Source : https://www.terrestres.org/2020/03/06/continuer-une-exploration-du-chthulucene-avec-donna-haraway/
Par Laura Aristizábal Arango
À propos de Habiter le trouble avec Donna Haraway, textes réunis et présentés par Florence Caeymaex, Vinciane Despret et Julien Pieron, éditions Dehors, 2019.
Comment imaginer de nouveaux possibles tout en prenant acte de la dévastation en cours ? Un nouvel ouvrage rassemble une série d’enquêtes philosophique, anthropologique et artistique à partir des propositions de la philosophe Donna Haraway d’« habiter le trouble », au-delà du déni ou de l’acceptation résignée.
Entrée dans le monde francophone par la philosophie et la sociologie des sciences2, ainsi que par la philosophie féministe3, la pensée de Donna Haraway est incontournable dans les discussions actuelles autour de l’écologie. Haraway est une philosophe, biologiste et théoricienne des cultural studies américaine, souvent associée à tort au post-humanisme en raison de son « Manifeste Cyborg » (1985). Ses travaux s’ancrent dans ses engagements féministes, anti-capitalistes, anti-racistes et décoloniaux, et sont traversés par une interrogation sur les façons et les processus par lesquels certaines réalités viennent à être désignées comme « naturelles »4. Haraway a ainsi contribué de façon décisive à la mise en échec du dualisme nature/culture et de l’exceptionnalisme humain. En 2016, elle publie Staying with the Trouble. Making Kin in the Chthulucene, ouvrage qui explore « la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme »5.
Jusqu’à présent, aucun ouvrage francophone n’avait été consacré aux propositions les plus récentes d’Haraway. C’est le défi qu’ont relevé les autrices et les auteurs de l’ouvrage collectif Habiter le trouble avec Donna Haraway, dont les textes ont été réunis et présentés par les philosophes Florence Caeymaex, Vinciane Despret et Julien Pieron. Cet ouvrage n’est pas un travail d’exégèse sur tel ou tel aspect de la pensée d’Haraway, mais une série d’enquêtes philosophique, sociologique, anthropologique et artistique avec Donna Haraway (le livre propose deux entretiens avec l’autrice, dont un inédit) et à partir de la proposition harawayenne d’« habiter le trouble » : l’ouvrage nous introduit à des notions complexes de sa pensée et met à l’épreuve ses propositions. Habiter le trouble avec Donna Haraway nous rend ainsi familier l’univers de la philosophe, et nous prépare à la parution prochaine de la traduction francophone de Staying with the trouble6.
À première vue, on pourrait penser que Haraway veut « introduire un nouveau protagoniste dans les équations du désastre écologique » (p. 91 ; p. 287), à côté de l’Anthropocène, du Capitalocène et du Plantationocène. Ce ne serait pas étonnant : Haraway a souvent soulevé le caractère masculiniste et empreint d’exceptionnalisme humain du terme Anthropocène7 et, comme de nombreux·ses penseur·es décoloniaux·les8, elle critique le silence de ce terme quant à l’imbrication de la dévastation écologique et des histoires racistes, esclavagistes et coloniales. Cette imbrication est soulignée par le terme Plantationocène9 que, aux côtés du terme Capitalocène, Haraway privilégie par rapport au terme Anthropocène. Pourquoi, alors, ne pas s’en tenir à « Capitalocène » et à « Plantationocène » ? Pourquoi introduire le terme « Chthulucène » ?
L’enjeu n’est pas de montrer comment et pourquoi nos mondes seraient au bord des ruines. Les annonces apocalyptiques de l’Anthropocène ne sont énonçables que par quelques privilégié·es, le reste des habitant·es de la Terre n’ont pas attendu les dérèglements climatiques pour affronter le problème de la vie dans les ruines10. Dans le travail récent de Haraway, les ruines sont donc une prémisse, ce avec quoi et dans quoi elle pense. En d’autres termes, Haraway met l’accent sur l’impossibilité de recommencer à zéro. C’est pourquoi le Chthulucène n’est pas un constat (p. 288) : il est une invitation (p. 96). Haraway nous propose de nous rendre attentif·ves à ce qu’elle désigne sous le terme d’ongoingness – « continuation », « persévérance » (p. 87) : pour continuer, on compose ici et maintenant avec ce qui est déjà là, un peu à la façon de cette petite Pimoa Cthulhu qui « ne cesse, en tirant ses fils, de réparer sa toile, d’en refaire les liens ou de lui trouver de nouveaux points d’attache » (p. 47).
