> Daniel Tammet
Écrivain, il a notamment publié Je suis né un jour bleu, Chaque mot est un oiseau à qui l’on apprend à chanter, Fragments de paradis (Les Arènes, 2007, 2017 et 2020).
Vous qui avez exploré différents genres littéraires, qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce récit de croyant, Fragments de paradis ?
J’ai caressé ce projet pendant de nombreuses années, mais l’engagement intimiste qu’il impliquait me faisait hésiter. Puis la quarantaine est arrivée ! Quand on arrive à ce moment de mi-vie, on a suffisamment de recul sur son parcours pour en voir les grandes étapes. D’une certaine manière ce huitième ouvrage arrivait au moment où je m’étais libéré du poids de l’autisme, d’une certaine angoisse existentielle, et où je prenais conscience d’être vraiment l’auteur de ma vie. Ce défi de parler de ma foi à mon ami athée s’est doublé d’un autre challenge : écrire en français. D’abord parce que ce destinataire est francophone, mais aussi parce que ce choix linguistique allait également dans le sens de ma « renaissance intérieure ».
Dans quelle mesure ?
Né sous le spectre autistique, je n’ai jamais considéré l’anglais comme une langue maternelle, mais bien plutôt étrangère. Faire le choix d’une langue totalement autre, le français, s’est imposé à moi à la fois comme un exercice littéraire (Nabokov notamment s’est prêté à une telle expérience), mais aussi comme une preuve de ma libération.
De quoi votre foi vous a-t-elle libéré ?
Avant de la rencontrer j’étais très angoissé, pris dans une hypersensibilité qui m’obligeait à me tenir en retrait d’un monde trop intense et trop violent, tout en souhaitant profondément rencontrer l’autre. Croire est venu apaiser ce rapport à la réalité, pour laquelle j’ai gardé une vision tout aussi riche, mais avec une nouvelle confiance que ce monde finalement veut mon bien. L’écriture est liée elle aussi à ce processus de vocation spirituelle. « J’écris » et « je crois » sont pour moi des mots qui vont ensemble… Car devenir un écrivain reconnu, eu égard du milieu d’où je viens, c’était aussi un vrai défi.
Dans votre récit, vous ne minimisez pas la difficulté et le temps qu’il vous a fallu pour vous éveiller à cette « autre dimension ». On est ici bien loin d’une épiphanie après laquelle tout deviendrait soudain facile…
Oui, je le dis souvent, je n’ai pas reçu la foi en héritage. Je viens d’un milieu très modeste où la religion n’avait pas droit de cité. J’ai donc toujours mené une quête pour trouver des raisons d’avancer (elles furent à la fois philosophiques, scientifiques, artistiques…), et le temps du récit et du livre me permet de rendre compte de cette durée nécessaire pour enfin recevoir le fruit de sa quête. Aussi, je voulais que ce livre s’adresse autant aux non-croyants qu’aux croyants, afin que tous, dans la mesure où ils se montrent prêts à réfléchir, puissent s’identifier.
Pensez-vous que votre condition d’autiste ait participé à cette quête ?
Indéniablement, j’ai toujours eu une perception autre, un rapport différent à la réalité. Dès l’enfance, je ne pouvais trouver évident le fait que l’on meure, que tout change…je réfléchissais sans cesse, avec insistance, au mystère de la vie. Si comme pour beaucoup, cette angoisse s’est particulièrement manifestée à l’adolescence, moi je restais persuadé qu’un jour je trouverais une réponse. Donc je ne fuyais pas ce mystère, ni ne le déniais.
Il vous faudra attendre l’âge de vingt-trois ans pour finalement trouver votre foi. Qu’est-ce qui a participé à cette éclosion ?
Il y a d’abord eu tous ces croyants que j’ai croisés dans ma vie et dont j’observais les rituels et leurs formes d’engagement. Ce sont eux qui m’ont montré ce que croire voulait dire : camarades de collège sikhs ou musulmans, comme mon ami Ahmad qui m’a emmené dans sa mosquée londonienne ; jeunes protestants venus nous visiter en classe pour nous parler de leur « foi » (c’est la première fois je crois que j’entendais prononcer ce mot), puis les formidables Lituaniennes auxquelles je dispensais des cours d’anglais et qui m’enseignèrent, elles, ce que cela voulait dire d’être croyant… Et puis un jour, alors que j’avais d’une certaine manière « échoué » sur ce bout du monde qu’est la ville côtière de Herne Bay, une affichette punaisée à la bibliothèque m’a incité à assister à des réunions au temple. Les paroissiens qui m’accueillirent, les conversations ou même les débats avec eux, ainsi que mes rencontres avec le Baptiste, ont peu à peu apporté des réponses aux questionnements qui me hantaient.
