Le pouvoir des qualités douces pour transformer le patriarcat - Miki Kashtan

Source et notes de l’article : “The Power of the Soft Qualities to Transform Patriarchy,” Self & Society Journal, Vol 48 No2, Autumn 2020, pp 5-15.
https://ahpb.org/index.php/miki-kashtan-the-power-of-the-soft-qualities-to-transform-patriarchy/


 

Résumé

Le patriarcat émerge de la pénurie, fonctionne dans la séparation, et entraîne l'impuissance. Embrasser les qualités douces rétablit les capacités dans la direction opposée : ce qui a été perdu en dernier est rétabli en premier, et nous nous dirigeons vers la libération individuelle et collective au lieu de nous éloigner de la vie.
La vulnérabilité et l'humilité adoucissent les habitudes patriarcales de protection et de contrôle : alors nous rétablissons nos capacités de choix.
Cette force du choix rend possible une conscience plus profonde de l'interdépendance, la tendresse pour soi et les autres : alors nous rétablissons nos capacités à faire ensemble.
Faire ensemble le deuil de ce que nous avons perdu et célébrer ce que nous avons encore, en embrassant la générosité et la réceptivité nous soutient à rétablir le flux.
Créer des îlots collectifs de libération soutenus par des systèmes et des accords orientés vers le but et les valeurs, dans la limite des ressources, et en intégrant les qualités douces permettent à ces capacités individuelles et collectives d'augmenter.


Chacun.e d'entre nous a eu sa première rencontre avec le patriarcat dans un petit corps qui est "un paquet de besoins", entièrement dépendant des autres pour prendre soin de nos besoins de base, et seul. Biologiquement, "un bébé naît dans la confiance opérationnelle qu'il existe un monde prêt à satisfaire dans l'amour et les soins tout ce qu'il ou elle peut exiger pour sa vie, et n'est donc pas sans soutien".

Socialement, en quelques secondes ou en quelques mois, cette confiance est ébranlée.


Au lieu de s'occuper activement de nos besoins, des besoins de tout le monde. le monde patriarcal dans lequel nous sommes nés considère les besoins comme un problème plutôt que comme le déroulement de la vie. Que ce soit en enlevant le bébé à sa mère, en nourrissant selon un calendrier, ou, un peu plus tard, quand on nous dit ce qu'il faut faire ou ne pas faire une fois que nous sommes capables de bouger, nos besoins sont contrecarrés de façon routinière, comme un élément central de la socialisation. Le sentiment d'impuissance vient de l'expérience d'être à la merci d'autres personnes qui ne répondent pas à nos besoins ; il ne vient pas de la dépendance elle-même.


De cette expérience existentielle d'impuissance et de solitude. il n'est pas surprenant que la plupart d'entre nous, hommes et femmes, succombent au patriarcat et intériorisent son mode fondamental de pénurie, de séparation et d'impuissance.


Avec l'enracinement du conditionnement patriarcal, les systèmes et les mentalités sur toute la planète atteignent maintenant des dimensions existentiellement écrasantes. Que faudrait-il pour transformer nos vies à la racine ?


En résumé, voici ce que je déplie dans la suite de cet article : le patriarcat émerge de la pénurie, fonctionne dans la séparation, et résulte dans l'impuissance. Nous nous libérons, individuellement et collectivement, en rétablissant la capacité dans la direction opposée : ce qui a été perdu en dernier est restauré en premier, et nous allons vers la vie au lieu de nous en éloigner. Un élément central de ce voyage est d'embrasser les qualités douces en tant qu'individus, dans les relations, et au sein des communautés et des organisations. En créant des îlots collectifs de libération, soutenus par des systèmes et des accords qui sont pleinement orientés vers ce but et ces valeurs, qui respectent les
ressources, et qui intègrent les qualités douces, nous rendons possible la restauration de nos capacités individuelles et collectives à vivre du choix, de la convivialité et du flux.

Qu'est-ce que le patriarcat ?

On questionne régulièrement l'usage que je fais du mot "patriarcat" pour désigner les dispositions sociales et culturelles que nous avons dans l'écrasante majorité du monde. On me demande souvent de le remplacer par quelque chose d'autre qui ne soit pas "à propos des hommes". On me demande pourquoi je n'utilise pas plutôt le terme "paradigme de domination" à la place. Je dirige des conférences téléphoniques mensuelles gratuites sur le thème "Vaincre le patriarcat", auxquelles les gens viennent pour approfondir leur apprentissage sur la façon dont le patriarcat nous façonne, individuellement et collectivement, et ce que nous pouvons faire pour y remédier. En d'autres termes, les personnes qui viennent sont favorables à l'idée que le patriarcat existe et qu'il est à la base de notre série de crises actuelles. Lors d'un récent appel de ce type, on m'a demandé encore une fois, de préciser comment j'utilise ce mot. Et cette fois, j'ai choisi de répondre. Cet article est dérivé, principalement, de cette réponse et d'autres conversations lors de cette conférence téléphonique.


