Le collapsologue Pablo Servigne : “Croire en des catastrophes
irréversibles n’empêche pas d’agir”
TELERAMA
17/12/18
Pourquoi faut-il croire à l’effondrement ?
Nous sommes partis de ce constat : malgré l’accumulation de savoirs scientifiques sur les catastrophes en cours, nous ne croyons toujours pas ce que nous savons. Et donc, nous n’agissons pas. Comment faire ? L’« effondrement » nous a paru efficace pour mettre en récit ces faits sidérants. Ce mot extrêmement large, puissant, permet aussi bien de parler des études scientifiques, de la raison, que de toucher l’imaginaire et d’ouvrir une nouvelle vision du monde. Certains y voient une prédiction de type Nostradamus, une apocalypse brutale façon Hollywood. Ce n’est pas notre démarche. Nous adoptons plutôt le point de vue d’historiens des siècles à venir, qui en étudiant notre période, pourront parler de l’effondrement de la civilisation thermo-industrielle. Autrement dit un processus qui a déjà commencé, qui n’a pas encore atteint sa phase la plus critique et qui sera graduel - une sorte de déclin complexe.
Comment tout peut s’effondrer est un best-seller. C’est le signe que de plus en plus de gens y croient ?
Quand j’ai commencé à donner des conférences sur le sujet, il y a une dizaine d’années, une grande partie du public restait sidérée, certains pleuraient, d’autres étaient en colère… Aujourd’hui, les gens me disent « merci d’être franc, nous avons un horizon concret, alors on y va, on se bouge ». Et les médias ne craignent plus d’en parler. Quelque chose a changé. L’imaginaire populaire s’est fissuré : il y a eu le Brexit, l’élection de Donald Trump, les vagues de migrants, et puis, la canicule, la démission de Nicolas Hulot, le dernier rapport du Giec, l’étude sur la « Terre étuve » (publiée dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS)… Chacun de ces événements a embarqué un peu plus de monde dans l’idée d’un avenir plus sombre. Voilà pourquoi l’effondrement, tel que nous l’avons décrit de manière systémique, étayé par la science, est intéressant : il propose un cadre scientifique de compréhension, un récit cohérent qui met ces événements en lien et donne un sens à notre époque. J’appelle ceux qui décident d’y croire les « collapsonautes », en référence aux argonautes de Jules Verne. Ce sont des voyageurs de l’effondrement. Ils déploient leur imagination, apprennent à vivre, du mieux possible, avec les mauvaises nouvelles et les changements brutaux, progressifs, qu’elles annoncent.
Que répondez-vous à ceux qui vous voient comme un oiseau de mauvais augure ?
Que croire que des catastrophes irréversibles sont déjà en cours n’empêche pas d’agir. Au contraire. Il faut comprendre qu’en acceptant cette réalité, il reste encore une marge de manœuvre, un élan de vie et la possibilité d’un passage à l’action. C’est la posture du « catastrophisme éclairé » du philosophe Jean-Pierre Dupuy : on doit considérer la catastrophe comme certaine, on doit y croire, pour avoir une chance de l’éviter.
Mais on peut aussi être tétanisé par la peur ?
C’est pourquoi l’art de donner et recevoir les mauvaises nouvelles est essentiel. Si on vous annonce brutalement que vous avez un cancer et qu’il vous reste six mois à vivre, sans rien de plus, vous serez détruit. La nouvelle de cet événement futur pourrira votre présent. Alors que si le médecin est bienveillant, vous permet d’exprimer vos sentiments, vous aurez une chance de bien vivre ces derniers mois. Un élan vital sera là, malgré la mort, et vous pourrez, peut-être, améliorer votre état. Bien vivre en attendant la mort, c’est «La» question philosophique depuis 2000 ans. Et au fond, l’effondrement n’est rien d’autre que la question de la mort projetée à une échelle collective. La démarche que nous proposons est de l’accepter. Bien sûr, c’est douloureux. Mais c’est aussi une opportunité incroyable.
Laquelle ?
