Source : http://www.sarahroubato.com/scenesquotidien/amours/
Publié le mercredi 24 avril 2019
Par Sarah Roubato
C’est le thème éternel des chansons et des films. Celui dont personne ne semble se lasser. Celui auquel tous les films biographiques réduisent la vie des Ray Charles, Frida Kahlo, Edith Piaf, etc. Celui que les chansons de rue, les chansons de concert, les chansons de radio, les chansons à la mode et les chansons mal vieillies, les clips des stars et les vidéos d’inconnus dans leurs chambres, mâchent et rabâchent. L’Amour. L’amour du couple, l’amour des amants, l’amour des amoureux.
Il serait malséant de s’en plaindre. Malvenu de demander aux artistes : n’avez-vous donc rien d’autre à raconter sur notre temps ? N’y a-t-il pas bien d’autres joies et bien d’autres douleurs à exprimer ?
La relation d’un maître à son élève, d’un coach à son apprenti, n’est-ce pas là de l’amour ? Quand celui qui est au-devant – c’est ainsi que se dit professeur en japonais et qu’il se pratique dans les arts martiaux – voit les potentiels de l’apprenti, tout ce qui est encore vert, maladroit, qu’il va orienter, canaliser, et aider à s’épanouir. Quand l’élève se livre, résiste et explose devant celui en qui il a une totale confiance. N’est-ce pas là de l’amour ?
Quand une jeune fille aide une vieille femme à monter ses paquets, à atteindre le haut du placard, quand elle s’assoit près d’elle et l’écoute parler d’un temps que les moins de vingt ans…Quand la jeune fille accueille l’enfant qui rit au fond des yeux ridés. Quand l’aînée retrouve quelque chose de la femme qu’elle a été dans la fraîcheur de la jeune fille. Quand, ces deux là qui ne sont ni petite-fille ni grand-mère, deviennent soeurs… n’est-ce pas là de l’amour ?
Quand un commerçant du coin devient le port où l’on fait halte entre deux urgences, quand on s’attarde à son comptoir pour entendre des bribes de vie, le récit de la ville qui change, des temps difficiles où il faut tenir. Quand le commerçant guette le passage de ce client fidèle, comme un rayon de soleil dans sa journée embrumée. Quand le commerce ferme et que soudain, on se rend compte qu’il manquera quelque chose dans notre vie, comme le vieux chêne à la fenêtre, comme la tour de Notre-Dame derrière la baie vitrée de certains cafés… n’est-ce pas quand même de l’amour ?
Quand on voit un enfant grandir sans être de sa famille, qu’aucun devoir filial ne nous y attache. Quand on devient un pilier dans sa vie, un complice, un cadre, un référent. Qu’on a tendu les bras vers ses petits pas incertains de bébé, tendu son imagination vers ses délires d’enfant, tendu l’oreille à ses révoltes d’adolescent. Qu’il nous a réappris à broder de l’imaginaire, à bondir dans l’absurde, à s’émerveiller, à se révolter de la connerie des adultes… n’est-ce pas là aussi de l’amour ?
Avoir un voisin chez qui l’on entre sans frapper pour emprunter un outil ou prendre un conseil. Quelqu’un avec qui on partage la connaissance d’un flanc de montagne, d’un coteau, d’un quartier. Qui nous permet certains soirs de sortir une deuxième assiette et de cuisiner ces plats qui ne se mangent jamais seuls. Celui à qui l’on pense en regardant une bouteille qu’on pourrait bien ramener de voyage. Qui nous laisse tranquille quand on a besoin d’être seul et qui est là quand on a besoin de ne pas se sentir seul…n’est-ce pas là de l’amour ?
Et le complice de scène ou d’aventure, celui avec qui on a frôlé l’éternité, compagnon de plongée, de vol, d’escalade, de spectacle. Celui qui nous comprend sans mot, que l’on désire sans sexe, que l’on entend d’un geste et que l’on touche du bout des yeux. Celui qui n’a pas eu besoin de clé pour visiter notre âme. Si cela n’est pas de l’amour…
Et puis il y a ceux dont les mots, les musiques et les œuvres dialoguent avec nous dans les tremblements de terre de de nos vies, et qui bien souvent nous la sauvent. Ceux dont on fait des monuments culturels, des films et des émissions spéciales, mais on s’en fiche, car ils vivent à travers nous, et c’est bien assez. Ne les aimons-nous pas ?