Pour Haraway, si survie dans les ruines il y a, elle n’a lieu ni individuellement, ni seulement entre humain·es (p. 170) : se donner des chances de continuer se fait collectivement et sans exceptionnalisme humain. Haraway raconte par exemple l’histoire de l’alliance entre des pigeons, des machines, des universitaires, des militant·es et des artistes californien·nes lors d’un projet de justice environnementale pour mesurer la pollution de l’air, dans un contexte où les autorités locales ne s’efforcent aucunement de faire cela correctement (p. 102)11. Pensons également au travail de Malcom Ferdinand : il prolonge partiellement les propositions harawayennes quand il raconte, à travers la notion d’« alliances interespèces décoloniales », comment dans le contexte des ruines produites par l’esclavage en Amérique au 18e siècle, les moustiques, vecteurs de la fièvre jaune et de la malaria, déciment les troupes coloniales françaises envoyées pour écraser la Révolution haïtienne. Ces moustiques se révèlent être des alliés décisifs des révolutionnaires haïtiens qui, eux, avaient développé une immunité aux piqûres12. Le travail de Haraway dans Staying with the Trouble consiste pour une grande part à relayer des histoires comme celles-ci. Cela tient à sa façon même de travailler : pour l’autrice « la théorie ne doit pas surplomber les faits, mais se lire en filigrane à travers les faits et les histoires qu’ils racontent » (p. 22). En quoi, à l’heure du Chthulucène, est-il important de relayer ces histoires ?
Jessica Borotto relève que le Chthulucène est aussi traversé par cette question de la vision (p. 258). Chez Haraway, la vision n’est pas un donné, c’est un enjeu politique (p. 112 ; p. 256). Les auteur·ices d’Habiter le trouble avec Donna Haraway relèvent qu’avec le Chthulucène, Haraway nous propose un temps qui est aussi un motif (pattern) (p. 255 ; p. 290), une certaine façon de percevoir le réel : le Chthulucène vise à infléchir notre vision du monde. Une citation de l’anthropologue Marilyn Strathern est particulièrement chère à Haraway : « cela importe, les idées que nous utilisons pour penser d’autres idées » (p. 236). Cela importe de prêter attention aux motifs et aux récits que nous utilisons pour décrire le monde car ces derniers informent le réel : en ce sens, avec le Chthulucène Haraway nous outille pour voir autrement (p. 147).
Si le langage infléchit le réel, le réel infléchit aussi le langage et les récits : Haraway ne propose pas des motifs qu’elle aurait créés gratuitement et ex nihilo (p. 46). Elle s’adonne à la fabulation (p. 96), c’est-à-dire que ses propositions « travaillent dans et depuis une situation réelle » (p. 46) que l’autrice explore et qu’elle amplifie. Lorsqu’elle nous raconte des pratiques de survie dans les ruines, Haraway nous rend attentif·ves au fait que les histoires de réhabilitation et de survie collaborative ont existé et existent déjà (p. 125). Tout l’intérêt de cette démarche est de déplacer notre regard des diagnostics proprement désespérants de l’état du monde, non pas pour nous « rassurer », encore moins pour nous permettre de passer notre chemin, comme si de rien n’était. Le point crucial ici, directement issu du féminisme, est de rendre visibles les existences invisibles (p. 255) : prêter attention, nommer, et faire ainsi exister la multiplicité de pratiques collectives dans lesquelles des allié·es se rendent ensemble capables de répondre à une situation de destruction. L’enjeu du Chthulucène est de peupler nos imaginaires d’histoires qui ouvrent des brèches et défient la fin du monde.
Haraway connaît les violences que cette question charrie19. Précisons donc immédiatement ce que l’autrice ne fait pas : elle ne s’attache pas à formuler des « solutions » toutes faites et tout-terrain pour ce problème, et elle ne pose pas cette question dans une perspective législative – il n’est pas question de soutenir des politiques antinatalistes (dont on connaît le racisme20) de limitation du nombre d’enfants. Le geste harawayen ici est plutôt celui d’ouverture d’une interrogation que, selon l’autrice, les féminismes décoloniaux doivent s’approprier, après l’avoir trop longtemps laissée aux politiques réactionnaires, à l’environnementalisme blanc et aux experts du développement.