Celle de commencer à construire quelque chose d’autre dès aujourd’hui, de donner du sens à ce que nous vivons. Les humains sont des animaux de croyances. Celles-ci forment notre manière d’être au monde, de voir le présent, le futur, d’aborder les autres, et ce qui nous met en mouvement. Elles peuvent être conscientes et inconscientes. Et elles sont souvent plus fortes que les faits - certaines nous imprègnent depuis si longtemps qu’elles ont fini par ressembler à des vérités indiscutables. Nos croyances, ce sont le progrès, la croissance infinie, la techno-science qui domine la nature. Celle aussi qui nous dit qu’il n’existe qu’une seule loi de la jungle - la compétition. Mais les croyances vivent et meurent. La question de l’effondrement est passionnante car elle traverse tout cela, et permet de traiter autant la raison que les émotions, les idéologies et les mythes. Elle ne condamne pas l’avenir. Au contraire, elle nous invite à déstabiliser les croyances toxiques. Et à créer un nouvel imaginaire, pour nous permettre de croire à un futur quand ce dernier a l’air de s’effondrer.
Vous même avez des enfants tout en croyant à l’effondrement...
Comme beaucoup de nos lecteurs, qui lisent les études scientifiques, croient au réchauffement climatique, et agissent... Pour ma part, devenir père a nourri mon parcours. Cela nous a poussés à quitter la ville, à offrir aux enfants la possibilité de goûter au sauvage avant qu’il n’y en ait plus. Je ne dis pas que c’est la panacée. J’ai aussi dû renoncer à des rêves que j’avais pour eux. Trouver la bonne posture est compliqué...
De façon plus générale, il faut se tenir sur une ligne de crête fragile, trouver le juste équilibre entre l’acceptation et le passage à l’action. Il faut éviter les écueils du « tout est foutu, à quoi bon... » mais aussi de l’optimisme béat, qui équivaut au déni. Et celui, encore plus toxique et passif, de l’espoir, qui nous fait croire que le système va inexplicablement changer, ou que la technologie, ou bien la déesse-mère vont nous sauver... Voilà pourquoi je dis que l’utopie a changé de camp. Aujourd’hui, les utopistes sont les optimistes béats, qui croient que tout peut continuer comme avant. Et les réalistes sont ceux qui agissent en vue des catastrophes qui ont déjà lieu, et de celles à venir.
Dans votre dernier livre, vous défendez l’« espoir actif ». De quoi s’agit-il ?
C’est l’idée, développée par les américains Joanna Macy et Chris Johnson, de faire maintenant, aujourd’hui, ce qui nous semble juste, ce qui nous importe, quelles que soient nos chances de réussite, même si on sait que le réchauffement dépassera les 1,5 degrés, que les migrations climatiques seront gigantesques, etc. C’est un de ces « déclics » sémantiques qui débloquent tout.
Ce « déclic » n’a toujours pas eu lieu chez nos responsables politiques !
Certains (encore trop rares) travaillent sur la question : ceux dont la fonction consiste à se pencher sur la longue durée, dans les services de défense, de prospective... Quelques responsables politiques comme Yves Cochet ou Delphine Batho, des hauts-fonctionnaires aussi, en parlent. L’armée suisse, par exemple, organise des exercices grandeur nature de simulations d’effondrement des pays voisins, avec blocage des frontières, etc. A plus petite échelle, en France, le réseau SOS Maires, par exemple, prend la question très au sérieux et essaie de rassembler les maires pour créer des réseaux de résilience au niveau municipal.
Mais plus on monte dans les échelons politiques, plus les verrous sont importants, à tous les niveaux - psychologique, juridique, financier, technique… Inscrire des perspectives de rupture globale n’est pas « porteur» électoralement, d’autant moins que notre système politique n’est pas conçu pour traiter des questions de long terme. Et puis, beaucoup de nos dirigeants, y compris chez les écologistes, ne connaissent pas la pensée écologique systémique (étude du vivant dans sa globalité, dans ses interconnexions), ou ne sont pas à jour – ils en sont restés à l’empreinte écologique… Nous avons un travail pédagogique à faire sur ces nouveaux champs, mais aussi sur ce que « croire » signifie vraiment.
Que voulez-vous dire ?