Des questionnements intenses, proches du vertige. Vous racontez d’ailleurs un épisode presque « pascalien », où dans la solitude de votre chambre d’adolescent, vous preniez conscience de la petitesse de la vie humaine prise dans le grand vide…
Oui, mes lectures philosophiques, scientifiques, et littéraires colmataient en partie ce sentiment vertigineux et mes angoisses, mais j’utilisais alors principalement la raison, et autant que je le pouvais. Jusqu’au bout. En même temps, j’étais tiraillé de ne pas libérer en moi davantage d’imaginaire et de poésie face au monde… J’avais du mal à ne pas vouloir tout savoir, tout apprendre, et je ne comprenais pas alors que, si les questions rationnelles sont utiles, elles ne sont pas adaptées au mystère de la vie. Pour capter celui-ci, il faut accepter de lâcher-prise.
Étrangement, alors qu’elle est prescrite en ce sens aujourd’hui, ce n’est pas la méditation qui vous a aidé à atteindre ce fameux lâcher-prise…
Effectivement, chacun fait son chemin sur sa voie spirituelle. En ce qui me concerne, j’avais plutôt besoin de sortir de ma coquille, de mon corps et de ma tête, ce que ne me permettait pas la pratique méditative, qui maintient dans l’intériorité. Ce qui a tout changé pour moi a été justement le fait de me tourner vers l’extérieur, de tisser des relations sociales. Et notamment, la pratique des jeux d’échecs dans un club a été réjouissante et déterminante dans mon évolution. Vous savez, pousser des pions sur un échiquier face à un partenaire de jeu, réfléchir à ses stratégies possibles, c’est comme méditer avec lui…
Vous évoquez aussi la puissance des liens sociaux, mais dans la mesure où ceux-ci sont profonds, faits de confidences, d’échanges sur l’essentiel…
Oui, c’est ce que m’ont apporté ces groupes de parole du temple. Ce qu’ils m’ont transmis était fait d’expérience, de quotidien, d’actions concrètes. Rien à voir avec le savoir appris dans des ouvrages didactiques ou théoriques. Mais, comme dans la littérature, j’ai trouvé auprès de ces personnes des visions singulières et diverses de l’existence humaine, dans lesquelles je me retrouvais. Il y avait notamment des échanges sur la fragilité, la part de dignité de tout à chacun… J’ai ainsi avancé grâce à la complicité des autres, et l’écriture du livre m’a permis, des années après, de refaire vivre ces paroles si précieuses.
Jusqu’à donner, en fin d’ouvrage, votre propre vision de la vie de Jésus. Pourquoi cette narration qui rompt avec le récit plus personnel de votre quête ?
Parce que je crois en Jésus-Christ ! Et même si 2 000 ans nous séparent de ses paroles, je voulais rassembler ces fragments que l’on a gardés de son passage, ces bouts d’Évangiles, qui sont comme des souvenirs de notre enfance que l’on garde précieusement face à la violence du monde. C’est pour cela que le titre de mon ouvrage est Fragments du paradis. Je souhaitais reconstituer le vécu de cette personne à travers mon imagination, une sorte de remémoration comme on le fait en revisitant la vie d’un arrière-grand-père. Je ne l’ai pas fait dans le but d’imposer alors ma vision du Christ, mais plutôt de retourner aux sources.
Vous offrez aussi de belles pages sur la prière, ou plutôt la difficulté de prier et de demander. Vous vous interrogez notamment : « Quelle serait ma prière s’il y avait un Dieu pour m’écouter ? » Je ne peux m’empêcher de vous poser moi aussi cette question…
Je penserais à ceux que j’aime, à ceux qui vont mal et à tous les oubliés. J’ai grandi dans une famille oubliée de la culture et en marge de la société. Je garde ce souvenir d’où je viens et cela me mène à penser à tous ceux qui recherchent un sens dans la vie. J’espère que mon livre les accompagnera dans leur propre réflexion. Car je le leur dis : en réalité, on n’est jamais seul.
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