Je commence par une mise en garde. J’ai passé au moins 15 ans dans le domaine de la non-violence avant de me sentir capable de proposer ma propre définition de la non-violence. Cela fait beaucoup moins d'années que je me suis concentré intensivement sur l'étude du patriarcat : son origine, sa relation avec la vie et les besoins, comment il fonctionne ; et sa signification pour comprendre et, si possible, transformer les crises globales existentielles auxquelles nous sommes confronté.e.s.


Je n’ai pas encore eu assez de temps pour distiller correctement tout ce que j'ai appris dans une définition. Je peux désigner le patriarcat, je peux le décrire, et je peux parler des qualités que je lui associe. Je n'ai pas de définition.


Ma première façon de comprendre le patriarcat est qu’il est comme une orientation profonde de la façon d’être et de vivre qui est en désaccord avec la vie. Avant d'en dire plus sur ce que cela signifie je veux d'abord dire ce que j'entends par vie. Quand je dis "vie", je me réfère à quelque chose qui est presque au-delà des mots, et je le pense littéralement. Ni la poésie ni la science ne peuvent nous donner une véritable compréhension de ce qu'est la vie ou d'où elle vient. Et pourtant, nous sommes dans et de la vie. Ainsi, il y a quelque temps, quand un ami m'a demandé comment je définissais la vie, et malgré mon incrédulité à l'idée que quelqu'un puisse poser cette question à quelqu'un d'autre, les mots ont émergé, sans effort : "La vie est le réarrangement constant de tout dans l'intégration continue de toutes les volitions ».


Dans ce cadrage court et inattendu, je m'intéresse à trois dimensions : la forme, l'essence et le but. Intuitivement et de façon quelque peu mystique, la forme vient en premier - mais pas exactement dans le sens de « temporellement en premier » - l'essence est secondaire et le but vient en dernier. Dans ce sens de la primauté qui n'a rien à voir avec la temporalité, je dirais que la forme de la vie est le flux, que je vois comme la base absolue de ce qu'est la vie - ce que j'ai appelé plus tôt "le réarrangement constant de tout". Je dirais que l'essence de la vie est l'union ou l'interdépendance ou l'amour - ce que j'ai appelé plus haut "l’intégration continue". Elle est secondaire dans la mesure où le le flux donne naissance, pour ainsi dire, à des entités qui ensuite s'unissent. Je dirais enfin que le but de la vie est le choix, ce que j'ai appelé plus haut la "volition". Le choix comme expression et source du mouvement. Dans l'ensemble, je trouve simple de penser la vie comme étant une question de flux, d'unité et de choix.


Avec cela, je suis maintenant prête à parler du patriarcat de manière plus complète. Le patriarcat émerge de la pénurie, fonctionne dans la séparation, et résulte dans l'impuissance. Il est en désaccord avec la vie dans les trois dimensions que sont la forme, l'essence et le but. La pénurie est une perte de flux et se situe au niveau de la forme. La séparation est une perte d'unité et se situe au niveau de l'essence. Et l'impuissance est la perte du choix et se situe au niveau du but.


Tout cela nécessiterait un certain développement. Étant donné que l'objectif principal de cet article est de savoir comment répondre à et transformer le patriarcat, les trois sections suivantes sont par nécessité quelque peu superficielles.

L'émergence du patriarcat

Ma meilleure compréhension est que le patriarcat a émergé en tant que réponse à des conditions de perte de confiance dans le flux de la vie et n'est pas une caractéristique inhérente à la vie humaine. Une telle perte de confiance ne provient pas, selon ma compréhension, de la finitude elle-même, qui est un fait fondamental de la vie sur la planète Terre. Toutes les sociétés humaines ont dû faire face à la réalité de ressources limitées et ont conçu de multiples stratégies pour être en phase avec ces limites. Il y a une raison pour laquelle tant de cultures indigènes ont adopté la croyance que si chacun.e prenait seulement ce dont elle/il a besoin, ni plus ni moins, il y aurait assez. C'est à cela que ressemble une confiance fondamentale dans la vie et son flux.