Savoir ne suffit pas. Les responsables politiques qui discutent des chiffres climatiques lors des COP, ont lu les rapports des experts. Ils savent. Mais ils n’y croient pas, comme si la tête savait mais que le coeur s’y refusait. Les connaissances doivent percuter le corps, les tripes, pour prendre toute leur dimension et pour qu’on puisse y croire. Le philosophe australien Clive Hamilton est celui qui m’a le plus décomplexé à ce sujet. Dans son livre Requiem pour l’espèce humaine, il décrit parfaitement comment il a « émotionnellement (accepté) ce que cela signifiait vraiment pour l’avenir du monde » et s’est senti « soulagé d’admettre enfin ce que (son) esprit rationnel n’avait cessé de (lui) dire ». Il ne s’agit pas d’une prise de conscience. C’est une prise d’émotion. Une fois qu’on l’a ressentie, plus rien n’est pareil.
C’est compliqué de parler d’émotions pour vous qui êtes scientifique de formation ?
Très ! La culture de cette profession nous demande de rester « neutre ». Pourtant, ceux qui sont plongés dans l’étude du changement climatique, de la destruction de la biodiversité, sont les premiers touchés par toute une palette émotionnelle - tristesse, colère, désespoir... Quelques uns commencent à en parler - la chercheuse Camille Parmesan, corédactrice des rapports du GIEC, a osé déclarer publiquement une « dépression professionnelle ». Mais ils sont rares. L’historienne des sciences Naomi Oreskes a d’ailleurs montré comment cette culture a conduit les climatologues à communiquer une version sous-estimée des dangers. Selon elle, les scientifiques devraient davantage exprimer leurs inquiétudes, leurs émotions, pour transmettre le message.
Y croirait-on plus ?
Si plusieurs climatologues du GIEC s’autorisaient à pleurer en public, à l’instar des larmes du représentant des Tuvalu au sommet sur le climat en 2009, ou celles de Nicolas Hulot lors de sa démission, ils provoqueraient un « déclic » énorme. Mais notre société dit encore trop souvent : c’est la preuve que la politique n’est pas faite pour lui, il est trop émotionnel...
Et pourtant les impacts des émotions sur notre perception des risques, nos manières de penser, d’agir sont fondamentaux. C’est ainsi que fonctionne le cerveau ! Le cerveau « émotionnel » nous aide à faire nos choix moraux, nos choix d’action, puis le cerveau « rationnel » justifie ce qui a été décidé en amont de façon intuitive et émotionnelle. Alors oui, il faut apprendre à voir, comprendre, accueillir nos émotions, pour le bien commun.
C’est le but de la « collapsosophie » que vous proposez dans votre livre ?
Nous avons remarqué que plus nous nous en tenions aux chiffres, plus nos auditeurs étaient sidérés. Pour ne pas devenir fous devant ce gavage de mauvaises nouvelles, nous avons eu besoin de sortir du « logos » (la « raison » en grec). D’où ce terme de « collapsosophie » : une sagesse pour traverser les tempêtes, pour ne pas nous effondrer intérieurement. Nous avons besoin des émotions, de l’intuition, de la philosophie, de la spiritualité aussi, pour accompagner la rationalité scientifique. C’est une manière de penser l’effondrement, et d’y croire, en prenant soin de nous et des gens. J’insiste bien, il ne s’agit pas de rejeter la raison. C’est la science qui nous montre les limites, qui nous explique le fonctionnement du système-terre. Mais le curseur est allé trop loin dans cette rationalité froide, devenue toxique pour la société.
Dans votre livre, vous insistez sur un chemin intérieur, vous ne croyez pas dans le politique ?
Beaucoup nous reprochent de ne pas avoir abordé la question politique de l’effondrement. C’est la plus importante. Mais pour la construire, il faut d’abord être d’accord sur le constat – c’était l’objet de notre premier ouvrage. Vient ensuite la question de la voie intérieure - la sagesse, les émotions, les spiritualités. Mais ce tome 2 n’est pas un appel au repli individuel : il s’agit de définir un élan spirituel qui redonne de la force au collectif, qui redonne envie d’agir ensemble et de créer des politiques moins toxiques. A partir de là, on est un peu mieux préparé pour le chemin extérieur, la transition, l’organisation collective. « Que faire ? », ce sera le tome 3, mais ce n’est peut-être pas à nous de l’écrire...
Peu de scientifiques s’aventurent sur le terrain de la spiritualité...
