Nous sommes sur le « Titanic », la mort de notre civilisation nous fait face. La faute au changement climatique, à l’extinction de la biodiversité, à la raréfaction du pétrole… Les décideurs de la planète martèlent qu’il faut virer de bord mais personne n’ose s’emparer du gouvernail. Les passagers crient dans le vide. Quelques-uns, à la fois déprimés et stoïques, ne pensent qu’à freiner pour atténuer le choc et à trouver des chaloupes pour ceux qui y survivront. Cette obsession s’intéresse à l’effondrement d’un monde, le nôtre, au pourquoi, au comment, à l’après.
Par François Meurisse
Chers jouristes, bonne dernière année normale. 2019 sera la dernière à
ressembler à la précédente (mais plutôt en pire). C’est en tout cas
l’avis de l’ancien ministre de l’Environnement Vert Yves Cochet, qui écrivait ceci dans Libération, en août dernier : « La
période 2020-2050 sera la plus bouleversante qu’aura jamais vécue
l’humanité en si peu de temps. À quelques années près, elle se composera
de trois étapes successives : la fin du monde tel que nous le
connaissons (2020-2030), l’intervalle de survie (2030-2040), le début
d’une renaissance (2040-2050). » Tout ça du fait du « dépassement irrépressible et irréversible de certains seuils géo-bio-physiques globaux ». En clair, à cause de l’association de malfaiteurs entre changement climatique, disparition de la biodiversité,
épuisement des ressources, recul des glaciers, acidification des
océans, fragilité du système financier mondial… À l’arrivée, c’est un
effondrement civilisationnel qui nous pend au nez, un « processus à l’issue duquel les besoins de base (eau, alimentation, logement, habillement, énergie, mobilité, sécurité) ne sont plus fournis à une majorité de la population par des services encadrés par la loi ». Brrrr !
Cette définition, Yves Cochet l’a forgée dès 2011 pour l’institut Momentum,
un think tank spécialisé dans la prospective dont il est le président.
En ce début d’année, il persiste et signe. Nous sommes aux portes d’un « effondrement systémique et mondial, qui touche tous les aspects de la vie publique », affirme-t-il aux Jours.
« Avec toujours plus de technologie, plus de marché, plus de
libéralisme, plus de ce qu’on a déjà et qui est un échec, ça va
marcher ? Non ! On va crever. »
Terrifiant, certes, mais ça ne l’empêche pas de se marrer à intervalles réguliers : « Bon, quand j’ai écrit “en 2020”, c’est le scénario que je pense le plus probable, mais je ne suis pas à cinq ans près ! » Patientons
donc, pour voir les cinq stades de l’effondrement – financier,
économique, politique, social et culturel – modélisés par un autre
penseur du collapse, l’ingénieur russo-américain Dmitry Orlov.
Car oui, la fin de notre civilisation industrielle, la fin de ce monde,
est désormais un secteur de recherche de plus en plus prisé, rempli de
scientifiques, de militants, d’artistes et de simples citoyens
angoissés, persuadés qu’il est trop tard pour éviter le choc, qu’il vaut
mieux chercher à freiner le plus fort possible pour l’atténuer et à
préparer la vie d’après… pour les survivants.
Des personnes ont perdu leur maison au bord d’une rivière en raison de l’érosion à Soriotpur, au Bangladesh, en août 2018
— Photo Chowdhury Zakir Hossain/Barcroft Media/Abaca.
L’hypothèse est-elle réaliste, pessimiste, catastrophiste ou
simplement lucide ? Qu’importe finalement, tant il est impossible de
dire qu’elle est aujourd’hui totalement insensée. Flash-back. 2018 aura
accouché d’un pavé du Giec flippant, d’une étude sur l’extinction de masse des vertébrés (-60 % en quarante ans), d’une autre sur celle des insectes (-75 % en vingt-cinq ans en Allemagne), d’un rapport sur une sorte d’effet cocktail chez mademoiselle la Terre qui pourrait la transformer en étuve. Le 7 septembre, 700 scientifiques français lançaient un SOS en une de Libération face à « l’urgence climatique ».
Un appel qui répondait au cri d’alarme sur l’état de la planète de
15 364 scientifiques de 184 pays, paru en novembre 2017 dans la revue BioScience, puis, en France, dans Le Monde.En novembre, des maisons se fissuraient dans l’Essonne
à cause de fortes pluies suivies d’un épisode de sécheresse… Tous les
jours, un événement ou un travail scientifique va dans le sens de
l’effondrement. Les prochains épisodes de cette obsession vous en
apporteront la preuve.