Pour ça, Haraway fait appel à la puissance de dénaturalisation des féminismes : à l’instar de ce que ces derniers ont fait des liens entre sexe/genre, « Make Kin » est un appel à la dénaturalisation des liens entre parenté et biologie, et entre parenté et espèce21. C’est en ce sens que le dernier chapitre de Staying with the Trouble propose une fabulation : l’histoire des cinq générations successives de Camilles (p. 25), né·es dans une communauté où chaque enfant est apparenté·e à au moins trois parents humain·es, et à une espèce menacée de disparition. Dans le cas des Camilles, il s’agit d’un papillon Monarque. La tâche des Camilles successif·ves est d’en prendre soin, y compris lorsque cette espèce disparaît. « Faire des parents » pour Haraway est encore une proposition de décentrement du regard. Elle nous incite à regarder ailleurs et autre chose que le modèle euro-américain de la famille nucléaire hétéropatriarcale, et à imaginer d’autres possibles : comment les sociétés minorisées nous apprennent-elles à faire des parents autrement ? Comment multiplier les liens de parenté, y compris avec celles et ceux que le racisme, le sexisme, la destruction environnementale ont fait disparaître (p. 53 ; p. 189) ?
Dans la communauté des Camilles, chaque nouvelle naissance est aussi rare que précieuse. Cela est lié à ce que Haraway appelle « liberté reproductive » (p. 75) – « le pouvoir de mettre au monde des enfants qui vont devenir des adultes responsables et en bonne santé, ou de ne pas le faire » (p. 75). Cette définition est indissociable de la « justice reproductive », notion pensée au cœur de luttes de militantes, pour la plupart racisées et précarisées, qui ont souligné que la problématisation de la reproduction ne doit pas seulement se limiter au choix de faire ou de ne pas faire d’enfants, mais doit comprendre la possibilité de faire grandir ses enfants dans un environnement viable (avec une nourriture et de l’eau non toxiques, un air respirable, un accès à un logement sain, etc.).
Ces questions dessinent le plan à partir duquel Haraway parle de « surpopulation » : elle souligne que l’augmentation du nombre d’humain·es sur Terre rendra celle-ci invivable, en particulier pour celles et de ceux dont les corps sont déjà exposés aux injustices reproductives (élevage intensif et déforestations ; grandes monocultures, pesticides et les destructions qui y sont associées). En outre, Haraway souligne que la question de la surpopulation ne peut pas se poser dans les mêmes termes selon qu’on parle de « peuples qui subissent des génocides ou des stérilisations forcées » (p. 76) ou de « ceux qui pourront se permettre plus d’enfants qui épuiseront la Terre de manière extravagante » (p. 76). La façon dont Haraway problématise la surpopulation est résolument antiraciste et décoloniale. Cependant, comme le souligne Michelle Murphy, en dialogue avec Haraway, le concept de surpopulation pour penser les destructions environnementales risque de détourner notre attention du fait que ce sont l’accumulation du capital, les complexes militaro-industriels et les colonialismes qui ont produit les dévastations environnementales qu’on connait22 Si Haraway formule les problèmes avec une grande justesse, l’usage mainstream du terme « surpopulation » est actuellement indissociable de la perpétuation de fantasmes racistes, sexistes et coloniaux, qui légitiment les violences de ces systèmes d’oppression, et donnent bonne conscience à celles et ceux qui polluent le plus.