Mettre les pieds dans le plat est devenu notre spécialité ! « Effondrement » était un gros mot, nous avons contribué à le désamorcer. Nous voulons aussi désamorcer le mot « spirituel », qui met tellement mal à l’aise. En tant que scientifique athée, anarchiste, j’ai longtemps été fâché avec les religions et les spiritualités. Et puis je me suis apaisé, grâce notamment à la définition qu’en donne philosophe Dominique Bourg dans son livre Une nouvelle terre. La spiritualité n’est pas un gros mot, elle est essentielle pour vivre. C’est notre rapport au monde, à tout ce qui nous a été donné et que nous n’avons pas produit - la nourriture, le soleil, les autres humains et non humains... Définir et vivre ces liens au monde est une question fondamentale : est-on dans la réciprocité ? Dans la gratitude ? Dans l’indifférence ? Cette question traverse d’ailleurs la récente mobilisation des Gilets jaunes, des gens venus de milieux différents, qui redécouvrent la puissance de la solidarité, et la jouissance, le plaisir d’être et d’agir ensemble.
Aujourd’hui, la spiritualité fait un retour, revu et corrigé par le capitalisme marchand qui a choisi de la nommer « développement personnel ». Pourquoi ne pas l’aborder de manière plus saine ? C’est ce que nous proposons en puisant dans des traditions boudhistes, amérindiennes... C’est sans doute un peu naïf, maladroit, mais c’est un début. Il faut vivre aussi avec le risque que cette quête spirituelle puisse mener à des dérives. Il y aura, et il y a déjà, des gourous, des pseudo-religions. Mieux vaut devenir compétent pour éviter les risques. Pour ma part, j’ai choisi de mettre les mains dans le cambouis, avec cet horizon que me donne l’effondrement, pour répondre à cette deuxième interrogation essentielle qui définit la spiritualité : quel est mon horizon d’accomplissement ? Que dirai-je à mes enfants, à mes petits-enfants sur mon lit de mort : voilà ce que j’ai été, voilà ceux avec qui j’ai fait récit commun, voilà à quoi j’ai cru.
Propos recueillis par Weronika Zarachowicz
TELERAMA
17/12/18
Pourquoi faut-il croire à l’effondrement ?
Nous sommes partis de ce constat : malgré l’accumulation de savoirs scientifiques sur les catastrophes en cours, nous ne croyons toujours pas ce que nous savons. Et donc, nous n’agissons pas. Comment faire ? L’« effondrement » nous a paru efficace pour mettre en récit ces faits sidérants. Ce mot extrêmement large, puissant, permet aussi bien de parler des études scientifiques, de la raison, que de toucher l’imaginaire et d’ouvrir une nouvelle vision du monde. Certains y voient une prédiction de type Nostradamus, une apocalypse brutale façon Hollywood. Ce n’est pas notre démarche. Nous adoptons plutôt le point de vue d’historiens des siècles à venir, qui en étudiant notre période, pourront parler de l’effondrement de la civilisation thermo-industrielle. Autrement dit un processus qui a déjà commencé, qui n’a pas encore atteint sa phase la plus critique et qui sera graduel - une sorte de déclin complexe.
Comment tout peut s’effondrer est un best-seller. C’est le signe que de plus en plus de gens y croient ?
Quand j’ai commencé à donner des conférences sur le sujet, il y a une dizaine d’années, une grande partie du public restait sidérée, certains pleuraient, d’autres étaient en colère… Aujourd’hui, les gens me disent « merci d’être franc, nous avons un horizon concret, alors on y va, on se bouge ». Et les médias ne craignent plus d’en parler. Quelque chose a changé. L’imaginaire populaire s’est fissuré : il y a eu le Brexit, l’élection de Donald Trump, les vagues de migrants, et puis, la canicule, la démission de Nicolas Hulot, le dernier rapport du Giec, l’étude sur la « Terre étuve » (publiée dans la revue Proceedings of the National Academy of Sciences (PNAS)… Chacun de ces événements a embarqué un peu plus de monde dans l’idée d’un avenir plus sombre. Voilà pourquoi l’effondrement, tel que nous l’avons décrit de manière systémique, étayé par la science, est intéressant : il propose un cadre scientifique de compréhension, un récit cohérent qui met ces événements en lien et donne un sens à notre époque. J’appelle ceux qui décident d’y croire les « collapsonautes », en référence aux argonautes de Jules Verne. Ce sont des voyageurs de l’effondrement. Ils déploient leur imagination, apprennent à vivre, du mieux possible, avec les mauvaises nouvelles et les changements brutaux, progressifs, qu’elles annoncent.