Sur la base de mes lectures, ce qui a pu conduire à l'immense perte de confiance dans la vie à laquelle le patriarcat a répondu, pourrait venir d'un traumatisme important à un niveau collectif, suite à des calamités majeures, écologiques (par exemple, la désertification ou les inondations) ou anthropiques (invasions...). De telles conditions stressent tous les systèmes et les modes d'existence qui ont évolué pour prendre soin de toustes, en sur-sollicitant la capacité des groupes à répondre à des conditions fluctuantes. C'est ainsi que je comprends l'expérience originale de la pénurie : aucune quantité de partage n'est suffisante et aucune perspective pour la récupération des capacités n'est visible. La pénurie, en d'autres termes est une relation à la finitude basée sur un traumatisme.


Le mot "peur" ne s'approche pas de ce qu'une telle expérience peut être, et je ne crois pas qu'un adulte dans un monde patriarcal puisse réellement avoir une expérience viscérale de ce que ça pourrait être d'expérimenter le genre de confiance dans la vie qui, apparemment, était et est l'état naturel de l'être dans les sociétés matrifocales. Sans saisir ce genre d'expérience, nous ne pouvons pas non plus saisir la profondeur du choc que représente le fait d'être sorti de cet état pour entrer dans un traumatisme collectif fondamental, une menace de survie totale.


Ma propre compréhension a été soutenue par des lectures sur les sociétés matrifocales et une plongée dans le cadre évolutionnaire mis en avant par Humberto Maturana Romesin et Gerda Verden-Zöller dans leur livre « Les origines de l'humanité dans la biologie de l'amour ». La thèse centrale de ce livre est que nous nous sommes séparé.e.s de nos cousins singes les plus proches il y a longtemps, plus longtemps qu'on en avait fait l’hypothèse, et que nous avons évolué dans une lignée qui avait l'amour comme caractéristique principale. L'amour, dans leur conception, concerne notre relation avec les autres, biologiquement : il "signifie ou implique une confiance mutuelle dans l'acceptation corporelle totale, sans manipulation ni instrumentalisation des relations". Chez la plupart des mammifères, y compris les singes, ce type d'amour ne fonctionne qu’entre la mère et l'enfant, et est remplacé, chez les adultes, par des relations de dominance et de soumission. Les humain.e.s, par contre, ont évolué dans la néoténie, l'extension des caractéristiques de l'enfance à l'âge adulte, et nous sommes donc dépendant.e.s de l'amour pour toute notre vie.


Cependant, d'après ce que je comprends, nous n'avons pas évolué assez loin pour avoir perdu cette capacité de domination et de soumission. Nous avons juste perdu notre tolérance à son égard, tout en conservant la capacité elle-même. Ainsi, dans des conditions de traumatisme collectif majeur, nous sommes revenus dans notre évolution à des comportements que nous avions déjà perdus. Et nous avons été essentiellement dans un traumatisme collectif depuis lors, le transmettant de manière systémique et intergénérationnelle.

Comment fonctionne le patriarcat

La perte de confiance dans le flux de la vie entraîne la perte de confiance dans le flux humain de partage des ressources basé sur les besoins. Ensemble, cette perte signifie, en particulier, la perte de confiance dans les mécanismes fondamentaux de la vie qui prennent soin de tout ce qui vit à travers un flux sans fin d'énergie et de ressources, soutenu par la créativité humaine, la générosité consciente et l'orientation vers l'autre. Il est compréhensible qu'à un moment donné, en réponse au traumatisme, certains de nos ancêtres se soient tournés vers l'accumulation, très probablement dans le but de prévenir une pénurie future. Ce fut un "moment" fatidique dans l'évolution sociale humaine, marquant le début de la conversion de l'abondance naturelle en deux phénomènes : le surplus artificiel et la pénurie fabriquée ; simplement en retirant des ressources de la circulation par l'accumulation.

Cette fissure initiale, cette déchirure dans le tissu de la vie, ne cessera alors de croître. Une fois que l'accumulation commence, deux choses deviennent nécessaires :

  1. un moyen de protéger et de contrôler les ressources accumulées,

  2. et un moyen de justifier le changement dramatique du flux basé sur un schéma des besoins dans lequel nous sommes depuis, dans lequel quelques uns ont plus que ce dont ils ont besoin alors que beaucoup d'autres luttent pour vivre, alors que le fruit de leur travail est canalisé vers cette minorité.