Haraway nous invite donc à prendre ce trouble à bras le corps. Cela n’implique pas l’acceptation passive de l’état des choses : habiter le trouble implique plutôt de se rendre capable de réponse face à ces temps douloureux, et ce en sachant que toute réponse se fait à partir des contradictions d’une situation, c’est-à-dire en composant avec ses troubles. Ainsi, lorsque des jeunes militant·es mettent en place la Black Mesa Water Coalition contre la destruction résultant de l’industrie minière, il n’est pas possible pour elles et eux de faire fi de toutes les contradictions qui se sédimentent dans la situation actuelle des peuples Navajo et Hopi23. Hériter d’histoires complexes, c’est dans ce cas lutter conjointement pour le soin de la terre, la mise en place d’un autre type d’économie, et la prise de pouvoir par ces peuples sur leurs propres conditions de vie, contre le colonialisme américain.Les pratiques de réhabilitation et de soin dans les ruines, comme celles des communautés Navajo et Hopi, font exister des mondes qui, si on ne s’en tenait qu’aux tendances lourdes de notre temps (p. 95), n’auraient pas lieu d’être : l’existence même de ces pratiques défie les rapports de pouvoir producteurs de ruines. C’est en ce sens qu’Haraway cite l’artiste Tanya Tagaq : « je veux vivre dans des mondes qui ne sont pas censés exister »24. Pour l’autrice, habiter le trouble, c’est donc aussi en susciter : « our task is to make trouble »25. Notre tâche est de troubler les façons dont le Plantationocène organise des mises à mort environnementales, racistes, coloniales, hétéropatriarcales. Trouble dans le genre, trouble dans l’espèce, trouble dans la parenté, trouble dans la nation coloniale. Voilà l’enjeu de la proposition harawayenne telle que la relaie Habiter le trouble avec Donna Haraway : troubler le business as usual de tout ce qui a produit, et continue de produire, les ruines de nos mondes, tout en sachant qu’il n’y a pas de garantie, pas de certitude que « demain sera meilleur ». Pas d’optimisme naïf dans la proposition harawayenne, pas d’harmonie retrouvée avec qui ou quoi que ce soit, pas de promesse de rédemption (p. 314). Habiter le trouble, c’est accepter la précarité des gestes, des récits et des pratiques de soin et de réhabilitation déployées pour composer avec les ruines.
Par Laura Aristizábal Arango
À propos de Habiter le trouble avec Donna Haraway, textes réunis et présentés par Florence Caeymaex, Vinciane Despret et Julien Pieron, éditions Dehors, 2019.
Comment imaginer de nouveaux possibles tout en prenant acte de la dévastation en cours ? Un nouvel ouvrage rassemble une série d’enquêtes philosophique, anthropologique et artistique à partir des propositions de la philosophe Donna Haraway d’« habiter le trouble », au-delà du déni ou de l’acceptation résignée.
Nous sommes plusieurs à penser, depuis notre coin d’avoine sauvage, au milieu du maïs extra-terrestre, que, plutôt que de renoncer à raconter des histoires, nous ferions mieux de commencer à en raconter une autre, une histoire que les gens pourront peut-être poursuivre lorsque l’ancienne se sera achevée. Peut-être.
Entrée dans le monde francophone par la philosophie et la sociologie des sciences2, ainsi que par la philosophie féministe3, la pensée de Donna Haraway est incontournable dans les discussions actuelles autour de l’écologie. Haraway est une philosophe, biologiste et théoricienne des cultural studies américaine, souvent associée à tort au post-humanisme en raison de son « Manifeste Cyborg » (1985). Ses travaux s’ancrent dans ses engagements féministes, anti-capitalistes, anti-racistes et décoloniaux, et sont traversés par une interrogation sur les façons et les processus par lesquels certaines réalités viennent à être désignées comme « naturelles »4. Haraway a ainsi contribué de façon décisive à la mise en échec du dualisme nature/culture et de l’exceptionnalisme humain. En 2016, elle publie Staying with the Trouble. Making Kin in the Chthulucene, ouvrage qui explore « la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme »5.
Jusqu’à présent, aucun ouvrage francophone n’avait été consacré aux propositions les plus récentes d’Haraway. C’est le défi qu’ont relevé les autrices et les auteurs de l’ouvrage collectif Habiter le trouble avec Donna Haraway, dont les textes ont été réunis et présentés par les philosophes Florence Caeymaex, Vinciane Despret et Julien Pieron. Cet ouvrage n’est pas un travail d’exégèse sur tel ou tel aspect de la pensée d’Haraway, mais une série d’enquêtes philosophique, sociologique, anthropologique et artistique avec Donna Haraway (le livre propose deux entretiens avec l’autrice, dont un inédit) et à partir de la proposition harawayenne d’« habiter le trouble » : l’ouvrage nous introduit à des notions complexes de sa pensée et met à l’épreuve ses propositions. Habiter le trouble avec Donna Haraway nous rend ainsi familier l’univers de la philosophe, et nous prépare à la parution prochaine de la traduction francophone de Staying with the trouble6.
