[...]
C’est un processus qui consiste à prendre vie et à prendre le large. Alors que le bonheur est utilisé comme un anesthésiant abrutissant qui induit de la dépendance, la joie est l’expansion de la capacité des gens à faire et à ressentir de nouvelles choses, de différentes façons qui peuvent briser cette même dépendance. La joie est esthétique, dans un sens ancien, qui date d’avant la séparation entre la pensée et les émotions : la capacité accrue à percevoir avec nos sens.
[...]
Quand nous l’avons interviewée, l’universitaire féministe Silvia Federici nous a expliqué que la joie est une sensation palpable de pouvoir collectif :
J’aime la distinction entre le bonheur et la joie. Comme vous, j’aime la joie parce que c’est une passion active. Ce n’est pas un état statique. Ce n’est pas la satisfaction des choses comme elles sont. C’est en partie ressentir la puissance et les capacités grandir en soi et chez celles et ceux qui nous entourent. C’est un ressenti, une passion, qui naît d’un processus de transformation et d’évolution. Il ne signifie pas que vous êtes satisfait·e de votre situation. Il veut dire, en se référant à nouveau à Spinoza, que vous agissez en accord avec ce que votre compréhension de la situation vous suggère de faire et ce qui vous semble nécessaire. Donc, vous ressentez que vous avez le pouvoir de changer et vous vous sentez changer à travers ce que vous faites, ensemble, avec d’autres gens. Ce n’est pas une façon d’acquiescer à ce qui existe15.
[...]
Lorde explique clairement que cette capacité à ressentir n’est pas le plaisir éphémère ou le contentement : la suivre implique une certaine responsabilité et nous éloigne du confort et de la sécurité. Elle défait les blocages. Elle rend le confort abrutissant intolérable.
[...]
[...]
Un autre aspect en raison duquel parler de transformation joyeuse est difficile renvoie à l’héritage patriarcal d’une vision dualiste du monde dans laquelle un « vrai » changement doit pouvoir être mesuré et observé, et « l’intelligence » est la capacité à appréhender les finalités avec détachement. Même la capacité de vivre autrement et de rejeter en partie l’Empire est souvent présentée de façon patriarcale : le sujet de la révolution est l’individu héroïque, déterminé, qui ne se laisse pas berner par les illusions et sait se libérer des erreurs et fautes du passé. Comme l’ont pointé de nombreux·ses auteur·ice·s féministes, queers, antiracistes et autochtones, il s’agit là d’une vision qui nous ramène à l’idée de l’individu masculin indifférent comme unité de base de la vie et la liberté.
[...]
Comme nous le verrons dans le chapitre suivant, le pouvoir de transformation peut ressembler à une rupture radicale avec les relations et les chemins de vie que nous sert l’Empire, mais il peut aussi s’apparenter à un travail plus subtil, comme celui d’apprendre à aimer d’une nouvelle façon des lieux, nos familles, nos ami·e·s et des parties de nous-même. Cela implique d’approfondir certains attachements et d’en rompre d’autres, et d’autoriser une ouverture sélective en établissant des limites claires. Qu’est-ce que cela signifie d’être un·e militant·e ou de s’y consacrer pleinement ? Peut-on militer pour la créativité et le soin ? Le militantisme peut-il être réceptif et basé sur les relations ? Les personnes peuvent-elles militer pour la joie ?
[...]
Nous voulons mettre la joie en lien avec le militantisme pour de nombreuses raisons. Ce qui nous intéresse, c’est la façon dont la capacité à refuser et la volonté de se battre peuvent ouvrir le champ des possibles, créer du lien, et permettre de nouveaux potentiels de lutte collective et de mouvement, d’une façon qui ne soit pas nécessairement associée au contrôle, au devoir, ou à l’avant-gardisme. Nous voulons une conception expansive du militantisme [...] Avec le militantisme joyeux nous voulons rendre palpable ce que veut dire raviver la lutte et le soin, la combativité et la tendresse, main dans la main.
[...]