Dans
la sphère publique, on nage en plein paradoxe : autant les décideurs se
cachent les yeux face aux signaux dramatiques, autant l’expression
« fin du monde » est devenue la tarte à la crème de toute intervention
médiatique d’un politique ces derniers mois – associée le plus souvent à
son pendant « fin du mois » dans le cadre du mouvement des gilets jaunes. Quant au mot « effondrement »,
dans l’actualité, s’il a fait référence aux morts de la rue d’Aubagne à
Marseille le 5 novembre, on lui accole de plus en plus souvent « … de
notre civilisation » – et pas seulement de la part de réacs patentés en
furie contre la « théorie du genre » et l’écriture inclusive.
Vous pouvez me croire sur parole, cela fait plus d’un an que j’ai une
recherche enregistrée avec ce mot sur Twitter et que je la consulte tous
les jours.
La Bourse de New York en 2015
— Photo Wang Lei/Xinhua/Réa.
En tant que journaliste éditeur, je me complais dans le secret des
espaces insécables bien placées (oui, c’est féminin) plutôt que dans la
chronique personnelle, mais l’effondrement m’oblige un instant à écrire à
la première personne. Car la perspective est nécessairement intime,
pleine de stress, de doutes et d’interrogations. Je dois avouer que
depuis trois ans, je suis complètement obsédé par la question. Quel
joyeux drille, n’est-ce pas ? Comment tout a commencé ? Par Comment tout peut s’effondrer. Cet essai, signé Pablo Servigne et Raphaël Stevens (Le Seuil, 2015) et sous-titré Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, ne m’a pourtant rien appris. Ou presque rien. À l’époque, je travaillais depuis six ans pour le mensuel écolo Terra eco et j’avais édité de nombreux très bons papiers pleins de lucidité et de trouille (je vous conseille celui-ci et celui-là).
Et puis, le climat détraqué, les bestioles et les banquises qui
disparaissent, l’appauvrissement de la couche d’ozone et l’inaction des
politiques, je connaissais, merci, c’était le quotidien de notre petite
rédaction. En revanche, le travail de synthèse des deux auteurs,
scientifiques de formation, était remarquable et novateur.
Car, en inventant la « collapsologie », une « science »
interdisciplinaire qui étudie tous les aspects liés à l’effondrement de
notre « civilisation thermo-industrielle », ils mettaient des mots sur
un sentiment diffus et lui offraient une sorte de porte de sortie,
fût-elle sombre.
J’ai compris qu’il y avait quelque
chose lorsque les grands médias s’y sont intéressés, lorsque les gens se
sont emparés du mot collapsologie sur les réseaux sociaux, lorsque des
universitaires se sont mis à l’étudier, lorsqu’il est passé dans le
langage courant.
« Ces
questions ne sont pas nouvelles, mais elles restaient confinées aux
milieux écologistes radicaux, aux survivalistes et aux scientifiques qui
les étudient, explique aux Jours Pablo Servigne. J’ai compris qu’il y avait quelque chose lorsque les grands médias
s’y sont intéressés, lorsque les gens se sont emparés du mot
[collapsologie] sur les réseaux sociaux, lorsque des universitaires se
sont mis à l’étudier, lorsqu’il est passé dans le langage courant. » De fait, la collapsologie séduit et explose : Comment tout peut s’effondrer se
dirige vers les 50 000 ventes et squatte encore le top 50 livres
d’Amazon, près de quatre ans après sa sortie. Et la figure même de Pablo
Servigne émerge. Il a coécritUne autre fin du monde est possible (Le Seuil, 2018), suite du best-seller de 2015, il est le seul non-Youtubeur… de la vidéo des Youtubeurs rassemblés sous la bannière écolo #IlEstEncoreTemps, ses conférences affichent complet, tout comme des événements dont il est le principal invité, comme le récent « Tribunal pour les générations futures » spécial collapsologues organisé récemment à Paris par le magazine Usbek & Rica.
Une route détruite par les inondations provoquées par la tempête tropicale Florence à Charlotte, aux États-Unis, en 2018
— Photo Nate Orlowski/Zuma/Réa.
