Moralisme progressiste et pratiques punitives dans la lutte contre les violences sexistes

Source : https://lafabrique.fr/faire-justice/

 


Elsa Deck Marsault - Faire justice
Moralisme progressiste et pratiques punitives dans la lutte contre les violences sexistes

Là où il est admis que le recours à la police en cas de violence n’est pas la solution mais plutôt un problème supplémentaire, la tentation est de s’y substituer. Si l’intention est louable, son application l’est moins. Les mesures sont expéditives et les outils pour faire justice sont encore profondément empreints d’une philosophie punitive : menace, exclusion, harcèlement, dénonciation publique et discréditation politique. Comment sortir de cette impasse? La question est d’autant plus difficile qu’elle surgit au moment où les forces réactionnaires mènent une large offensive contre le wokisme pour mieux protéger ceux qui organisent les violences dans nos sociétés.
Écrit par une « militante gouine », ce livre propose une critique fine du moralisme progressiste et des pratiques punitives dans les luttes sociales. En se saisissant d’exemples concrets rencontrés au gré de son militantisme et en discutant précisément l’abolitionnisme pénal, elle pose les jalons d’une justice transformatrice inventive, capable de prendre soin des victimes et de transformer les individu.es comme les groupes.
Endiguer les violences c’est aussi ne plus craindre le conflit, ne plus avoir peur de lutter.

Elsa Deck Marsault a cofondé Fracas, collectif queer et féministe d’entraide militante à la prise en charge des conflits et des violences en milieu intracommunautaire.

 

Rencontres

Elsa Deck Marsault à Bordeaux
vendredi 15 décembre
Elsa Deck Marsault à Grenoble
lundi 15 janvier

Presse

« « Minute Papillon » : Peut-on faire justice sans punir ? L’exemple de la justice transformatrice », 20 Minutes, 12 septembre 2023.

 « Les luttes de gauche sont-elles condamnées à un moralisme progressiste? », Slate, 22 septembre 2023.

 « Sortir de la justice punitive », Binge, Les couilles sur la table, 28 septembre 2023.

 « Plutôt que de rester sur ce constat amer, elle a pris, avec le collectif féministe et queer Fracas, le problème à bras le corps », Trou Noir, 1er octobre 2023.



Extraits

Je me suis beaucoup interrogée avant de me lancer dans l'écriture de ce livre. Il fait face à un obstacle majeur: celui d'être récupéré par des personnes ou groupes sociaux cherchant à justifier des comportements violents ou oppressifs. À l'heure où les forces réactionnaires semblent de plus en plus puissantes et vont jusqu'à utiliser nos dissensions contre nous-mêmes, produire une critique publique de nos contradictions internes peut apparaître comme une trahison. Ouvrir la question de ces défaillances revient pourtant à ne pas les laisser dicter nos combats et agendas politiques.

Nos milieux reproduisent des mécanismes punitifs qui nous marquent, nous traumatisent et nous affaiblissent durablement. Nous avons intériorisé un système de pensée qui justifie les souffrances que nous nous infligeons. J'ai donc dû faire la paix avec l'idée d'une récupération politique, car il est plus important que tout de visibiliser nos dysfonctionnements internes pour nous y confronter afin de les dépasser.

[…]

Moralisme progressiste

En l'absence d'un projet militant fédérateur pouvant mener à un futur enviable, les forces progressistes en viennent à succomber à un moralisme justicier et réprobateur. On pourrait parler d'un militantisme sans réel espoir de changement. C'est ce que Wendy Brown nomme le «moralisme progressiste».

Ce moralisme s'incarne dans les interdits individuels, ce qui entraîne la condamnation de certains mots, arguments ou actes, ou alors dont l'usage est restreint à un registre très étroit. S'il est juste de bannir certains comportements ou termes oppressifs courants dans les médias ou dans nos familles, ces interdits s'appliquent encore plus durement au sein même de ces franges progressistes.

Ainsi, on se retrouve à critiquer lourdement les militant·es de nos propres organisations pour chaque erreur lexicale ou faux pas politiquement non correct. J'ai par exemple déjà observé des gens exiger qu'une association distribuant des repas gratuits présente des excuses pour avoir préparé des plats contenant de la viande.

Dans mon travail et ma vie de militante, il se passe rarement une semaine sans que soit évoqué un conflit absurde autour d'une publication ou d'une prise de parole «problématique», générant des demandes interminables d'explications publiques. Ce moralisme progressiste s'incarne aujourd'hui dans une ribambelle de notions-injonctions régulant l'ordre social et sanctionnant les dissensus: celle du safe, de la bienveillance, de trigger warnings ou encore de la «radicalité». Tenir une telle critique dans la société occidentale contemporaine où les forces réactionnaires parlent sans cesse de «wokisme» est particulièrement délicat.

À l'origine, ce terme, créé dans les milieux antiracistes états-uniens, désigne le fait d'ouvrir les yeux sur les structures d'oppression dans lesquelles nous nous trouvons. Apparu en français en 2015, il s'est vu réapproprié par les forces réactionnaires, qui l'emploient pour désigner et discréditer les courants de pensée progressistes et les causes œuvrant à la justice sociale (féminisme, antiracisme, antispécisme, etc.) Si ces critiques et le dévoiement de cette notion sont ancrés dans l'ignorance, la peur et la lâcheté, cela ne doit pas nous empêcher, de notre côté, d'ouvrir les yeux sur certaines de nos pratiques.