Anthropocène, Capitalocène, Plantationocène
Dans le sous-titre de Staying with the trouble, on trouve un terme mystérieux : Chthulucène. Le terme a trois sources : une petite araignée californienne, Pimoa Cthulhu, dont Haraway reprend le nom en le croisant avec le terme grec chthonos, qui fait référence aux forces et créatures chthoniennes, c’est-à-dire aux créatures de la terre, des profondeurs, aux forces rhizomatiques qui se ramifient et qui se lient. « Cène » vient aussi du grec : kainos renvoie à une temporalité présente, que Haraway dit « épaisse ». Dans un des entretiens du livre, elle définit donc le Chthulucène comme « un temps épais pour les chthoniens » (p. 74). Ainsi formulée, cette définition est obscure et inaccessible : Habiter le trouble avec Donna Haraway la déplie et l’éclaire.À première vue, on pourrait penser que Haraway veut « introduire un nouveau protagoniste dans les équations du désastre écologique » (p. 91 ; p. 287), à côté de l’Anthropocène, du Capitalocène et du Plantationocène. Ce ne serait pas étonnant : Haraway a souvent soulevé le caractère masculiniste et empreint d’exceptionnalisme humain du terme Anthropocène7 et, comme de nombreux·ses penseur·es décoloniaux·les8, elle critique le silence de ce terme quant à l’imbrication de la dévastation écologique et des histoires racistes, esclavagistes et coloniales. Cette imbrication est soulignée par le terme Plantationocène9 que, aux côtés du terme Capitalocène, Haraway privilégie par rapport au terme Anthropocène. Pourquoi, alors, ne pas s’en tenir à « Capitalocène » et à « Plantationocène » ? Pourquoi introduire le terme « Chthulucène » ?
L’enjeu n’est pas de montrer comment et pourquoi nos mondes seraient au bord des ruines. Les annonces apocalyptiques de l’Anthropocène ne sont énonçables que par quelques privilégié·es, le reste des habitant·es de la Terre n’ont pas attendu les dérèglements climatiques pour affronter le problème de la vie dans les ruines10. Dans le travail récent de Haraway, les ruines sont donc une prémisse, ce avec quoi et dans quoi elle pense. En d’autres termes, Haraway met l’accent sur l’impossibilité de recommencer à zéro. C’est pourquoi le Chthulucène n’est pas un constat (p. 288) : il est une invitation (p. 96). Haraway nous propose de nous rendre attentif·ves à ce qu’elle désigne sous le terme d’ongoingness – « continuation », « persévérance » (p. 87) : pour continuer, on compose ici et maintenant avec ce qui est déjà là, un peu à la façon de cette petite Pimoa Cthulhu qui « ne cesse, en tirant ses fils, de réparer sa toile, d’en refaire les liens ou de lui trouver de nouveaux points d’attache » (p. 47).
Pour Haraway, si survie dans les ruines il y a, elle n’a lieu ni individuellement, ni seulement entre humain·es (p. 170) : se donner des chances de continuer se fait collectivement et sans exceptionnalisme humain. Haraway raconte par exemple l’histoire de l’alliance entre des pigeons, des machines, des universitaires, des militant·es et des artistes californien·nes lors d’un projet de justice environnementale pour mesurer la pollution de l’air, dans un contexte où les autorités locales ne s’efforcent aucunement de faire cela correctement (p. 102)11. Pensons également au travail de Malcom Ferdinand : il prolonge partiellement les propositions harawayennes quand il raconte, à travers la notion d’« alliances interespèces décoloniales », comment dans le contexte des ruines produites par l’esclavage en Amérique au 18e siècle, les moustiques, vecteurs de la fièvre jaune et de la malaria, déciment les troupes coloniales françaises envoyées pour écraser la Révolution haïtienne. Ces moustiques se révèlent être des alliés décisifs des révolutionnaires haïtiens qui, eux, avaient développé une immunité aux piqûres12. Le travail de Haraway dans Staying with the Trouble consiste pour une grande part à relayer des histoires comme celles-ci. Cela tient à sa façon même de travailler : pour l’autrice « la théorie ne doit pas surplomber les faits, mais se lire en filigrane à travers les faits et les histoires qu’ils racontent » (p. 22). En quoi, à l’heure du Chthulucène, est-il important de relayer ces histoires ?