La première chose a fait grandir et devenir le patriarcat ce qu’il est. Depuis que la régression vers la domination et la soumission à travers le traumatisme s'est produite, ce sont les mâles qui ont accumulé. En effet, toute tentative de contrôler les ressources accumulées signifie le contrôle des femmes par les hommes, afin que chaque homme puisse transmettre ce qu'il a accumulé à sa progéniture, ce qui ne peut être fait qu'en séparant les femmes les unes des autres et en les contrôlant.


Le second est ce qui a donné lieu à la perpétuation de la séparation, la deuxième couche du patriarcat, à travers des manières spécifiques de penser et d'organiser la société. Mon hypothèse est que l'histoire qui justifie les inégalités massives est l'histoire qui dit que ceux qui ont plus le méritent, tout comme ceux qui ont moins. Cette notion du mérite est à l'origine de nombreux autres concepts qui ont encore de la puissance aujourd'hui : l'équité, la justice et, plus tard, l'égalité et les droits. Ce qui les unit tous, c'est qu'ils ne sont pas directement liés aux besoins, et qu'ils constituent donc une partie du changement tectonique d'une orientation vers les besoins - qui invite à l'attention et à la collaboration - à une orientation vers les concepts, qui invite aux règles et à la compétition. C'est ainsi que la pénurie conduit ensuite à la séparation.


Les mécanismes fondamentaux du patriarcat sont tous dans un paradigme de séparation. Afin de trouver la volonté de contrôler, nous devons nous séparer de ce qui est contrôlé, que ce soit en nous, chez les autres ou dans le vivant. L'accent mis sur " qui mérite quoi " devient un mécanisme de base pour la distribution des ressources, sans tenir compte de qui a besoin de quoi ou de qui a des ressources qui pourraient aider ceux qui en ont besoin. A partir de là, cela se répercute sur la manière de répondre à ce que font les autres, en passant de la réparation basée sur les besoins et visant à s'occuper de ce qui a été brisé et à rétablir la confiance, à des réponses rétributives basées sur une action méritant une récompense ou une punition. Les actions ne sont plus évaluées en fonction de leur capacité à répondre aux besoins, au contraire, elles sont plutôt mesurées par rapport à des notions abstraites de ce qui est bien et de ce qui est mal. Si une orientation fondée sur les besoins conduit à des approches intégratives de la vie et surtout de la résolution des problèmes, la pensée patriarcale n'offre qu'une vision de la réalité, où gagner ou perdre sont les seules options, le compromis étant alors la voie la plus collaborative imaginable.

Les résultats du patriarcat

Les humains ont évolué pour devenir des animaux sociaux qui collaborent pour répondre à leurs besoins en utilisant de manière créative toutes les ressources disponibles avec le moins d'impact possible. Notre sagesse et notre pouvoir résident dans notre union.


Au lieu de cela, avec le patriarcat est venu de plus en plus de divisions. D'abord, entre les hommes et les femmes, et entre les adultes et les enfants. Puis vint la classe, la religion, la caste, l'ethnicité et, finalement, la race comme autres axes de division. Comme nous sommes divisé.e.s, et même avec une sophistication technologique et informationnelle, notre sagesse par rapport aux besoins et aux ressources diminue : nous sommes beaucoup moins capables de vivre dans les limites des moyens de notre planète que ne nous l'avons jamais été. Actuellement, nous utilisons collectivement 1,6 Terre pour toutes nos consommations actuelles, y compris l'absorption des déchets. sans aucune preuve de la satisfaction des besoins réels pour la plupart d'entre nous, alors que nous devons faire face à des quantités massives d'addiction, de dépression, de maladies chroniques et de violence dans le monde. Nous avons franchi plusieurs des limites de la Terre, et sommes en vue de l'extinction potentielle de la vie humaine, causée par nous.


Dans mon sens des choses, les tentatives pour faire face aux crises auxquelles nous sommes confrontés se placent dans le même état d'esprit qui est à la racine de ces crises. Une grande partie de la recherche de solutions vise des solutions technologiques qui n'abordent pas notre orientation fondamentale vers le contrôle, ni la pensée bien/mal, ni d'autres manifestations de la séparation. De nombreuses organisations œuvrant pour le changement reproduisent des dynamiques liées à l'utilisation du pouvoir issu du patriarcat alors même qu'elles visent spécifiquement à les transformer. D'autres fonctionnent avec des approches du conflit fondées sur le blâme, la honte et la rétribution, ou des approches rétributives du conflit. Souvent, dans les mouvements de changement, les groupes ou les leaders exercent une pression subtile et immense pour surmener et négliger les besoins fondamentaux. Et en grande partie, je vois beaucoup plus de concentration sur l'opposition à ce qui ne fonctionne pas, sans articuler pleinement une vision claire des alternatives.


