordinaire à une condition plus pénible et plus dangereuse que lorsqu’on se trouvait encore sous les ordres, mais aussi sous la prévoyance d’autrui ; cependant, jamais on ne mûrit pour la raison autrement que grâce à ses tentatives personnelles (qu’il faut être libre de pouvoir entreprendre). » (2)

Les religions sont-elles compatibles avec la démocratie ?

Estampe de 1794. On trouve aussi la référence à l’« Être suprême » en ouverture de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. Source gallica.bnf.fr / BnF

Si nous cherchons maintenant les forces qui ont mis à mal l’avènement de la démocratie dans l’histoire, nous ne pouvons détourner le regard des religions ou, du moins, d’une certaine approche de celles-ci. Au sujet du christianisme en particulier, le lecteur se référera à Rousseau et Arendt, entre autres. L’inquiétude de Rousseau est la suivante : comment faire advenir ce souci pour le monde, pierre angulaire de l’action politique, chez une personne qui conçoit le monde d’ici-bas comme une « vallée de larmes » (3), un monde où « tout est vanité » (4), et surtout, un monde dans lequel nous sommes malheureusement descendus suite au péché originel, autrement dit, comme Nietzsche le montrera après Rousseau, un monde marqué par la culpabilité d’y être ?

Arendt, quant à elle, explique plus précisément comment l’avènement du christianisme et d’un certain stoïcisme a amorcé un processus d’intériorisation de la liberté et donc l’étiolement de la conception politique de celle-ci. Avec ces nouvelles doctrines, l’homme croit découvrir « qu’aucun pouvoir n’est aussi absolu que celui que l’homme exerce sur lui-même » (5), dès lors, encore une fois, la liberté construite à travers le social se trouve reléguée à un second plan. Cette approche de la liberté connaît son point d’expression le plus extrême dans la figure d’Épictète, totalement insensée pour un démocrate athénien : on a ici affaire à un esclave qui se dit libre. Selon lui, certes, il a un maître, il n’est pas libre de ses mouvements, l’intégralité de ses membres peuvent être broyés à tout moment, mais cela importe peu tant qu’il reste maître de son intériorité, maître de ses jugements intérieurs sur les événements subis. 

Quant aux autres religions majoritaires, la quasi-totalité d’entre elles comprend au moins, comme le christianisme, l’idée d’une justice dans l’au-delà. Or ce report de la justice joue un rôle parfait pour faire accepter l’inégalité d’un régime anti-démocratique, comme l’appréciait cyniquement Napoléon : « La religion rattache au ciel une idée d’égalité qui empêche le riche d’être massacré par le pauvre. » Il poursuit : « Quand un homme meurt de faim à côté d’un autre qui regorge, il lui est impossible d’accéder à cette différence s’il n’y a pas là une autorité qui lui dise : « Dieu le veut ainsi ; il faut qu’il y ait des pauvres et des riches ; mais ensuite, et pendant l’éternité, le partage se fera autrement. » »

Cette citation met aussi en exergue l’idée de théodicée – le « c’est ainsi » divin – idée centrale encore une fois dans la plupart des religions majoritaires, jusqu’aux spiritualités du New Age et leur réappropriation du karma. Puisque Dieu est omnipotent, alors aucune force dans le monde ne peut s’opposer à lui, donc tous les rapports de force sont voulus par Dieu et justes. Les apparentes atrocités sont en fait l’expression d’une justice qui nous dépasse – les voies de Dieu sont impénétrables… Ainsi se trouvent justifiées toutes les pires injustices en y fantasmant des justices cachées. 

Enfin, encore plus essentiel, toute religion a des dogmes, c’est-à-dire des propositions non prouvées et devant être pourtant approuvées sans aucune discussion possible, soit exactement l’inverse de l’esprit de débat démocratique. On pourrait rétorquer qu’il y a eu, par exemple, quelques révolutions d’inspiration chrétienne en vue d’un ordre social équitable. Tel est le cas du soulèvement des paysans allemands entre 1524 et 1526. Toutefois, celui qui regardera de près cet événement observera qu’il tire sa source d’une spiritualité chrétienne mais aucunement de dogmes chrétiens et encore moins d’institutions religieuses, lesquelles ont immédiatement pris leurs distances avec les insurgés.