Peupler nos imaginaires d’autres histoires
Le Chthulucène est un temps « qui a été, qui est toujours, et qui pourrait encore être » (p. 74 ; p. 288). En effet, dans la mesure où des mondes ont déjà connu de nombreuses destructions, les histoires dans lesquelles des êtres humain·es et non humain·es persévèrent dans les ruines ne sont pas à venir : elles ont déjà eu lieu, ont encore lieu et ont des chances d’avoir encore lieu. Puisque le récit du Progrès est une des cibles du texte de Haraway, son geste consiste aussi à mettre en échec la dimension linéaire de sa temporalité. C’est pourquoi, la temporalité du Chthulucène « ne va pas du passé vers le présent et le futur » (p. 74) : elle désigne plutôt « un présent épais » (p. 74). Cela signifie, comme le montre Julien Pieron, que la temporalité du Chthulucène doit être pensée de façon verticale : passé, présent, futur sont comme des couches, des strates qui reposent les unes sur les autres et se nourrissent les unes des autres. C’est en ce sens que le motif du compost est central dans le dernier ouvrage de Haraway (p. 316) : « nous sommes tout·es du compost »13. On comprend alors mieux pourquoi Haraway utilise le terme « chthonien·nes », êtres de la terre humain·es et non humain·es : nous sommes constitué·es par des passés qui ne sont pas derrière nous, mais qui sont « le sol sur lequel nous nous appuyons, comme une réalité qui n’est pas inerte, morte ou disparue, mais qui peut de temps à autre faire surface » (p. 283). Pour le dire autrement : Haraway cherche à rendre visibles les diverses histoires qui se sédimentent dans une situation ou dans un corps. Comme elle l’affirme, « Staying with the trouble est pour moi une formule qui affirme cette évidence : nous héritons de tellement d’histoires que nous avons à apprendre à vivre avec, nous sommes façonnés par elles » (p. 73). C’est en ce sens que dans un article célèbre la philosophe formulait cette question : « avec le sang de qui, de quoi mes yeux ont-ils été façonnés ? »14 (p. 120 ; p. 256). Quelles sont les histoires que des corps humains et non humains charrient ? Quelles histoires constituent et traversent notre façon de voir le monde ? (p. 103)Jessica Borotto relève que le Chthulucène est aussi traversé par cette question de la vision (p. 258). Chez Haraway, la vision n’est pas un donné, c’est un enjeu politique (p. 112 ; p. 256). Les auteur·ices d’Habiter le trouble avec Donna Haraway relèvent qu’avec le Chthulucène, Haraway nous propose un temps qui est aussi un motif (pattern) (p. 255 ; p. 290), une certaine façon de percevoir le réel : le Chthulucène vise à infléchir notre vision du monde. Une citation de l’anthropologue Marilyn Strathern est particulièrement chère à Haraway : « cela importe, les idées que nous utilisons pour penser d’autres idées » (p. 236). Cela importe de prêter attention aux motifs et aux récits que nous utilisons pour décrire le monde car ces derniers informent le réel : en ce sens, avec le Chthulucène Haraway nous outille pour voir autrement (p. 147).
Si le langage infléchit le réel, le réel infléchit aussi le langage et les récits : Haraway ne propose pas des motifs qu’elle aurait créés gratuitement et ex nihilo (p. 46). Elle s’adonne à la fabulation (p. 96), c’est-à-dire que ses propositions « travaillent dans et depuis une situation réelle » (p. 46) que l’autrice explore et qu’elle amplifie. Lorsqu’elle nous raconte des pratiques de survie dans les ruines, Haraway nous rend attentif·ves au fait que les histoires de réhabilitation et de survie collaborative ont existé et existent déjà (p. 125). Tout l’intérêt de cette démarche est de déplacer notre regard des diagnostics proprement désespérants de l’état du monde, non pas pour nous « rassurer », encore moins pour nous permettre de passer notre chemin, comme si de rien n’était. Le point crucial ici, directement issu du féminisme, est de rendre visibles les existences invisibles (p. 255) : prêter attention, nommer, et faire ainsi exister la multiplicité de pratiques collectives dans lesquelles des allié·es se rendent ensemble capables de répondre à une situation de destruction. L’enjeu du Chthulucène est de peupler nos imaginaires d’histoires qui ouvrent des brèches et défient la fin du monde.