Que répondez-vous à ceux qui vous voient comme un oiseau de mauvais augure ?
Que croire que des catastrophes irréversibles sont déjà en cours n’empêche pas d’agir. Au contraire. Il faut comprendre qu’en acceptant cette réalité, il reste encore une marge de manœuvre, un élan de vie et la possibilité d’un passage à l’action. C’est la posture du « catastrophisme éclairé » du philosophe Jean-Pierre Dupuy : on doit considérer la catastrophe comme certaine, on doit y croire, pour avoir une chance de l’éviter.
Mais on peut aussi être tétanisé par la peur ?
C’est pourquoi l’art de donner et recevoir les mauvaises nouvelles est essentiel. Si on vous annonce brutalement que vous avez un cancer et qu’il vous reste six mois à vivre, sans rien de plus, vous serez détruit. La nouvelle de cet événement futur pourrira votre présent. Alors que si le médecin est bienveillant, vous permet d’exprimer vos sentiments, vous aurez une chance de bien vivre ces derniers mois. Un élan vital sera là, malgré la mort, et vous pourrez, peut-être, améliorer votre état. Bien vivre en attendant la mort, c’est «La» question philosophique depuis 2000 ans. Et au fond, l’effondrement n’est rien d’autre que la question de la mort projetée à une échelle collective. La démarche que nous proposons est de l’accepter. Bien sûr, c’est douloureux. Mais c’est aussi une opportunité incroyable.
Laquelle ?
Celle de commencer à construire quelque chose d’autre dès aujourd’hui, de donner du sens à ce que nous vivons. Les humains sont des animaux de croyances. Celles-ci forment notre manière d’être au monde, de voir le présent, le futur, d’aborder les autres, et ce qui nous met en mouvement. Elles peuvent être conscientes et inconscientes. Et elles sont souvent plus fortes que les faits - certaines nous imprègnent depuis si longtemps qu’elles ont fini par ressembler à des vérités indiscutables. Nos croyances, ce sont le progrès, la croissance infinie, la techno-science qui domine la nature. Celle aussi qui nous dit qu’il n’existe qu’une seule loi de la jungle - la compétition. Mais les croyances vivent et meurent. La question de l’effondrement est passionnante car elle traverse tout cela, et permet de traiter autant la raison que les émotions, les idéologies et les mythes. Elle ne condamne pas l’avenir. Au contraire, elle nous invite à déstabiliser les croyances toxiques. Et à créer un nouvel imaginaire, pour nous permettre de croire à un futur quand ce dernier a l’air de s’effondrer.
Vous même avez des enfants tout en croyant à l’effondrement...
Comme beaucoup de nos lecteurs, qui lisent les études scientifiques, croient au réchauffement climatique, et agissent... Pour ma part, devenir père a nourri mon parcours. Cela nous a poussés à quitter la ville, à offrir aux enfants la possibilité de goûter au sauvage avant qu’il n’y en ait plus. Je ne dis pas que c’est la panacée. J’ai aussi dû renoncer à des rêves que j’avais pour eux. Trouver la bonne posture est compliqué...
De façon plus générale, il faut se tenir sur une ligne de crête fragile, trouver le juste équilibre entre l’acceptation et le passage à l’action. Il faut éviter les écueils du « tout est foutu, à quoi bon... » mais aussi de l’optimisme béat, qui équivaut au déni. Et celui, encore plus toxique et passif, de l’espoir, qui nous fait croire que le système va inexplicablement changer, ou que la technologie, ou bien la déesse-mère vont nous sauver... Voilà pourquoi je dis que l’utopie a changé de camp. Aujourd’hui, les utopistes sont les optimistes béats, qui croient que tout peut continuer comme avant. Et les réalistes sont ceux qui agissent en vue des catastrophes qui ont déjà lieu, et de celles à venir.