De peur que je ne fasse la même chose en parlant de ce que les autres font, je veux maintenant apporter de la tendresse à chacun.e d'entre nous en comprenant pourquoi ces expériences persistent. Et tout cela, avant de parler de la transformation radicale que je cherche à renforcer en moi et à inspirer les autres à embrasser.

La reproduction du patriarcat

Malheureusement pour toute l'humanité, il faut beaucoup moins pour maintenir le patriarcat que ce qu'il a fallu pour le mettre en marche. Ce qu'il a fallu pour le mettre en mouvement, il y a très longtemps. avant notre mémoire collective claire, était un traumatisme collectif. Ce qu'il faut pour reproduire le patriarcat arrive à chacun.e de nous individuellement et nécessite beaucoup moins. Cela arrive, presque invariablement, par les mains de personnes qui nous aiment et veulent le mieux possible pour nous, et qui nous transmettent le patriarcat tout en croyant le faire pour notre bien. Ils le font en cherchant à nous contrôler, en nous formant pour l’obéissance, en nous inculquant des idées sur ce qui est bien et ce qui est mal, en rendant notre appartenance conditionnée à ce que l’on croit être acceptable - pour tout le monde, pour les garçons ou pour les filles, pour les gens de notre classe, de notre religion, de notre ethnie ou de notre race. C'est là que l'image avec laquelle j'ai commencé cet article revient au premier plan : quand nos petits corps, conçus pour la fluidité, la convivialité et le choix, se heurte au contrôle et à la pensée vrai/faux, nous vivons un traumatisme existentiel. Chacune d'entre nous doit alors faire face, sans aucun soutien ni conseil, à la même épreuve : soit nous renonçons à la vérité de notre être, nous acceptons et intériorisons les règles, et « achetons » le minimum d'appartenance conditionnelle dont nous disposons, au lieu de la pleine unité à laquelle nous aspirons, au détriment de notre accès au choix et au flux ; ou nous apprenons à survivre sans cela, dans une solitude profonde, en luttant pour être assez fort pour maintenir notre sens du moi dans un environnement qui remet en question tout ce que nous faisons.


Je ne veux pas minimiser la différence entre ce qui arrive aux garçons pour les former à devenir des hommes et ce qui arrive aux filles pour les former à devenir des femmes, toustes deux dans un monde patriarcal. Je souhaite en revanche souligner que le patriarcat touche les deux groupes ; il n'est pas choisi par l'un.e d'entre nous volontairement, et il n'est pas non plus inhérent au dimorphisme biologique, y compris nos différentes constitutions hormonales. Je crois que chacun.e d'entre nous s'est battu puissamment avant d'abandonner, garçons et filles confondu.e.s.


Même dans les rares cas où un enfant n'est pas contrôlé ou humilié à la maison, l'ordre social tout entier est organisé sur les principes de la pénurie, de la séparation et de l'impuissance, et les renforce, ce qui rend presque impossible pour chacun.e d'entre nous de sortir complètement de l'état d'esprit patriarcal. Notre économie, basée comme elle l'est sur l'échange et l'accumulation, approfondit et renforce la pénurie et la séparation : chacun.e d'entre nous, dans le capitalisme moderne est dépendant.e de la bonne volonté de tant d'autres personnes dont nous sommes séparé.e.s et avec lesquel.le.s nous sommes entraîné.e.s à croire que nous sommes en compétition pour des ressources rares. Nos méthodes pour gérer les conflits et les dommages sont basées sur la justice rétributive, la punition, la honte et l'approfondissement de la séparation. Elles s'étendent au-delà de la violence en soi et à une longue liste de comportements jugés comme perturbateurs de l'ordre social. Nos modes de prise de décision sont basés sur le commandement et le contrôle, le vote majoritaire ou les compromis, produisant la co-stupidité plutôt que la sagesse.


De l'intérieur comme de l'extérieur, le patriarcat nous entoure. tout autour de nous, présentant des obstacles intérieurs et extérieurs à vivre dans le flux, l'unité et le choix. Un exemple petit et trivial : la rédaction même de cet article, en particulier la partie où je décris ce que j'entends par « vie », m'a demandé un immense courage. Lorsque j'ai parlé pour la première fois de ces idées avec d'autres personnes lors de la conférence téléphonique sur laquelle cet article est basé, j'étais inquiète qu'on me prenne pour une folle. Pourquoi cela se produirait-il ? Seulement parce que ma description ne correspond pas aux normes patriarcales - dans ce cas, les normes de ce qui compte comme la "connaissance" et ce qui est acceptable en son sein.