« Make kin, not babies ! »
Le sous-titre de Staying with the trouble contient l’expression « making kin », qui fait référence au slogan cher à Haraway « Make kin, not babies ! »15 (« faites des parents, pas des enfants ! »). « Make kin » renvoie à « l’invention d’une parenté sans filiation biologique » (p. 89) : comment « se faire parents sans faire de nouveaux enfants » (p. 76) ? Cette question est centrale car elle est liée à l’enjeu du Chthulucène : rendre la Terre viable (p. 77) et vivable. Or, nous dit Haraway, pour cela il est d’une nécessité vitale de diminuer le nombre d’humain·es sur Terre. Comme l’ont montré de nombreuses féministes antiracistes et décoloniales16, cette question est problématique : elle rappelle l’obsession d’un certain environnementalisme par une supposée « insoutenable fécondité »17 des femmes précaires, racisées et d’anciens pays colonisés. Ces discours légitiment la mainmise sur le « ventre des femmes »18 par des politiques natalistes racistes et coloniales, qui placent sous contrôle la reproduction des communautés minorisées. Haraway, en problématisant les destructions environnementales via le concept de surpopulation, ne serait-elle pas en train de reconduire ces violences ?Haraway connaît les violences que cette question charrie19. Précisons donc immédiatement ce que l’autrice ne fait pas : elle ne s’attache pas à formuler des « solutions » toutes faites et tout-terrain pour ce problème, et elle ne pose pas cette question dans une perspective législative – il n’est pas question de soutenir des politiques antinatalistes (dont on connaît le racisme20) de limitation du nombre d’enfants. Le geste harawayen ici est plutôt celui d’ouverture d’une interrogation que, selon l’autrice, les féminismes décoloniaux doivent s’approprier, après l’avoir trop longtemps laissée aux politiques réactionnaires, à l’environnementalisme blanc et aux experts du développement.
Pour ça, Haraway fait appel à la puissance de dénaturalisation des féminismes : à l’instar de ce que ces derniers ont fait des liens entre sexe/genre, « Make Kin » est un appel à la dénaturalisation des liens entre parenté et biologie, et entre parenté et espèce21. C’est en ce sens que le dernier chapitre de Staying with the Trouble propose une fabulation : l’histoire des cinq générations successives de Camilles (p. 25), né·es dans une communauté où chaque enfant est apparenté·e à au moins trois parents humain·es, et à une espèce menacée de disparition. Dans le cas des Camilles, il s’agit d’un papillon Monarque. La tâche des Camilles successif·ves est d’en prendre soin, y compris lorsque cette espèce disparaît. « Faire des parents » pour Haraway est encore une proposition de décentrement du regard. Elle nous incite à regarder ailleurs et autre chose que le modèle euro-américain de la famille nucléaire hétéropatriarcale, et à imaginer d’autres possibles : comment les sociétés minorisées nous apprennent-elles à faire des parents autrement ? Comment multiplier les liens de parenté, y compris avec celles et ceux que le racisme, le sexisme, la destruction environnementale ont fait disparaître (p. 53 ; p. 189) ?
Dans la communauté des Camilles, chaque nouvelle naissance est aussi rare que précieuse. Cela est lié à ce que Haraway appelle « liberté reproductive » (p. 75) – « le pouvoir de mettre au monde des enfants qui vont devenir des adultes responsables et en bonne santé, ou de ne pas le faire » (p. 75). Cette définition est indissociable de la « justice reproductive », notion pensée au cœur de luttes de militantes, pour la plupart racisées et précarisées, qui ont souligné que la problématisation de la reproduction ne doit pas seulement se limiter au choix de faire ou de ne pas faire d’enfants, mais doit comprendre la possibilité de faire grandir ses enfants dans un environnement viable (avec une nourriture et de l’eau non toxiques, un air respirable, un accès à un logement sain, etc.).
