À la campagne, les classes populaires sont écolos... sans le revendiquer

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En milieu rural, les classes populaires ne se disent pas forcément « écolos », dit la sociologue Fanny Hugues. Mais leurs pratiques de « débrouille » le sont : potager, réparation, autorénovation des maisons...

Il existe déjà des modes de vie très sobres. C’est ce que montrent les travaux de Fanny Hugues, doctorante au Centre d’étude des mouvements sociaux. Elle finalise une thèse provisoirement intitulée « Vivre de peu en zone rurale : récupérer, réparer, autoproduire », fondée sur l’observation de la vie quotidienne d’une quarantaine d’habitants des zones rurales. Des personnes qui ne se retrouvent pas dans le discours écologique alors que leurs pratiques le sont profondément, explique la sociologue à Reporterre.


Reporterre — Vous étudiez ce que vous appelez la « débrouille » de certains habitants de zones rurales. Que recouvre-t-elle ?

Fanny Hugues — J’ai choisi le terme de « débrouille » pour qualifier ces modes de vie car c’est celui que les gens utilisaient et qui résume l’idée que l’on « fait avec ce que l’on a ». Une partie des gens que j’ai suivis trouvent qu’ils ont assez d’argent pour bien vivre. Chez eux, le travail rémunéré est organisé autour du travail de subsistance et non l’inverse. Ils travaillent pour gagner juste ce dont ils ont besoin comme argent. La plupart ont aussi un capital immobilier. Et surtout, ils ont plein d’autres ressources non monétaires qui invalident le fait qu’ils vivent « de peu » : un accès à la nature, des échanges entre voisins, des amis, de la famille, des savoir-faire, de la récupération à foison, etc.

Il existe plusieurs manières de se débrouiller en milieu rural. Elles combinent plusieurs pratiques comme la mise en place d’un potager voire d’une basse-cour, la production de son propre bois de chauffe, la réparation, l’autoconstruction ou l’autorénovation de sa maison — le tout avec l’aide des compétences de ses proches. Le recours aux « bonnes affaires » (promos, occasion, discount) en fait aussi partie.

Comment les personnes que vous avez rencontrées s’organisent-elles pour se déplacer ? Adopter un mode de transport écologique en milieu rural est compliqué.

Elles ont des voitures qui ont en moyenne quinze ans, achetées d’occasion, ou qu’on leur a donné. Elles les réparent avec les moyens du bord, ou vont chez des mécanos qu’elles connaissent bien. Mais en fait ces gens roulent peu, parce que ça coûte cher de rouler. Ils groupent les déplacements, les organisent, ils ne vont jamais exprès à un endroit en voiture, ne se déplacent pas juste pour acheter une baguette de pain.

« Ces gens roulent peu, parce que ça coûte cher de rouler »

Ils prennent peu les transports en commun parce qu’il y en a très peu — seulement un bus le matin et un le soir. Certains font du vélo mais il faut être en bonne condition physique et savoir effectuer les réparations nécessaires. Donc ils utilisent surtout la voiture, tout en ayant des pratiques extrêmement sobres en termes de transport. 

Comment en êtes-vous venue à vous intéresser à cette population ?

Déjà, j’ai été socialisée à une partie de ces pratiques. Ensuite, j’avais déjà fait mon master sur une communauté Emmaüs, puis sur la vie quotidienne d’une cueilleuse de plantes médicinales. J’ai voulu mener ce travail à plus grande échelle. En 2018, les Gilets jaunes ont participé à rendre visibles des pratiques de récupération et d’échanges auparavant invisibles pour les institutions ou pour des gens qui ne s’intéressent pas à la vie des classes populaires rurales. J’ai donc décidé de m’intéresser, non pas aux Gilets jaunes – il y en a seulement quelques-uns dans mon échantillon —, mais à comment on peut vivre avec peu d’argent à la campagne, et considérer qu’on s’en sort plutôt bien.

Parmi les personnes sur lesquelles j’ai centré mon étude, il y a plusieurs groupes – on appelle cela des fractions de classe en sociologie. Je distingue les retraités agricoles et les femmes précarisées, qui ne politisent pas leur mode de vie. Et dans les gens qui le politisent, il y a des personnes qui appartiennent au pôle culturel des classes populaires, et des petites classes moyennes.

En quoi le discours écologiste, porté par les politiques, les médias ou les associations, peut-être perçu comme dominant par les personnes que vous étudiez ?

Ce que j’appelle – comme d’autres sociologues — l’écologie dominante, c’est principalement le discours qui incite à être écocitoyen et à faire des écogestes, comme couper l’eau quand on se brosse les dents ou éteindre la lumière derrière soi. Cela revient à ramener l’écologie à l’espace domestique, à l’échelle individuelle et cela passe sous silence la responsabilité des décideurs publics et des entités économiques. En plus, les pratiques mises en avant sont surtout urbaines. Par exemple, avoir des toilettes sèches ou récupérer l’eau de pluie ne font pas partie de ces écogestes le plus souvent mis en avant. Les personnes que j’étudie dans le cadre de ma thèse sont, pour la plupart, imperméables à ce discours, voire le mettent explicitement à distance.

Quel est leur rapport à l’écologie ?