Nous vivons dans un tourbillon de traumatismes permanents qui nous conduit à des réponses de survie. C'est là que vient ma tendresse : dans des conditions de traumatisme permanent, il est extrêmement difficile de répondre au comportement patriarcal de manière non patriarcale. Chaque fois que quelqu'un fait quelque chose qui incarne le vortex de la pénurie, de la séparation et de l'impuissance du patriarcat, cela recrée ce traumatisme pour nous, individuellement, même si c'est à petite échelle. Pour trouver des moyens non patriarcaux, il faut de la force spirituelle, une pratique rigoureuse permanente et/ou de solides structures de soutien. Peu d'entre nous ont ces ressources.

Combattre le patriarcat par la douceur

Ni la guérison individuelle ni la lutte contre le patriarcat ne fonctionneront. La première ne marchera pas parce que je trouve impossible d'imaginer qu'un nombre suffisant d'entre nous, individuellement, puisse faire assez de guérison traumatique assez rapidement pour contrer ce qui se passe. La seconde parce que si nous organisions une campagne pour combattre le patriarcat, nous aurions déjà perdu.


À grande échelle, il est peu probable que nous ayons suffisamment de pouvoir guerrier pour "gagner", à la fois parce que les personnes qui veulent s'opposer au patriarcat sont en général moins bien armés, et parce que nous avons tendance à avoir plus de scrupules que ceux qui gardent leurs propriétés accumulées, même si nous sommes prêts à nous engager dans une lutte armée. Et même si nous "gagnons", je n'ai pas encore vu un mouvement qui a pris les armes réussir à créer un résultat non patriarcal une fois au pouvoir. À moins que nous ne trouvions une autre façon de bouger, nous allons continuer notre marche vers l'extinction de l'humanité, vers le fascisme, l'effondrement des systèmes sociaux et des changements massifs de la biosphère déjà en cours de route.


De même, à petite échelle, nous ne pouvons pas nous forcer ou forcer quelqu'un.e d'autre à choisir ; nous ne pouvons pas utiliser la honte pour recréer une connexion ou une confiance brisée ; nous ne pouvons pas contrôler quoi que ce soit pour rétablir le flux. Tant que nous ne réagissons pas de l'extérieur du champ patriarcal, nos relations continueront à s'éroder, nos communautés et mouvements continueront d'être en proie au conflit et à la méfiance ; et nos vies individuelles continueront à être ce qu'elles sont maintenant.


Que faisons-nous alors ? Mon point de départ est un profond deuil, alors que nous regardons sans détour vers la réalité que nous ne sommes peut-être pas en mesure d'inverser les choses et de revenir à la vie. Le deuil, contrairement à la colère, est doux. Il s'oppose directement à l'urgence qui nous conduit à répondre avec des outils patriarcaux.


Si nous voulons créer une transformation à l'échelle qui est nécessaire, en nous, autour de nous et dans le monde en général, rien de moins qu'une approche entièrement différente de vivre ne fera l’affaire. Voici ce que j'ai écrit à ce sujet dans une lettre d'information récente :

Ces derniers temps, une image claire de l'ampleur de la tâche m'est apparue de ce qu'il faudrait pour changer la façon fondamentale dont les choses sont faites. Ce.lle.ux d'entre nous qui ont une image de cette brillante, glorieuse et étonnamment simple façon de vivre. que nous savons possible (même si extrêmement peu probable) doivent trouver un moyen de créer un champ avec assez de puissance pour être plus fort que le champ patriarcal dans lequel nous vivons. Et les qualités primaires dont nous avons besoin pour créer ce champ alternatif sont les nombreuses qualités douces que le patriarcat répudie : tendresse, vulnérabilité, compassion, générosité, humilité, deuil. Et il ne s'agit pas d'une liste exhaustive.


Les qualités douces sont complètement méprisées dans le mode de vie patriarcal, surtout pour les garçons et les hommes. Les qualités primaires du patriarcat - telles que le contrôle, la pensée bien/mal, les façons d'être ou de ne pas être, la domination et l'orgueil démesuré – sont toutes dures, intenses et pointues. Il y a une raison évidente pour laquelle Ian Suttie a choisi de parler du tabou de la tendresse, un mot très fort pour quelque chose d'aussi simple que la tendresse. Restaurer nos capacités qui ont été attaquées par le patriarcat nécessitera une mobilisation massive pour embrasser toutes les qualités douces, et pour mettre en place des structures de soutien suffisantes pour que nous ne soyons pas laissé.e.s à nous-mêmes pour faire le changement monumental que cela nécessite. Ce faisant, nous contribuons à la libération autour de nous et au-delà.