Dans votre dernier livre, vous défendez l’« espoir actif ». De quoi s’agit-il ?
C’est l’idée, développée par les américains Joanna Macy et Chris Johnson, de faire maintenant, aujourd’hui, ce qui nous semble juste, ce qui nous importe, quelles que soient nos chances de réussite, même si on sait que le réchauffement dépassera les 1,5 degrés, que les migrations climatiques seront gigantesques, etc. C’est un de ces « déclics » sémantiques qui débloquent tout.
Ce « déclic » n’a toujours pas eu lieu chez nos responsables politiques !
Certains (encore trop rares) travaillent sur la question : ceux dont la fonction consiste à se pencher sur la longue durée, dans les services de défense, de prospective... Quelques responsables politiques comme Yves Cochet ou Delphine Batho, des hauts-fonctionnaires aussi, en parlent. L’armée suisse, par exemple, organise des exercices grandeur nature de simulations d’effondrement des pays voisins, avec blocage des frontières, etc. A plus petite échelle, en France, le réseau SOS Maires, par exemple, prend la question très au sérieux et essaie de rassembler les maires pour créer des réseaux de résilience au niveau municipal.
Mais plus on monte dans les échelons politiques, plus les verrous sont importants, à tous les niveaux - psychologique, juridique, financier, technique… Inscrire des perspectives de rupture globale n’est pas « porteur» électoralement, d’autant moins que notre système politique n’est pas conçu pour traiter des questions de long terme. Et puis, beaucoup de nos dirigeants, y compris chez les écologistes, ne connaissent pas la pensée écologique systémique (étude du vivant dans sa globalité, dans ses interconnexions), ou ne sont pas à jour – ils en sont restés à l’empreinte écologique… Nous avons un travail pédagogique à faire sur ces nouveaux champs, mais aussi sur ce que « croire » signifie vraiment.
Que voulez-vous dire ?
Savoir ne suffit pas. Les responsables politiques qui discutent des chiffres climatiques lors des COP, ont lu les rapports des experts. Ils savent. Mais ils n’y croient pas, comme si la tête savait mais que le coeur s’y refusait. Les connaissances doivent percuter le corps, les tripes, pour prendre toute leur dimension et pour qu’on puisse y croire. Le philosophe australien Clive Hamilton est celui qui m’a le plus décomplexé à ce sujet. Dans son livre Requiem pour l’espèce humaine, il décrit parfaitement comment il a « émotionnellement (accepté) ce que cela signifiait vraiment pour l’avenir du monde » et s’est senti « soulagé d’admettre enfin ce que (son) esprit rationnel n’avait cessé de (lui) dire ». Il ne s’agit pas d’une prise de conscience. C’est une prise d’émotion. Une fois qu’on l’a ressentie, plus rien n’est pareil.
C’est compliqué de parler d’émotions pour vous qui êtes scientifique de formation ?
Très ! La culture de cette profession nous demande de rester « neutre ». Pourtant, ceux qui sont plongés dans l’étude du changement climatique, de la destruction de la biodiversité, sont les premiers touchés par toute une palette émotionnelle - tristesse, colère, désespoir... Quelques uns commencent à en parler - la chercheuse Camille Parmesan, corédactrice des rapports du GIEC, a osé déclarer publiquement une « dépression professionnelle ». Mais ils sont rares. L’historienne des sciences Naomi Oreskes a d’ailleurs montré comment cette culture a conduit les climatologues à communiquer une version sous-estimée des dangers. Selon elle, les scientifiques devraient davantage exprimer leurs inquiétudes, leurs émotions, pour transmettre le message.
Y croirait-on plus ?
Si plusieurs climatologues du GIEC s’autorisaient à pleurer en public, à l’instar des larmes du représentant des Tuvalu au sommet sur le climat en 2009, ou celles de Nicolas Hulot lors de sa démission, ils provoqueraient un « déclic » énorme. Mais notre société dit encore trop souvent : c’est la preuve que la politique n’est pas faite pour lui, il est trop émotionnel...