Cette remarque sur la spiritualité amène au moins à nuancer l’idée d’une incompatibilité des religions avec la démocratie. D’abord, contrairement à ce que pensait Bakounine, une société démocratique, même si elle avait rejeté les Églises, ne serait pas forcément matérialiste. Car la spiritualité dépasse largement le domaine de l’institution religieuse. Défendre la philosophie morale de Jésus par exemple ne pose aucun problème au processus démocratique. Ce qui entraverait le processus démocratique, ce serait d’avoir une grande partie de citoyens qui croiraient aveuglément en des dogmes et qui se soumettraient à l’autorité d’une religion comprise comme institution (une Église). De plus, il y a pléthore de religions et certaines sont assurément plus compatibles avec l’esprit démocratique que d’autres. Comment ne pas être tenté de faire un lien, par exemple, entre le polythéisme des Grecs et leur expérience du pluralisme politique ?

Enfin, évitons encore une fois d’accentuer seulement un côté de la causalité en jeu ici. Ce n’est pas seulement parce qu’il y a des institutions religieuses que la démocratie peine à advenir. C’est aussi parce que nous n’œuvrons pas pour l’ouverture de cet espace démocratique, et pour le développement de l’esprit critique qui lui est lié, que l’institution religieuse et ses dogmes peuvent si efficacement imprégner les esprits. Et c’est pourquoi interdire les institutions religieuses pour permettre la démocratie serait une idée aussi dévastatrice que naïve. 

Les forces qui maintiennent l’apparence démocratique française

Continuons de répondre, et cela plus directement, à notre enquête principale – l’enquête sur le meurtre du désir politique en nous.   

D’abord, du côté de la responsabilité du système politique, le peuple français se croit en démocratie simplement parce qu’il entend à longueur de temps son pays qualifié de démocratique. Il s’agit du pouvoir bien connu de la novlangue. Les « éléments de langage » sont distribués par les politiciens, puis diffusés par la plupart des médias sans aucune distance critique, ainsi le récepteur passif de l’information finit par croire qu’il convient effectivement d’appeler « paix » cet événement de guerre, ou « esclavage » cet acte de liberté, et le pire se met en marche : il devient lui-même diffuseur du mensonge en société, à son échelle.

« Nous sommes en démocratie » Intervention d’Emmanuel Macron @BFMtv

Appeler la France une démocratie, c’est le même geste, à un autre degré de gravité bien sûr, que de décrire la Chine par son nom officiel de « République populaire ». De façon générale, au sujet des dirigeants en recherche de mensonges pour justifier leurs injustices, l’histoire est longue. Louis XIV pouvait dire : « Faites-moi confiance, car je descends de Dieu. » Un président de la cinquième république, quant à lui, déclame : « Faites-moi confiance, car nous sommes en démocratie. Souvenez-vous, une grande partie des Français a un jour voté pour moi, c’était il y a un, deux, trois ou quatre ans. » Ici encore, le degré d’imposture et de violence n’est pas le même, mais le principe et l’efficacité du geste sont tout à fait identiques. 

Revenons d’ailleurs aux 59% des Français qui souhaitent confier la direction du pays à « des experts non élus ». Il y a fort à parier que, si l’on posait ensuite la question suivante à ces technocrates : « Êtes-vous pour la démocratie ? », beaucoup d’entre eux y répondraient positivement. Ils répondraient de manière automatique, sans se rendre compte qu’ils ont pris position contre la démocratie une minute plus tôt. Ils ressentent le devoir de se dire démocratiques, d’utiliser ce mot favorablement, par habitude, par ignorance ou par crainte d’être mal vus dans le cas contraire. Lorsqu’on retire ce mot de la question, leur position anti-démocratique peut alors se faire jour, sans honte. Bref, la démocratie est à la mode, non pas comme action, mais comme étiquette.

Un journaliste de Libération note : « Pas sûr que le taux « d’accord » eût été le même si la question s’était limitée à : « Êtes-vous d’accord ou non avec l’instauration d’un pouvoir politique autoritaire ? » » Et il y voit une limite au sondage. Il ne semble pas saisir que la question du sondage est très justement posée de façon à contourner la novlangue officielle. Car, en deçà des mots, vouloir mettre au pouvoir des individus non élus, dont « l’expertise » rendrait vaine voire illégale toute discussion de leurs décisions, cela correspond bien à l’instauration d’un pouvoir politique autoritaire. 