Précisément parce qu'il n'y a aucun moyen de savoir ce qui va marcher ou pas, embrasser l'humilité signifie la volonté d'agir où que nous soyons, en relation avec quiconque se trouve là, sans savoir si quelque chose va donner des résultats. Pour moi personnellement, cela signifie toujours diriger mon attention vers une vision, et avancer dans cette direction autant que je le peux. La clé de cette démarche est une intention permanente de restaurer la capacité de transformation nécessaire à tous les niveaux à la fois. Dans la rue, cela peut signifier interagir différemment avec de parfaits inconnus, faire preuve de générosité et célébrer ce que je vois, en particulier les comportements de parentalité collaborative ou les comportements de don. Lorsque j'enseigne, cela peut signifier se montrer avec une vulnérabilité qui se heurte aux normes du "professionnalisme", en visant à continuer à faire avancer ma propre libération tout en soutenant les autres sur leur chemin. Lorsque je m'engage avec une organisation, y compris celles dont je fais partie, cela peut signifier d'examiner comment créer un soutien systémique pour une collaboration visionnaire, ce qui peut inclure la distribution de ressources basée sur les besoins, la prise de décision intégrative et des approches réparatrices des conflits.


Restaurer les capacités signifie, tout simplement, restaurer toutes les qualités humaines que le patriarcat nous a enlevées. D'une manière similaire à toute récupération d'un traumatisme, le mouvement se déroule souvent dans l'ordre inverse du traumatisme. Nous avons perdu le flux en premier, l'unité en second, et le choix en troisième. Par conséquent, il est probable que nous allons restaurer le choix en premier, l’unité en second lieu, et le flux en troisième lieu. Grosso modo, nous devons avoir assez de choix pour être capable de créer l'unité, et nous devons avoir assez d'unité pour pouvoir créer un flux. Nous ne pouvons pas créer le flux par nous-mêmes, et nous ne pouvons pas créer l'unité si nous nous perdons dans des relations sans capacité de choix. En réalité, parce que chacun.e d'entre nous a été affecté.e par le patriarcat différemment, nos voyages de libération seront aussi complètement différents les un.e.s des autres. Tout gain de capacité n'importe où nous soutiendra partout ailleurs.


Et pourtant, embrasser les qualités douces n'est pas un hasard. Assez souvent, elles nous aident spécifiquement dans différentes parties du voyage de libération. La vulnérabilité et l'humilité adoucissent les habitudes de protection et de contrôle qui font perdurer le patriarcat. Ce n'est pas une mince affaire, et il m'a fallu de nombreuses années à partir du moment où je les ai adoptées comme une voie pour atteindre un véritable sens du choix et de la liberté dans ma vie. Nous sommes habitué.e.s à voir la vulnérabilité comme une faiblesse. c'est pourquoi peu de gens l'embrassent. Ma propre expérience, et celle de ceux qui ont accepté mon invitation, est que l'acceptation de notre vulnérabilité est une source de courage et de force.


Avec cela, il est alors plus facile d'approfondir notre conscience de l'interdépendance, et d'accéder à la tendresse pour soi et pour les autres, ce qui nous permet de restaurer l'unité. La tendresse s'oppose aux jugements et nous aide à voir ce qui est tragique plutôt que d'évaluer ce qui n'est pas aligné avec nos valeurs ou nos besoins comme mauvais, que cela se produise ailleurs ou en nous. Regarder ce que nous faisons tous à travers le prisme de la capacité, en saisissant le degré d'horreur que le conditionnement patriarcal apporte à chaque nouvel humain, me permet de reconnaître l'incapacité dans laquelle nous sommes. Cela repose sur et renforce la foi que le récit du patriarcat - que nous devons être contrôlés, sinon il ne peut y avoir de socialité - n'est pas la vérité ; ce n'est qu'un récit, et nous pouvons choisir un autre qui est plus affirmatif et aligné avec la vie.


Comprendre que le patriarcat était un ensemble d'événements, et non pas un destin inscrit dans notre essence, m'a apporté des vagues et des vagues de deuil profond pour ce que nous avons perdu. Le deuil requiert de la force, et cette force est rarement disponible par nous-mêmes, parce que les calamités que l'humanité, et une grande partie de la vie au-delà de nous, ont enduré sont vraiment difficiles à supporter. Pourtant, c'est une pratique nécessaire. J'ai un moment hebdomadaire où un groupe que j'ai invité se réunit avec moi pour me soutenir dans mon deuil, et cette pratique est essentielle à ma source d'énergie. J'offre également des espaces où les gens peuvent faire leur deuil, en particulier par rapport à ce qui se passe dans le monde ces jours-ci.