Ces questions dessinent le plan à partir duquel Haraway parle de « surpopulation » : elle souligne que l’augmentation du nombre d’humain·es sur Terre rendra celle-ci invivable, en particulier pour celles et de ceux dont les corps sont déjà exposés aux injustices reproductives (élevage intensif et déforestations ; grandes monocultures, pesticides et les destructions qui y sont associées). En outre, Haraway souligne que la question de la surpopulation ne peut pas se poser dans les mêmes termes selon qu’on parle de « peuples qui subissent des génocides ou des stérilisations forcées » (p. 76) ou de « ceux qui pourront se permettre plus d’enfants qui épuiseront la Terre de manière extravagante » (p. 76). La façon dont Haraway problématise la surpopulation est résolument antiraciste et décoloniale. Cependant, comme le souligne Michelle Murphy, en dialogue avec Haraway, le concept de surpopulation pour penser les destructions environnementales risque de détourner notre attention du fait que ce sont l’accumulation du capital, les complexes militaro-industriels et les colonialismes qui ont produit les dévastations environnementales qu’on connait22 Si Haraway formule les problèmes avec une grande justesse, l’usage mainstream du terme « surpopulation » est actuellement indissociable de la perpétuation de fantasmes racistes, sexistes et coloniaux, qui légitiment les violences de ces systèmes d’oppression, et donnent bonne conscience à celles et ceux qui polluent le plus.
Pour nous raconter la réhabilitation et le soin à l’heure du Chthulucène, Haraway relaie l’histoire des peuples Navajo et Hopi de Black Mesa, histoire pleine de contradictions, notamment dans le rapport entre ces peuples et l’industrie minière : celle-ci est à la fois la perpétuation du colonialisme et de sa destruction des terres et des eaux, et elle est la principale source de revenus pour ces peuples (p. 283). Que faire de cette contradiction ? Habiter le trouble, c’est « hériter d’histoires complexes » (p. 53), assumer que nous y sommes, dans le trouble, mais également que nous en sommes (p. 89). Nous y sommes, car nous vivons dans des mondes troubles et troublants – sixième extinction des espèces, projets extractivistes qui perpétuent des violences coloniales, racistes et hétéropatriarcales, détricotage des acquis sociaux, politiques migratoires mortifères… Nous en sommes, dans la mesure où le monde que nous habitons, et la façon dont nous l’habitons, ont été façonnées par les mises à mort du Plantationocène. Rien ni personne n’échappe au trouble : tout et tout·es sommes traversé·es par des histoires de violences et de résistances, que nous charrions avec nous, que nous incorporons (p. 89).« I want to live in worlds that are not supposed to be »
Haraway nous invite donc à prendre ce trouble à bras le corps. Cela n’implique pas l’acceptation passive de l’état des choses : habiter le trouble implique plutôt de se rendre capable de réponse face à ces temps douloureux, et ce en sachant que toute réponse se fait à partir des contradictions d’une situation, c’est-à-dire en composant avec ses troubles. Ainsi, lorsque des jeunes militant·es mettent en place la Black Mesa Water Coalition contre la destruction résultant de l’industrie minière, il n’est pas possible pour elles et eux de faire fi de toutes les contradictions qui se sédimentent dans la situation actuelle des peuples Navajo et Hopi23. Hériter d’histoires complexes, c’est dans ce cas lutter conjointement pour le soin de la terre, la mise en place d’un autre type d’économie, et la prise de pouvoir par ces peuples sur leurs propres conditions de vie, contre le colonialisme américain.Les pratiques de réhabilitation et de soin dans les ruines, comme celles des communautés Navajo et Hopi, font exister des mondes qui, si on ne s’en tenait qu’aux tendances lourdes de notre temps (p. 95), n’auraient pas lieu d’être : l’existence même de ces pratiques défie les rapports de pouvoir producteurs de ruines. C’est en ce sens qu’Haraway cite l’artiste Tanya Tagaq : « je veux vivre dans des mondes qui ne sont pas censés exister »24. Pour l’autrice, habiter le trouble, c’est donc aussi en susciter : « our task is to make trouble »25. Notre tâche est de troubler les façons dont le Plantationocène organise des mises à mort environnementales, racistes, coloniales, hétéropatriarcales. Trouble dans le genre, trouble dans l’espèce, trouble dans la parenté, trouble dans la nation coloniale. Voilà l’enjeu de la proposition harawayenne telle que la relaie Habiter le trouble avec Donna Haraway : troubler le business as usual de tout ce qui a produit, et continue de produire, les ruines de nos mondes, tout en sachant qu’il n’y a pas de garantie, pas de certitude que « demain sera meilleur ». Pas d’optimisme naïf dans la proposition harawayenne, pas d’harmonie retrouvée avec qui ou quoi que ce soit, pas de promesse de rédemption (p. 314). Habiter le trouble, c’est accepter la précarité des gestes, des récits et des pratiques de soin et de réhabilitation déployées pour composer avec les ruines.
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