Source : https://laviedesidees.fr/Jane-Mansbridge-entre-faits-et-normes.html
La contribution de Jane Mansbridge à la théorie politique est majeure : soucieuse toute sa vie d’allier recherche empirique et approche théorique, elle a beaucoup apporté à la critique du choix rationnel et à une réflexion sur la démocratie comprise comme un processus permanent, toujours en mouvement.
Extraits
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L’enjeu central de ce livre est en effet de distinguer deux formes
démocratiques, dont la légitimité et l’efficacité dépendent de la plus
ou moins grande convergence des intérêts des acteurs qu’elles
rassemblent. D’un côté, la démocratie unitaire, qu’elle a directement
observée au sein de ces petits groupes, est possible et souhaitable pour
les collectifs partageant des intérêts communs. À l’inverse, la seconde
forme qu’elle identifie, qu’elle nomme la démocratie « adversariale »,
– reposant notamment sur le vote comme modalité de règlement des
conflits – semble mieux adaptée pour les groupes traversés par des
intérêts divergents, au sein desquels il sera difficile de parvenir à un
consensus. Son étude de la démocratie unitaire la conduit à remettre en
cause le présupposé selon lequel la légitimité démocratique requiert
une égalité de pouvoir, comme tendent à le penser les activistes qu’elle
a fréquentés. Dans la mesure où les intérêts des participants sont
convergents, il est tout à fait possible de déléguer son pouvoir à des
représentants. Il existe donc des inégalités de pouvoir légitimes et
relativement efficientes, qui doivent néanmoins être compensées par une
égalité de respect et des relations d’ordre amical entre les
participants.
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Elle met en évidence la façon dont le fonctionnement interne de ces collectifs les conduit bien souvent à l’échec. Ainsi, en dépit d’une valorisation sans relâche de la vertu de l’écoute mutuelle, les groupes féministes ont développé ce qu’elle qualifie de « surdité institutionnelle » : ne rassemblant que des acteurs partageant les mêmes valeurs, ils deviennent incapables d’entendre les arguments du camp d’en face, et ce faisant de le convaincre. Les mouvements sociaux sont confrontés à un dilemme qui semble inextricable, qu’elle qualifie de « loi d’airain de l’involution ». Reposant sur l’investissement de militants motivés, ils supposent une forme de radicalité qui nourrit l’engagement, mais les coupe du reste de la population. Ces collectifs développent également des modalités informelles de prise de décision, qui font bien souvent l’économie de la discussion, tous les acteurs rassemblés partageant les mêmes valeurs. Ces mécanismes internes anti-délibératifs empêchent ces mouvements d’opérer les analyses, et les compromis, nécessaires pour obtenir gain de cause.
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Pour autant, il ne s’agit pas d’adopter la posture verticale du savant dirigeant, ni même celle, plus ambiguë, de l’expert conseiller : il s’agit d’entretenir une relation dialogique entre champs académique et politique, entre chercheurs et acteurs, en proposant à ces derniers des pistes de réflexion et d’action susceptibles d’éclairer leur pratique et de surmonter les difficultés auxquelles celle-ci se trouve confrontée. La scientificité doit donc s’articuler à la normativité, et à une normativité positive, source de propositions susceptibles d’aider à améliorer le fonctionnement du système démocratique, dans un constant mouvement d’aller-retour entre théorie et pratique.
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De ce point de vue, la démocratie délibérative elle-même doit être comprise de façon systémique plus qu’institutionnelle : l’enjeu est la capacité du système sociopolitique dans son ensemble à produire un processus de délibération et, ce faisant, à renforcer la légitimité des décisions politiques.
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Mansbridge souligne ainsi, dans « Everyday Talk in the Deliberative System », que la délibération démocratique ne se réduit pas à l’institutionnalisation de dispositifs formellement conformes aux principes délibératifs, tels que Habermas, Cohen, ou plus récemment Gutmann et Thompson, ont pu les identifier. Elle procède aussi de façon plus informelle, à travers les échanges quotidiens qui se tissent entre citoyens, où prennent place des processus de persuasion tout aussi potentiellement valides d’un point de vue démocratique – mais qui doivent être évalués à l’aune d’autres critères que ceux qui ont cours dans le cadre de délibérations formelles. Plus encore, le texte collectif « A Systemic Approach to Democratic Deliberation » démontre que certaines normes désirables au niveau du système global ne peuvent parfois être atteintes qu’en rompant avec ces mêmes normes au niveau local : ainsi, un système délibératif peut profiter de l’existence d’enclaves non délibératives – tels l’entre-soi des mouvements sociaux, des partis politiques ou des syndicats ou les formes de critique et d’interpellation du pouvoir émanant d’activistes radicaux qui refusent de jouer le jeu de la participation - où se construisent les arguments qui seront ensuite rendus publics et viendront enrichir le débat commun.
Comme l’avaient déjà signalé I. M. Young ou A. Fung, la délibération peut même tirer bénéfice d’actes de protestation non délibératifs (blocages, manifestations…), car ces actes permettent de signaler l’existence de dysfonctionnements au sein du processus délibératif (notamment l’exclusion de certains groupes ou enjeux), et donc, potentiellement, ouvrent la voie à son amélioration – donc in fine à une production plus efficace de la légitimité politique.
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