Parallèlement, nous faisons semblant de vivre en démocratie parce que nous avons inscrit l’aspiration démocratique de la Révolution française au cœur de notre identité nationale (drapeau tricolore, fête du 14 juillet…), geste qui serait louable si cette identité n’était pas ressentie comme une identité morte, factuelle, décorative plutôt que source d’action ou même d’inspiration démocratique. Une identité si ornementale qu’elle va parfois jusqu’à perdre l’esprit de ce qu’elle décore. Quoi de plus inadéquat, par exemple, que l’organisation d’une parade militaire tous les 14 juillet, à savoir une démonstration de force pour célébrer la Révolution française, laquelle constitue la victoire du droit sur la force ? 

14 Juillet , France @Henry_Marion/Flickr

Quant à la responsabilité du peuple dans l’alimentation de cette (auto-)illusion de démocratie, elle se situe notamment dans le fait qu’avoir cette illusion permet d’éviter l’effort citoyen exigé dans toute démocratie. Elle réside aussi dans l’orgueil de l’individu qui jouit de la possibilité gratuite de se dire « membre du pays des droits de l’homme », du pays champion de la liberté, organisateur de Jeux Olympiques dont la mascotte sera un bonnet phrygien, etc.

 « Le peuple est devenu public. (…) Le peuple jouit même jour pour jour, comme d’un cinéma à domicile, des fluctuations de sa propre opinion dans la lecture quotidienne des sondages. »

Le peuple persiste également dans l’évitement de la démocratie pour ressentir le confort de l’oubli de sa passivité et de sa complicité à l’égard de l’injustice. Confort et aussi réconfort dans la critique stérile de la politique que le peuple peut se permettre à l’égard de ses dirigeants-acteurs. C’est-à-dire jouissance d’une « démocratie » entendue comme spectacle, d’un monde politique « digéré sur le mode du divertissement, mi-sportif, mi-ludique (voir le ticket gagnant des élections américaines, ou les soirs d’élections à la radio ou à la T.V.), sur le mode à la fois fasciné et goguenard des vieilles comédies de mœurs ». Baudrillard poursuit : « Le peuple, qui a toujours servi d’alibi et de figurant à la représentation politique, se venge en se donnant la représentation théâtrale de la scène politique et de ses acteurs. Le peuple est devenu public. (…) Le peuple jouit même jour pour jour, comme d’un cinéma à domicile, des fluctuations de sa propre opinion dans la lecture quotidienne des sondages. » (6)

Faire (re)naître le désir politique

manifestation du 23 mars 2023 en défense des retraites @Jeanne Menjoulet/Flickr

On ne peut suivre l’actualité sans juger urgente une transition démocratique. Comment ne pas être ému en voyant des Ukrainiens verser leur sang pour rejoindre les démocraties que nous ne sommes pas ? Comment ne pas être sidéré en voyant à quel point il est facile pour un terroriste de rejeter l’idée de la démocratie, tant nous la défendons mal ? Notre ignorance de la pleine valeur démocratique, notre malhonnêteté, notre lâcheté, notre indignité, notre passivité ou, pire que tout selon Gramsci, notre indifférence, font couler le sang des innocents, ruinent l’âme rationnelle et tolérante de nos sociétés, clivent les opinions publiques jusqu’au bord de la guerre civile, creusent les inégalités mondiales à un degré sans précédent dans toute l’histoire de l’humanité. 

Mais où trouverons-nous notre inspiration et nos modèles ? Car la démocratie directe n’a presque jamais existé. La société athénienne antique était esclavagiste : la notion de commune humanité y faisait totalement défaut. La Révolution française écartait du vote les femmes et les pauvres et, à l’instar de Sieyès, ne plaidait pas pour une démocratie directe. En creusant l’histoire, nous ne trouvons qu’une poignée de brefs épisodes ou tentatives de démocratie : les Communes insurrectionnelles françaises de 1870 et de 1871, la Commune libre de Kronstadt de 1917 à 1921, l’Espagne républicaine de 1936, et quelques autres. Ces épisodes sont comme des éclairs dans l’histoire.

