Un art des larmes

 Source : lundimatin

ça fait longtemps que je cherche ces mots... ils sont presque tous pile poil dans ce texte ;
il me fait l'effet d'un gant parfaitement ajusté, d'un miroir fidèle, d'un crayon qui serait dans mes doigts...
il me fait des frissons dans le dos

il rejoint mes plus belles colères et encense la mélancolie,
il décrit finement les câbles de l'architecture complexe du réel,
il est nourri de toutes les autrices qui me font des épiphanies en ce moment,
il parle de ce dépassement-intégration de la modernité que je cherche partout,
il dégage une poésie sombre et pourtant joueuse,
il est assez fou pour penser changer le monde par une voie improbable, sans la prétention d'y croire,

il parle d'un "art des larmes"...
et j'ai pensé tellement de fois à me lancer dans une activité professionnelle de "montreur de larmes", sur la place publique, sur une chaîne youtube (si si vraiment !),
auprès de mes ami-litants (ne pas pleurer pour être forts), comme de mes ami-méditants (ne pas pleurer pour être positifs),
que ça me fait un bien fou de trouver ces mots posés dans un ordre lisible et hors de moi !

 

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Ce très beau texte parle de notre époque, c’est-à-dire du triste anthropocène, de la fin d’un monde et de la nécessaire liquidation de l’humain. Il y est question d’une guerre affective, d’un art des larmes et du désir très fort de faire de nos mélancolies des portails ouverts sur d’autres mondes. Partant du constat que les Lumières furent avant tout un projet anti-affectif, Romain Noël propose de s’en remettre aux ombres. D’affect en affect, le sujet humain s’obscurcit et se transforme. Le futur est entre nos mains : juste une histoire à écrire, une promesse à tenir, une lutte à mener, passionnément.

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Notes

Dans la guerre en cours, le front écologique n’est qu’un front parmi d’autres. Disant cela, je pense surtout aux fronts décolonial et queer. Quand on regarde bien ces trois fronts,on réalise qu’ils ont un point commun : leur anti-humanisme est un anticapitalisme. 

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Le Sujet de l’Anthropocène, c’est l’homme blanc, hétérosexuel, maître de lui-même et de l’univers ; car dans la vision du monde qui est la sienne, il faut se maîtriser pour pouvoir maîtriser tout le reste.

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A l’heure de l’Anthropocène, les gens se mettent à pleurer. De plus en plus. Paul B. Preciado en témoigne dans une chronique intitulée « La planète meurt, mon corps pleure » [5]. En voyage à Taipei (Taïwan), le philosophe pleure tellement qu’il doit se cacher dans son hôtel pour échapper au regard des autres. Après avoir cherché la raison de ses larmes, il finit par écrire : « Les pleurs surgissent lorsque je contemple, avec la distance que procure le voyage, la mort que, en tant qu’espèce, nous avons semée sur la planète. ». 

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Il y a quelques années, j’ai appelé transpassion l’expérience par laquelle une créature de forme humaine, faisant face à une souffrance non-humaine, se met à pleurer et accède à une zone d’affectivité au sein de laquelle elle renonce à son humanité, puisque l’humain est le Sujet de la violence qu’elle a vu à l’œuvre. Ce renoncement, bien sûr, n’est rien d’autre qu’une promesse, de celles qu’on se fait à soi-même, quelque part dans le silence du corps. Mais les promesses comptent beaucoup. Comme les pleurs. Comme l’amitié. 

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A l’heure de l’Anthropocène, quelque chose comme un art des larmes est en train d’apparaître. Je pose l’hypothèse que cet art des larmes est, en réalité, un art de la transpassion, c’est-à-dire la découverte, en soi et à travers l’autre, d’une zone d’affectivité au sein de laquelle la définition historique de l’humain ne peut que disparaître comme neige au soleil. C’est pourquoi les larmes sont si importantes, pourquoi elles sont, de nos jours, le nerf de la guerre qu’il nous faut mener. Les larmes pleurent l’extinction des espèces animales et végétales tout en œuvrant à l’extinction, non pas de l’humanité en tant qu’espèce, mais de l’humain en tant que réceptacle conceptuel de l’ontologie blanche, masculine, hétérosexuelle, coloniale et capitaliste.

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L’anthropologue australienne Deborah Bird Rose, qui est l’une des pionnières des Extinction Studies, affirme que nous sommes entré·e·s dans « l’ère de la perte » (era of loss)

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Pourtant, la singularité de notre situation ne doit pas nous rendre amnésique. Le problème qui se pose lorsqu’on nomme une nouvelle époque géologique ou lorsqu’on identifie une nouvelle ère, c’est qu’on donne l’illusion d’une rupture, d’un tournant, alors qu’en réalité ce qui se produit sous nos yeux est la conséquence d’un long processus. La seule véritable rupture est affective. Pour la première fois, on assiste à quelque chose comme une globalisation de la souffrance. On peut dire des terriens d’aujourd’hui ce que La Fontaine disait des animaux malades de la peste : « Ils ne mourraient pas tous, mais tous étaient frappés ».