Je devrais aussi parler de l’amour pour son pays, pour un coin de terre, pour un quartier, pour un arbre, pour un animal. L’amour pour son instrument de musique ou pour une vieille maison qui nous a vu grandir.
Et si je devais parler ici de l’amitié je dirais qu’elle mériterait bien aussi qu’on redécouvre sa diversité. Car elle sait exister bien au-delà de ceux qui partagent sorties activités et voyages, bien au-delà de ceux qui se ressemblent socialement, qui fréquent les mêmes lieux et aiment aller voir les mêmes films. Bien au-delà aussi de ceux qui ont des photos en commun.
L’amitié peut exister avec quelqu’un qui pourrait être notre grand-père, avec un enfant qui pourrait être notre petit frère, avec quelqu’un qui serait d’une autre génération et d’une toute autre profession. Pourrions-nous enfin passer des soirées entières avec un homme si on est une femme, avec une femme si on est un homme, sans se demander si cela ne sera pas « mal interprété », surtout si l’autre est en couple. Comme si, en dehors de la famille et du couple, il n’y avait pas de place pour un lien tout aussi puissant, qui nous remplisse et nous comble. Mal interprété… quelle bien triste formule pour décrire la possibilité de rencontrer un alter ego, une épaule où se blottir, un rire où se réchauffer, une paroi où l’on puisse entendre son propre cri. Quelqu’un qui verrait en nous ce qu’on ne s’autorise pas à être, et qui puisse s’ouvrir à cette part de soi qu’on oublie, même sur la route du bonheur.
Les temps sont durs pour qui a soif de ces formes d’amour. Comme les variétés anciennes de légumes et de fruits, ou comme des coupes de pantalon qui décidément ne se font plus. Pour qui n’est ni de la famille, ni du cercle du quotidien, ni des amis du même milieu, ni l’amoureux, il n’y a pas de place. À croire que nous avons même réussi à cultiver la monoculture de l’amour.
Publié le mercredi 24 avril 2019
Par Sarah Roubato
C’est le thème éternel des chansons et des films. Celui dont personne ne semble se lasser. Celui auquel tous les films biographiques réduisent la vie des Ray Charles, Frida Kahlo, Edith Piaf, etc. Celui que les chansons de rue, les chansons de concert, les chansons de radio, les chansons à la mode et les chansons mal vieillies, les clips des stars et les vidéos d’inconnus dans leurs chambres, mâchent et rabâchent. L’Amour. L’amour du couple, l’amour des amants, l’amour des amoureux.
Il serait malséant de s’en plaindre. Malvenu de demander aux artistes : n’avez-vous donc rien d’autre à raconter sur notre temps ? N’y a-t-il pas bien d’autres joies et bien d’autres douleurs à exprimer ?
La relation d’un maître à son élève, d’un coach à son apprenti, n’est-ce pas là de l’amour ? Quand celui qui est au-devant – c’est ainsi que se dit professeur en japonais et qu’il se pratique dans les arts martiaux – voit les potentiels de l’apprenti, tout ce qui est encore vert, maladroit, qu’il va orienter, canaliser, et aider à s’épanouir. Quand l’élève se livre, résiste et explose devant celui en qui il a une totale confiance. N’est-ce pas là de l’amour ?
Quand une jeune fille aide une vieille femme à monter ses paquets, à atteindre le haut du placard, quand elle s’assoit près d’elle et l’écoute parler d’un temps que les moins de vingt ans…Quand la jeune fille accueille l’enfant qui rit au fond des yeux ridés. Quand l’aînée retrouve quelque chose de la femme qu’elle a été dans la fraîcheur de la jeune fille. Quand, ces deux là qui ne sont ni petite-fille ni grand-mère, deviennent soeurs… n’est-ce pas là de l’amour ?