Reste alors à agir pour que ces éclairs allument un feu. Il s’agit de les explorer, ces éclairs historiques, de nous les approprier pour, enfin, les dépasser. Aussi n’auront-ils pas été vains, comme Kant l’expliquait au sujet de sa vision de la Révolution française : « Un tel phénomène dans l’histoire du monde ne s’oubliera jamais, car il a découvert au fond de la nature humaine une possibilité de progrès moral qu’aucun homme politique n’avait jusqu’à présent soupçonné. Même si le but poursuivi n’était pas atteint (…), ces premières heures de liberté ne perdraient rien de leur valeur. Car cet événement est trop immense, trop mêlé aux intérêts de l’humanité et d’une trop grande influence sur toutes les parties du monde, pour que les peuples en d’autres circonstances ne s’en souviennent pas et ne soient pas amenés à en recommencer l’expérience. » (7)

Quelques communautés dans le monde ont déjà commencé à tracer leur chemin démocratique : les Zapatistes du Mexique, les Kurdes du Rojava. Mais leur expérience est encore instable et jeune. Et, justement, puisque la démocratie n’est encore jamais pleinement et durablement advenue dans l’histoire humaine, puisque nous connaissons presque uniquement l’histoire politique inhumaine, il n’y a rien de moins réchauffé, rien de plus révolutionnaire que le projet démocratique. Il faut avoir la lucidité de reconnaître que le projet démocratique est cent fois plus révolutionnaire que tout autre projet politique. 

Source : page facebook de la ZAP – Zone A Patates par Soulèvement de la terre Pertuis

Mais comment cette révolution sera-t-elle amorcée ? Il est clair qu’une transformation aussi profonde ne peut qu’être lente. Imposer soudainement une démocratie constituerait un énorme contresens, comme expliqué plus haut. Car la démocratie n’est pas simplement la construction de nouvelles institutions mais, plus fondamentalement, l’avènement d’un désir citoyen. Or un désir sincère et créatif ne se forme et ne se consolide pas en quelques années, mais en plusieurs générations. N’oublions pas : pour l’instant, 70% des 18-24 ans sont technocrates. Voilà l’avenir de la politique en France. D’ailleurs, aucun programme parmi ceux des grands partis politiques français ne place l’exigence démocratique en son cœur. La situation dans les autres pays, quant à elle, est souvent pire. Je lisais, sous une vidéo montrant les manifestations récentes en France, un commentaire très apprécié par les internautes : « The French know how to protest ! » La situation politique dans les autres pays est si catastrophique qu’ils en viennent à nous admirer pour nos balbutiements démocratiques. 

Il y a bien une lueur d’espoir toutefois : si les jeunes ne sont pas favorables à la démocratie, cela tient notamment au fait qu’ils s’opposent au système politique actuel dont la qualification de « démocratique » ne cesse d’être répétée à leurs oreilles. Détruire la novlangue qui nous fait appeler démocratique ce qui ne l’est pas, c’est alors rétablir les conditions d’un développement de l’aspiration démocratique véritable. Ainsi, les dernières phrases de cet article sonneront étrangement optimistes à qui veut bien l’entendre. Aujourd’hui, nous n’assistons pas à l’écroulement des démocraties occidentales. Nous assistons à la fin de l’illusion qu’elles existent. 

Léonor Franc


(Re)lire le premier volet de ce dossier : https://mrmondialisation.org/pourquoi-nous-faisons-semblant-de-vivre-en-democratie/

Sources :

(1)  Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, PUF, coll. Quadrige, 2008, p. 610.

(2) Kant, La religion dans les limites de la simple raison, Paris, Vrin, 2000, p. 290.

(3) Psaume, 84, 6-7.

(4)  Ecclésiaste, 1, 2.

(5) Hannah Arendt, La crise de la culture, op. cit., p. 192.

(6) Jean Baudrillard, À l’ombre des majorités silencieuses. La fin du social, Paris, Denoël-Gonthier, 1978, p. 42-44.

(7)  Kant, Le conflit des facultés, Paris, Vrin, 1955, p. 104-105. 

 

 

Commentaires