Dans un futur proche, les gens pleureront tellement que leurs larmes, réunies, menaceront de les engloutir. C’est ça, l’apocalypse : un déluge de larmes transformant la terre en une vaste étendue d’eau salée. En pleurant, nous participons à l’apocalypse. Mais nos larmes ressemblent aux larmes d’Orphée après l’extinction d’Eurydice. Ce sont des larmes d’amour. Ce sont des chants.

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 A l’heure de l’extinction, toutes sortes de gens viennent habiter en nous. Des gens visibles et invisibles. Des animaux, des plantes, des bactéries. Des champignons, beaucoup de champignons. Mais aussi des fantômes, des monstres, des créatures indescriptibles. Des gens gluants, des gens étranges, des gens qui portent des cagoules. Oui, à l’heure de l’extinction, des gens de ce genre viennent s’installer sur les terres pas vraiment accueillantes de ce qu’on nous appris à appeler« l’humain ». Isabelle Stengers appelle ça « l’intrusion de Gaïa ». Pour ma part je ne suis pas sûr d’avoir envie de donner un nom immense à cette somme de choses minuscules, alors je préfère me concentrer non sur l’identité de ce peuple passionnant, mais sur la transformation de ma propre identité face à l’intrusion de ce peuple. C’est ce que j’appelle l’expérience de la transpassion.

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La créature mélancolique fait preuve de cette capacité négative dont parlait Keats, qui est une capacité à « demeurer au sein des incertitudes, des Mystères, des doutes, sans s’acharner à chercher le fait & la raison

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Aujourd’hui, je crois que nous pourrions être en passe de performer quelque chose de tout à fait étonnant. Nous pleurons tou·t·es, et nous comprenons peu à peu que ces larmes pourraient bien être tout à la fois le véhicule de l’apocalypse, et sa résolution. [...] C’est pourquoi j’ai décidé de plaider, d’abord en moi-même et pour moi-même, pour une apocalypse affective.

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C’est exactement pour ça qu’il m’arrive de décrire la mélancolie comme une société secrète. Ce n’est pas un fait, c’est seulement une fiction à mettre dans sa poche. La créature mélancolique rejoint une bande de conjurés qui se rassemblent dans l’ombre pour pleurer. Ce sont des êtres fragiles. Des créatures pathétiques. De celles que le l’Humain pourrait bien vouloir exterminer. Encore ces « femelles gémissantes » dont je parlais tout à l’heure. Lorsqu’elle se baigne avec ses congénères dans l’ombre et les larmes, la créature mélancolique non seulement prépare quelque chose, mais aussi et surtouttravaille à autre chose.  

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A un moment donné, j’ai cru bon de renier l’apocalypse sous prétexte qu’elle risquait de faire peur aux gens. J’ai compris plus tard que c’était une erreur de jugement. Je crois finalement que ce qu’il faut, c’est s’engager sur le terrain de l’apocalypse. C’est inventer sa propre apocalypse. C’est se faire soi-même, à sa façon, avec ses ami·e·s et les ami·e·s de ses ami·e·s, bêtes de l’apocalypse. Bien sûr, il ne s’agit pas de faire peur aux gens, ou de se donner des frissons, mais de raconter les histoires que notre corps réclame, que notre cœur attend.

L’Anthropocène est le nom d’une guerre qui a précisément pour objet cet effort d’imagination et de réorganisation du monde que l’on nomme « apocalypse ». Il nous faut participer à cette guerre. Il nous faut prendre position quant à ces conceptions. Il nous faut même, de manière encore plus pragmatique, profiter de cette guerre pour en finir avec l’humain lui-même, dans sa version eurocentrée

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Comme le souligne l’art des larmes dont je parlais tout à l’heure, la leçon de notre temps, c’est aussi et peut-être avant tout que nous sommes en souffrance. Il ne suffit pas de réanimer l’ancienne nature ou de la doter de nouvelles qualités positives, comme l’action ; il faut aussi que l’anthropos, que l’humain, apprenne à souffrir. Mais comprenez-moi bien : je ne parle pas d’une souffrance expiatoire, je ne dis pas que nous devons payer pour nos crimes ou pour les crimes de nos pères. La souffrance dont je parle est d’une autre nature. C’est une souffrance élémentaire et quasi cosmologique. Car en effet si chaque chose est liée à chaque autre, si tout partout s’enchevêtre, alors tout souffre tout, au sens minimal du terme souffrir : sentir, subir, faire l’épreuve de l’autre.