Quand un commerçant du coin devient le port où l’on fait halte entre deux urgences, quand on s’attarde à son comptoir pour entendre des bribes de vie, le récit de la ville qui change, des temps difficiles où il faut tenir. Quand le commerçant guette le passage de ce client fidèle, comme un rayon de soleil dans sa journée embrumée. Quand le commerce ferme et que soudain, on se rend compte qu’il manquera quelque chose dans notre vie, comme le vieux chêne à la fenêtre, comme la tour de Notre-Dame derrière la baie vitrée de certains cafés… n’est-ce pas quand même de l’amour ?
Quand on voit un enfant grandir sans être de sa famille, qu’aucun devoir filial ne nous y attache. Quand on devient un pilier dans sa vie, un complice, un cadre, un référent. Qu’on a tendu les bras vers ses petits pas incertains de bébé, tendu son imagination vers ses délires d’enfant, tendu l’oreille à ses révoltes d’adolescent. Qu’il nous a réappris à broder de l’imaginaire, à bondir dans l’absurde, à s’émerveiller, à se révolter de la connerie des adultes… n’est-ce pas là aussi de l’amour ?
Avoir un voisin chez qui l’on entre sans frapper pour emprunter un outil ou prendre un conseil. Quelqu’un avec qui on partage la connaissance d’un flanc de montagne, d’un coteau, d’un quartier. Qui nous permet certains soirs de sortir une deuxième assiette et de cuisiner ces plats qui ne se mangent jamais seuls. Celui à qui l’on pense en regardant une bouteille qu’on pourrait bien ramener de voyage. Qui nous laisse tranquille quand on a besoin d’être seul et qui est là quand on a besoin de ne pas se sentir seul…n’est-ce pas là de l’amour ?
Et le complice de scène ou d’aventure, celui avec qui on a frôlé l’éternité, compagnon de plongée, de vol, d’escalade, de spectacle. Celui qui nous comprend sans mot, que l’on désire sans sexe, que l’on entend d’un geste et que l’on touche du bout des yeux. Celui qui n’a pas eu besoin de clé pour visiter notre âme. Si cela n’est pas de l’amour…
Et puis il y a ceux dont les mots, les musiques et les œuvres dialoguent avec nous dans les tremblements de terre de de nos vies, et qui bien souvent nous la sauvent. Ceux dont on fait des monuments culturels, des films et des émissions spéciales, mais on s’en fiche, car ils vivent à travers nous, et c’est bien assez. Ne les aimons-nous pas ?
Je devrais aussi parler de l’amour pour son pays, pour un coin de terre, pour un quartier, pour un arbre, pour un animal. L’amour pour son instrument de musique ou pour une vieille maison qui nous a vu grandir.
Et si je devais parler ici de l’amitié je dirais qu’elle mériterait bien aussi qu’on redécouvre sa diversité. Car elle sait exister bien au-delà de ceux qui partagent sorties activités et voyages, bien au-delà de ceux qui se ressemblent socialement, qui fréquent les mêmes lieux et aiment aller voir les mêmes films. Bien au-delà aussi de ceux qui ont des photos en commun.
L’amitié peut exister avec quelqu’un qui pourrait être notre grand-père, avec un enfant qui pourrait être notre petit frère, avec quelqu’un qui serait d’une autre génération et d’une toute autre profession. Pourrions-nous enfin passer des soirées entières avec un homme si on est une femme, avec une femme si on est un homme, sans se demander si cela ne sera pas « mal interprété », surtout si l’autre est en couple. Comme si, en dehors de la famille et du couple, il n’y avait pas de place pour un lien tout aussi puissant, qui nous remplisse et nous comble. Mal interprété… quelle bien triste formule pour décrire la possibilité de rencontrer un alter ego, une épaule où se blottir, un rire où se réchauffer, une paroi où l’on puisse entendre son propre cri. Quelqu’un qui verrait en nous ce qu’on ne s’autorise pas à être, et qui puisse s’ouvrir à cette part de soi qu’on oublie, même sur la route du bonheur.
Les temps sont durs pour qui a soif de ces formes d’amour. Comme les variétés anciennes de légumes et de fruits, ou comme des coupes de pantalon qui décidément ne se font plus. Pour qui n’est ni de la famille, ni du cercle du quotidien, ni des amis du même milieu, ni l’amoureux, il n’y a pas de place. À croire que nous avons même réussi à cultiver la monoculture de l’amour.
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