La pratique est intense, mais la volonté de s'y abandonner accroît la capacité d'envisager des alternatives, la créativité, et plus de capacité à se mobiliser pour faire le travail de transformation.


La pratique jumelle de celle du deuil est la pratique de la célébration, même au milieu d'immenses difficultés. En plus du renforcement évident du cœur, cette pratique semble réellement reconnecter le système nerveux, dans le moment, et nous réaligner directement avec notre puissance. Elle exige de la discipline, surtout les jours difficiles, et elle renforce à la fois la capacité individuelle et collective lorsqu'elle est pratiquée dans le cadre du fonctionnement habituel d'un groupe. Plus précisément, les célébrations augmentent à la fois la générosité et la réceptivité, ingrédients essentiels pour rétablir le flux.


La générosité et la réceptivité s'appuient sur la confiance de différentes manières, et de cette façon, elles antidote directement la blessure originelle de la pénurie. Il s'agit en particulier de déclarations audacieuses pour contester la rupture fondamentale du flux que signifie la logique de l'échange (ça en échange de ça). La générosité exige que nous ayons confiance que nous ne manquerons pas de ressources si nous donnons ce que nous avons. Je ne connais pas de meilleur moyen de se remettre rapidement de la pénurie. Cultiver la réceptivité nous amène à une autre couche de la blessure, l'expérience fondamentale d'avoir des besoins qui sont une responsabilité au lieu d'être une source d'information pour les autres sur la façon de prendre soin de nous. Nous avons été profondément entraînés à croire que recevoir sans donner nous laisse dans un état de dette, au bout duquel il existe sans doute une peur inconsciente et profondément enracinée d'être asservis. Lorsqu'un groupe de personnes, une communauté ou même un groupement plus large, choisit de découpler collectivement le don et la réception, alors il devient un germe de diffusion du flux, à nouveau, dans le monde.

Créer des îles d'amour

J'ai dit plus tôt que je ne vois pas la possibilité qu'un nombre suffisant d'entre nous guérisse assez rapidement de nos traumatismes individuels pour que ce soit un chemin de libération. Je vois un chemin différent qui, s'il est adopté assez largement, pourrait avoir une chance. Cette voie consiste à créer des communautés de pratique, d'engagement et de soutien qui prennent en charge le travail de libération, de rétablissement des capacités dans tous ces domaines, comme leur objectif ; et la vision d'un monde basé sur le flux, l'unité et le choix, comme cadre de leurs valeurs.


S'aligner de cette manière signifie que nous nous concentrons sur l'alignement entre le but et les valeurs dans tout ce que nous faisons, individuellement et collectivement. Nous repensons la façon dont nous prenons des décisions, comment nous générons et distribuons les ressources, comment nous partageons l'information, comment nous donnons et recevons des feedbacks, et comment nous nous engageons dans les conflits. Nous nous alignons ainsi individuellement, et nous créons des systèmes qui ancrent nos engagements dans des accords spécifiques qui sont entièrement basés sur la capacité plutôt que sur des aspirations : ce qui est possible, et non pas ce qui est équitable ou juste. Et toujours avec de la tendresse pour nous rattraper lorsque nous manquons de capacité.


Aussi longtemps que nos accords peuvent nous retenir, nous continuons. Nous pleurons quand il le faut, nous cherchons du soutien quand nous en avons besoin, nous célébrons, nous donnons et recevons, et nous faisons seulement ce que nous avons la volonté de faire ; et nous avons confiance que le reste sera fait si la capacité existe ailleurs.


Ce n'est que lorsque nous ne sommes plus en mesure, individuellement ou collectivement, de maintenir notre concentration sur notre but – seulement alors nous cherchons la guérison. C'est une guérison qui se concentre sur la restauration de la capacité bloquée, juste assez pour trouver l'énergie pour se déplacer à nouveau vers le but. Je veux me rappeler à tout moment que nous ne pouvons pas tout guérir. Au lieu de cela, nous pouvons guérir, comme un laser, efficacement, d'une manière ciblée, ce qui a besoin d'être guéri à un moment donné.


Savoir si oui ou non de telles expériences collectives peuvent prendre racine et, ensemble, créer un redémarrage reste un mystère. Nous nous engageons dans cette pratique sans aucune capacité à prédire ou à contrôler tout résultat, simplement parce que nous aimons la vie.

 


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