Cependant, les liens historiques et les interprétations actuelles du militantisme sont complexes. Historiquement, le militantisme est souvent associé aux avant-gardes marxiste-léniniste et maoïste et à la façon qu’ont eu ces idéologies de façonner la lutte des classes et les luttes de libération nationale. Ces idéaux de militantisme ont été remis en question, en particulier par les luttes Noires, Autochtones et les féministes post-coloniales, qui ont montré les écueils des idéologies rigides, de directions politiques patriarcales, et la négligence du soin et de l’amour. La figure traditionnelle du ou de la militante — zélé·e, rigide, et brutal·e — a aussi été remise en question par le situationnisme, l’anarchisme, le féminisme, les politiques queers, et d’autres courants qui ont fait le lien entre action directe et lutte pour la libération du désir et de l’expérimentation. Depuis cette perspective, le ou la militante est celui ou celle qui essaie toujours de prendre le contrôle, de prendre en charge, d’éduquer, de radicaliser, et ainsi de suite. Ce genre de militant·e aura tendance à être toujours en retard sur les transformations lorsqu’elles se manifestent, leur trouvant toujours des défauts, comme celui de n’avoir pas la bonne analyse ou la bonne stratégie, et cherchant toujours à imposer un cadre ou un programme.
[...]
Ce que Touza nous dit de la lutte des Mères de la Plaza de Mayo, une organisation féministe qui s’est formée dans la résistance à la répression militaire en Argentine dans les années 1970, en donne un exemple :
Les Mères ne sont pas nées d’un plan stratégique mais
sont venues par le bas : de la douleur de mères cherchant à retrouver
les enfants que l’État avait volés, torturés et fait disparaître. Parce
qu’elles n’ont pas séparé les affects de l’activité politique, les Mères
ne se sont jamais considérées mutuellement comme un moyen d’arriver à
leurs fins. Personne ne doit être subordonné·e pour renforcer
l’organisation. Elles se considèrent plutôt les unes les autres comme
des fins en soi. Ce qui les lie ce n’est pas une idée mais l’affect,
l’amour et l’amitié qui naissent du soutien qu’elles s’apportent les
unes aux autres, en partageant des émotions intimes, des moments de joie
et de tristesse. Elles s’organisent par consensus, non pas comme un
système de prise de décision ou de résolution de conflit, mais comme une
façon de s’engager directement dans la vie les unes des autres. Comme
pour toute une tradition féministe désormais bien établie, pour elles,
le personnel est politique. C’est avec une éthique de conviction intime,
dont l’exercice ne peut être séparé de la vie quotidienne, que les
Mères s’orientent elles-mêmes. Elles ont une méfiance profonde à
l’endroit des idéologies et des lignes partidaires, et elles sont fières
de leur indépendance par rapport à l’État, aux partis politiques et aux
ONGs. Leur autonomie ne consiste pas à s’opposer à une idéologie
dominante, ce qui pourrait impliquer d’avoir recours au savoir
spécialisé d’un parti d’avant-garde, mais plutôt… en l’affirmation
d’aspects émancipateurs de la culture populaire qui existe déjà entre
elles31.
[...]
Mais le fait que l’Empire invente toujours de nouvelles façons de les
endiguer ne signifie pas que les mouvements ont échoué ou qu’ils se sont
trompés. La transformation joyeuse va et vient, est capturée ou
écrasée, devient plus subtile ou s’infiltre dans la vie quotidienne,
mais réémerge toujours et se renouvelle elle-même.
[...]
Le militantisme n’est pas un idéal fixe dont il faut s’approcher. On ne peut pas être « comme » un·e militant·e parce que le militantisme — de la façon dont nous le conceptualisons ici — est une pratique qui repose sur la spécificité des situations. On ne peut pas devenir ces exemples, et nous ne devrions pas non plus les prendre comme des idéaux. Plutôt que de réduire le militantisme joyeux à une façon déterminée d’être ou un ensemble de caractéristiques, nous le voyons apparaître dans et au travers de relations que les personnes nouent entre elles. Ce qui veut dire qu’il aura toujours l’air différent, en fonction des connexions émergentes, des relations et des convictions qui l’animent.
[...]
Comment crée-t-on des situations dans lesquelles nous nous sentons plus
vivant·e·s et capables qu’auparavant ? Qu’est-ce qui peut déstabiliser
l’intransigeance de l’oppression ? Qu’est-ce qui peut créer plus
d’espace dans lequel se mouvoir et respirer ? Qu’est-ce qui encourage
les gens à refuser les pièges courants du moralisme, de la certitude ou
du perfectionnisme pour leur préférer l’accroissement du pouvoir
collectif et la créativité ? Les réponses à ces questions sont
infiniment variées et complexes. Militer pour le collectif, faciliter le
changement implique de faire confiance aux gens pour trouver le chemin
par eux-mêmes et ensemble, avec l’envie de participer ouvertement au
processus.
Commentaires
Enregistrer un commentaire