Et pourtant les impacts des émotions sur notre perception des risques, nos manières de penser, d’agir sont fondamentaux. C’est ainsi que fonctionne le cerveau ! Le cerveau « émotionnel » nous aide à faire nos choix moraux, nos choix d’action, puis le cerveau « rationnel » justifie ce qui a été décidé en amont de façon intuitive et émotionnelle. Alors oui, il faut apprendre à voir, comprendre, accueillir nos émotions, pour le bien commun.
C’est le but de la « collapsosophie » que vous proposez dans votre livre ?
Nous avons remarqué que plus nous nous en tenions aux chiffres, plus nos auditeurs étaient sidérés. Pour ne pas devenir fous devant ce gavage de mauvaises nouvelles, nous avons eu besoin de sortir du « logos » (la « raison » en grec). D’où ce terme de « collapsosophie » : une sagesse pour traverser les tempêtes, pour ne pas nous effondrer intérieurement. Nous avons besoin des émotions, de l’intuition, de la philosophie, de la spiritualité aussi, pour accompagner la rationalité scientifique. C’est une manière de penser l’effondrement, et d’y croire, en prenant soin de nous et des gens. J’insiste bien, il ne s’agit pas de rejeter la raison. C’est la science qui nous montre les limites, qui nous explique le fonctionnement du système-terre. Mais le curseur est allé trop loin dans cette rationalité froide, devenue toxique pour la société.
Dans votre livre, vous insistez sur un chemin intérieur, vous ne croyez pas dans le politique ?
Beaucoup nous reprochent de ne pas avoir abordé la question politique de l’effondrement. C’est la plus importante. Mais pour la construire, il faut d’abord être d’accord sur le constat – c’était l’objet de notre premier ouvrage. Vient ensuite la question de la voie intérieure - la sagesse, les émotions, les spiritualités. Mais ce tome 2 n’est pas un appel au repli individuel : il s’agit de définir un élan spirituel qui redonne de la force au collectif, qui redonne envie d’agir ensemble et de créer des politiques moins toxiques. A partir de là, on est un peu mieux préparé pour le chemin extérieur, la transition, l’organisation collective. « Que faire ? », ce sera le tome 3, mais ce n’est peut-être pas à nous de l’écrire...
Peu de scientifiques s’aventurent sur le terrain de la spiritualité...
Mettre les pieds dans le plat est devenu notre spécialité ! « Effondrement » était un gros mot, nous avons contribué à le désamorcer. Nous voulons aussi désamorcer le mot « spirituel », qui met tellement mal à l’aise. En tant que scientifique athée, anarchiste, j’ai longtemps été fâché avec les religions et les spiritualités. Et puis je me suis apaisé, grâce notamment à la définition qu’en donne philosophe Dominique Bourg dans son livre Une nouvelle terre. La spiritualité n’est pas un gros mot, elle est essentielle pour vivre. C’est notre rapport au monde, à tout ce qui nous a été donné et que nous n’avons pas produit - la nourriture, le soleil, les autres humains et non humains... Définir et vivre ces liens au monde est une question fondamentale : est-on dans la réciprocité ? Dans la gratitude ? Dans l’indifférence ? Cette question traverse d’ailleurs la récente mobilisation des Gilets jaunes, des gens venus de milieux différents, qui redécouvrent la puissance de la solidarité, et la jouissance, le plaisir d’être et d’agir ensemble.
Aujourd’hui, la spiritualité fait un retour, revu et corrigé par le capitalisme marchand qui a choisi de la nommer « développement personnel ». Pourquoi ne pas l’aborder de manière plus saine ? C’est ce que nous proposons en puisant dans des traditions boudhistes, amérindiennes... C’est sans doute un peu naïf, maladroit, mais c’est un début. Il faut vivre aussi avec le risque que cette quête spirituelle puisse mener à des dérives. Il y aura, et il y a déjà, des gourous, des pseudo-religions. Mieux vaut devenir compétent pour éviter les risques. Pour ma part, j’ai choisi de mettre les mains dans le cambouis, avec cet horizon que me donne l’effondrement, pour répondre à cette deuxième interrogation essentielle qui définit la spiritualité : quel est mon horizon d’accomplissement ? Que dirai-je à mes enfants, à mes petits-enfants sur mon lit de mort : voilà ce que j’ai été, voilà ceux avec qui j’ai fait récit commun, voilà à quoi j’ai cru.
Propos recueillis par Weronika Zarachowicz
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