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Ce qui apparaît alors, à l’heure de l’Anthropocène, c’est le désir croissant de rejoindre une zone située par-delà les oppositions binaires qui constituent le monde tel qu’on nous l’a légué. Une zone située par-delà ou en-deçà de ces oppositions, ou peut-être entre les termes qui les composent. Il s’agit bien sûr de l’opposition entre nature et culture, mais aussi de l’opposition entre sujet et objet, entre humain et non-humain, entre dedans et dehors et, de fil en aiguille, de toutes les oppositions du monde. 

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Dans la zone d’affectivité, le monde révèle sa vérité, qui est d’être une véritable passoire. Tout y passe à travers tout. C’est pourquoi, aujourd’hui, tout semble sens dessus dessous.

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   Comme le rappelle Foucault : « Il faut [...] penser que ce qui existe est loin de remplir tous les espaces possibles. Faire un vrai défi incontournable de la question : à quoi peut-on jouer, et comment inventer un jeu ? »

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Pour parler du monde tel que nous le révèle la pensée écologique, Timothy Morton utilise le terme anglais mesh, qui signifie « enchevêtrement »,« entrelacement ». Haraway, de son côté, a inventé le Chthulucène, qui est un anti-Anthropocène vraiment enchanté, enchanteur, comme Queen Donna elle-même

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Si l’on se met à aimer les plantes, les arbres, les étoiles, les bactéries, alors vivre deviendra impossible. Je veux dire : vivre comme un humain deviendra impossible. Car nous serons ravagé.e.s par la violence qui frappe les créatures que l’on aime. Plus on crée des liens avec le non-humain, plus on augmente notre souffrance. Mais je crois que précisément, cette souffrance est la seule solution. Nos larmes sont une bénédiction. Souffrir n’est pas un problème. Le seul problème, c’est le capitalisme.

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L’humain va tellement mal qu’il est en train de se transformer. C’est un savoir de ce genre que nous délivre l’expression fondre en larmes. La créature qui pleure ressemble à du beurre fondu ou à un golem d’argile. Tendre et molle, quasiment liquide, elle est dans les meilleures conditions qui soient pour se transformer.

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Le coup de force d’Adorno & Horkheimer, c’est d’avoir compris, et de nous avoir fait comprendre, que le projet des Lumières est un projet affectif ou, pour être plus exact : anti-affectif. La domination commence par l’impassibilité. La maîtrise des autres et du monde commence par la maîtrise de soi. Le véritable Sujet des Lumières, c’est « le mâle froid et impassible », dont la « froideur bourgeoise » s’est formée à l’exemple de « l’apathie stoïque ». De ce fait,« l’idole de la société est le visage masculin aux traits réguliers et empreints de noblesse. »

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Il faut donc prendre Adorno et Horkheimer au pied de la lettre lorsqu’ils écrivent que « la raison progresse impitoyablement » : la raison est un processus sans-pitié, un processus littéralement désaffecté ou, mieux encore : anti-affectif.

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Ou mieux encore : je suis du pathos qui tente de composer avec le monde et avec lui-même. Bien sûr, ça complique bien des choses, quand il s’agit d’écrire, de produire, de capitaliser. Mais je crois que ce genre de complication pourrait bien être une chance.

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Ce qui est suspect, c’est la zone d’affectivité elle-même, à l’intérieur de laquelle les formes s’affectent et les affects s’informent. Ce qui est suspect, c’est cette élémentaire plasticité, et les liens qu’elle suscite.

Le but ultime de la théorie critique d’Adorno et Horkheimer consiste ainsi à trouver « la formule de la délivrance fléchissant à la fin des temps le cœur de pierre de l’éternité »

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Je crois que prendre en charge cette affectivité – l’écouter, la comprendre, l’augmenter – serait un défi à la hauteur de notre temps. Mais pour cela, il nous faut passer de la lumière à l’obscurité.  

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Aux Lumières de la raison, je préfère les Ombres de l’affect. À la froide maîtrise de l’Enlightenment, j’oppose le pathos de l’Endarkenment. Je suis peut-être un illuminé, mais mon illumination est un obscurcissement. Ceci bien sûr est une fiction. Le monde est sans solution.

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De tous les côtés, on commence à comprendre qu’il n’est pas vain de « rêver l’obscur », comme le faisait Starhawk. Mais surtout, on commence à comprendre que la question de l’obscur est une question affective et que les zones sombres ainsi explorées correspondent aussi et surtout à une zone d’affectivité.

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Une guerre est en cours, et il se pourrait bien qu’elle soit avant tout affective. Ce n’est pas exactement une guerre au sujet de la pitié, comme le disait Derrida dans L’animal que donc je suis. Non c’est plutôt une guerre au sujet de la passion, au sujet de la transpassion, au sujet de cette zone d’affectivité à l’intérieur de laquelle nous nous dévêtons de notre « humanité » afin de changer le monde. L’Anthropocène est un pathocène. Le pathocène est un anticapitalisme. D’aucuns diront que ce genre de choses ne mènent à rien. Personnellement, je préfère dire que ce rien n’est pas rien, et qu’il faut y aller.

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