Aucune des personnes que j’ai suivies n’a revendiqué le fait d’être écolo. Parce que leurs pratiques sont héritées de l’enfance, intériorisées. Elles me disaient « bah non, je ne suis pas écolo », « c’est du bon sens », « c’est logique », « c’est naturel », etc. La plupart de ces personnes ont grandi dans des milieux populaires où on faisait attention à récupérer, faire durer les choses. Puis ces pratiques ont perduré parce que ces gens ont toujours des conditions matérielles d’existence assez restreintes. Donc pour eux, ça va de soi.

Il y a un autre mot qui est beaucoup revenu dans leurs discours, c’est le « respect ». Si on veut que la nature nous donne, il faut la respecter, ne pas la polluer. Par exemple, pour les retraités agricoles, ne pas mettre de produits chimiques dans leur potager en fait partie. Il y a un sens pratique et un sens moral qui incite à faire durer et à prendre soin de la nature.

« Les écogestes mis en avant sont surtout urbains. Par exemple, récupérer l’eau de pluie n’est pas souvent mis en avant. » © Mathieu Génon / Reporterre

Pour eux, les décideurs politiques — perçus comme des gens qui vivent en ville et font partie des classes supérieures — « ne comprennent pas ce qu’on fait ». Les personnes politisées que j’ai suivies parlent d’une écologie « hors sol », présente uniquement dans les discours, alors qu’eux font de l’écologie pratique.

Pourquoi ces personnes au mode de vie sobre et proche de la nature ne se disent pas écolos ?

Pour le groupe de personnes qui ont un discours politisé, le niveau d’exigence pratique n’est pas atteint. Ils vont rappeler qu’ils ont une voiture, diesel ou essence, qu’ils vont encore au supermarché, etc. Pour eux, pour être écolo, il faut vraiment être un décroissant extrême.

Et puis le discours qui consiste à dire « il faut mettre des panneaux photovoltaïques, acheter tel équipement performant » ne peut pas s’adresser à des gens qui n’ont pas les moyens, et qui en plus ont un sens pratique, moral, qui les incite à faire durer les objets et à récupérer.

Ils ont aussi conscience que les classes supérieures se distinguent avec leurs pratiques écologiques. Ils disent : « Ils vont acheter bio ou un pull en mérinos, mais moi je vais chez Emmaüs et ça va très bien ! » Pour eux, l’étiquette écologique ne correspond pas à une véritable écologie pratique. Donc quand d’autres personnes se définissent comme écolos, ils n’y voient qu’un engagement de façade.

« Pour les retraités agricoles, l’écologie est devenue une “mode” »

Enfin, pour les retraités agricoles, l’écologie est devenue une « mode » alors qu’ils estiment que leurs pratiques économes sont héritées de plusieurs générations. Ils considèrent avoir « inventé le bio avant le bio » ou encore « la permaculture avant la permaculture », avant qu’un label et des stages viennent institutionnaliser certaines de leurs pratiques. Alors pourquoi apposer une nouvelle étiquette sur des pratiques que l’on faisait déjà avant ?

Ceux qui portent le discours écologique perçoivent-ils cette sobriété déjà à l’œuvre ?

Le discours écologique dominant laisse souvent penser que les classes populaires, qu’elles soient rurales ou urbaines, se désintéresseraient de l’écologie parce qu’elles ne s’en revendiquent pas de manière explicite. En fait, ce que je montre, c’est qu’il n’y a absolument aucune indifférence vis-à-vis des questions environnementales. Il y a juste une reformulation. En d’autres termes et en d’autres pratiques.

Il y a quelque chose qui me gêne beaucoup chez ceux qui portent le discours écologiste : ils donnent l’impression que les modes de vie sobres que l’on veut faire advenir n’existent pas encore, qu’on va les inventer. Mais en fait ils existent déjà et depuis très longtemps ! Mon travail consiste à les visibiliser.

Le mode de vie des personnes que vous avez étudiées est-il majoritaire dans les territoires ruraux où elles vivent ? Ou sont-elles marginales ?

Cela dépend des territoires et des personnes dont il est question. Ce qui est certain, c’est qu’aucune de ces personnes n’est dominante au niveau social, politique ou économique sur son territoire. Ce sont des personnes qui vivent de manière très discrète, et qui s’entraident avec des personnes qui sont socialement proches. Elles ne se sentent pas marginalisées car leurs sociabilités sont tournées vers des personnes qui adoptent des modes de vie similaires.

Néanmoins, certaines craignent que leurs modes de vie soient fragilisées par l’exode urbain, ou par l’arrivée dans leur voisinage de classes moyennes-supérieures urbaines au mode de vie consumériste. Celles-ci ne viennent pas se présenter à elles et elles ne peuvent donc pas développer ensemble des pratiques d’entraide.

Puisque le discours des dirigeants ne leur parlent pas, pour qui votent ces personnes ?

Pour ceux qui sont politisés et ont plus de capital culturel, s’il fallait les affilier à un bord politique, ce serait La France insoumise. Elle est vue comme plus sociale et populaire que les Verts, qui eux, sont vus comme moins radicaux, sans dimension sociale, et plus proches des élites. Ainsi, j’ai des enquêtés qui ont participé à la zad de Sivens [en lutte contre un énorme dans le Tarn] et avaient dans l’idée que les Verts étaient du côté des décideurs, et de la destruction.

Du côté des femmes précarisées ou des retraités agricoles, certains votent Rassemblement national. Il n’y a pas de discours raciste, mais plus l’idée qu’il faut préserver ses acquis, et que le RN est le parti qui va les y aider. Après, il y a aussi des girouettes, comme une femme qui a voté Mélenchon au premier tour, puis Le Pen au deuxième face à Macron.

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