Ses travaux, eux, essaiment : on citera le podcast de référence Présagesd’Alexia Soyeux, un autre intitulé Sismique, la websérie [NEXT] de Clément Montfort, les groupes Facebook « L’effondrement » ou « La collapso heureuse », sans parler d’un autre essai, signé Julien Wosnitza, au titre un rien opportuniste : Pourquoi tout va s’effondrer (Les Liens qui libèrent, 2018). N’en jetez plus.
Si
le succès de la théorie est là, c’est aussi, au-delà de la pertinence
de l’analyse, parce qu’elle propose une narration d’une puissance folle.
Comme s’amuse Yves Cochet, « Pablo Servigne raconte des histoires ». Cela dit en toute amitié – il a signé la postface de Comment tout peut s’effondrer. Le grand récit de l’effondrement est peut-être celui qui manquait à la nouvelle génération écolo. Yves Cochet encore : « Le concept arrive après le développement durable des années 1990-2000, après la transition écologique des années 2000… » Il est plus sombre, c’est tout.
La
société n’est pas une somme d’individus. Il y a des rapports de force,
il y a des organisations économiques, politiques, médiatiques… et tout
ça est aujourd’hui absent du champ de la collapsologie.
Mais
la collapsologie n’a pas que des amis. Les partisans de la croissance à
tout crin – décideurs, économistes… – lui sont hostiles ou
indifférents. Les élus écolos eux-mêmes se pincent un peu le nez, qui y
voient souvent la mort de tout espoir de transformation. Certains
chercheurs, comme ceux de l’association Adrastia,
lui refusent le statut – très discutable, il est vrai – de science.
Pour d’autres, ces histoires sont celles d’Occidentaux riches qui
s’ennuient et s’amusent à se faire peur. Les habitants des pays pauvres
craignent-ils eux aussi un effondrement, alors qu’ils ont si peu ? Mais
c’est autour de la question politique que se noue l’essentiel des
critiques. Dans Libération, l’historien des sciences, des techniques et de l’environnement à l’EHESS Jean-Baptiste Fressoz a publié une tribune dont le titre est : « La collapsologie : un discours réactionnaire ? » Quand la sociologue Benedikte Zitouni et le chercheur en science politique François Thoreau dénoncent, eux, un « récit hégémonique » qui « infantilise les luttes comme les individus ».
Une Bangladaise dans une décharge au bord de la rivière Buriganga, près de Dacca, au Bangladesh
— Photo Suvra Kanti Das/Zuma/Réa.
« La société n’est pas une somme d’individus. Il y a des rapports
de force, il y a des organisations économiques, politiques, médiatiques…
et tout ça est aujourd’hui absent du champ de la collapsologie. C’est
ce qu’il faut réintroduire », insiste Corinne Morel Darleux,
conseillère régionale (Parti de Gauche) Auvergne-Rhône-Alpes. Et pour
cela comme pour convaincre de la possibilité de l’effondrement, celle
qui est aussi chroniqueuse pour le site Reporterre use de la fiction. « Les
chiffres, les rapports, les pourcentages, les dixièmes de degré, on les
a. Les scientifiques ont fait leur part. Mais c’est une chose d’avoir
l’information, c’en est une autre de se laisser percuter par les choses.
L’imaginaire, les arts, la beauté, la culture apportent cette
possibilité-là. » Ça tombe bien, l’effondrement est une machine à
histoires. Tiens, faites le test : fermez les yeux et pensez à la fin du
monde, une ou plusieurs images vous viennent en tête, n’est-ce pas ? Et
pourtant, vous ne l’avez nécessairement jamais vécue… Sauf qu’il y a Mad Max,
l’apocalypse, les zombies, des packs d’eau, des bunkers, des boîtes de
conserve, des Texans surarmés, un exil dans la montagne, des patates
malingres, des loups-garous, des vaches hostiles, des pandémies, Problemos
d’Éric Judor, ce que vous voulez… Les films, les romans et la
philosophie sont pleins de fins du monde. Et l’actualité aussi. Alors,
dès demain, Les Jours vous apporteront une mauvaise nouvelle
chaque midi. Ne nous remerciez pas ! Et puis, comme il n’y a pas que des
pierres noires, le vendredi, ce sera le jour de la culture.
Re-bonne
année 2019 ! Comme s’esclaffe Yves Cochet : « Si on arrive au bout ! »
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