Une autre caractéristique du discours moraliste est de se focaliser sur certaines personnes, prises individuellement, qui incarneraient l'ordre établi et tout ce que l'on veut combattre, comme le racisme, le sexisme, l'homophobie, etc., et de réduire tout simplement le mal à ces cas individuels. La conséquence en est une individualisation des rapports de domination qui, par définition, sont pourtant le fruit de dynamiques sociales.

Ce phénomène de personnalisation de nos ennemi·es politiques s'opère en cohérence avec une société occidentale néolibérale qui prétend reposer sur un ensemble d'individu·es et non pas des groupes ou classes sociales. Il participe à l'invisibilisation des mécanismes structurels responsables des rapports d'oppression.

Certes, les rapports sociaux influent sur les rapports de force qui se jouent dans les relations interpersonnelles. Mais les individu·es à elleux seul·es ne sauraient en être les uniques responsables, car les rapports de domination reposent sur différents niveaux: individuel, mais aussi institutionnel, structurel et historique. Bien qu'individuellement nous ayons une responsabilité et un rôle à jouer dans l'abolition d'un système de classe et de privilèges, nos marges de manœuvre sont limitées.

C'est bien parce que le système peut sembler inébranlable que nous nous replions sur le niveau individuel. Abattre une personne est plus simple que d'abattre le système qui la soutient. On s'éternise sur ce que quelqu'un·e a dit ou fait sur les réseaux sociaux au lieu de s'intéresser aux instances du pouvoir politique et économique. On agit comme si les injustices sociales découlaient uniquement de la faillite morale de certain·es, au lieu de reconnaître qu'elles sont aussi le résultat d'un processus historique de construction culturelle, politique et socio-économique du pouvoir.

Autrement dit, on s'attaque aux effets des rapports d'oppression plutôt qu'aux raisons pour lesquelles des systèmes comme le capitalisme ou encore l'impérialisme existent.

[…]

Marre de faire de la pédagogie

Il est intéressant de noter le paradoxe entre des milieux militants (féministes) qui prônent la «déconstruction» et le peu de place effectivement laissé au tâtonnement. Le terme «déconstruction» est censé désigner la remise en question individuelle des normes sociales intégrées lors de notre éducation. Arriver à un stade de déconstruction avancée serait le Saint Graal des «bon·nes militant·es» qui auraient réussi à se défaire de tout mécanisme raciste, sexiste, validiste, classiste, spéciste, âgiste (sans parler des mécanismes ***phobes). La résistance à l'oppression est en quelque sorte réduite à la transformation de soi et à la réflexivité.

Parallèlement est maintenue l'idée que puisque nous sommes né·es dans une société capitaliste, nous sommes et serons à tout jamais racistes, sexistes, validistes, classistes, spécistes, âgistes. En conséquence, il ne semble pas y avoir d'échappatoire : il faut tendre vers le mieux tout en acceptant que nous ne pouvons nous défaire complètement des rapports de domination dans lesquels nous nous inscrivons.

Il y a là un paradoxe entre une tentative de penser un déterminisme social issu d'une lecture matérialiste et une approche néolibérale où l'individu·e tout·e-puissant·e pourrait se reformater du fait de sa volonté seule. Ce phénomène s'accompagne souvent d'un refus de pédagogie. Ce refus est compréhensible sous de nombreux aspects. Les injonctions à la pédagogie auprès des minorités de genre, de race, de sexualité, etc. sont continuelles et harassantes. Elles sont particulièrement pénibles pour les personnes qui doivent endurer le «sexisme ordinaire» (ou racisme, validisme, etc.) dans chaque sphère de leur vie.

Mais comment demander à des personnes de «se déconstruire» sans jamais leur dire comment faire? En leur disant d'être autonomes et de «se renseigner»? Bien évidemment, certaines personnes n'ont pas envie de faire le travail par elles-mêmes et attendent que «leur ami·e queer/noir·e/handi·e» s'en charge pour elles. Pour autant, il faudrait pouvoir réfléchir aux façons possibles de prendre en charge les personnes de bonne foi qui simplement ne savent pas par où commencer leur chemin militant –et particulièrement les personnes concernées par ces luttes.

Les solutions restent à trouver, mais souligner le paradoxe d'une telle situation est indispensable pour avancer collectivement. Être plus souples face aux erreurs, aux questionnements et à l'apprentissage permettrait aussi de dépasser des postures qui se calquent par mimétisme sur des «queer/féministes/vegan/anarchistes parfait·es» (c'est-à-dire celles et ceux qui passent cinq jours sur sept en assemblées générales ou leur temps sur Twitter).

Sans s'interroger sur ce que je pense individuellement et sans le confronter à la position d'autrui dans le cadre de rencontres et débats, on ne peut que rester dans une position superficielle et dangereuse par son manque de remise en question des consensus dogmatiques. L'injonction à la déconstruction individuelle, jointe au refus d'être pédagogue, créent les conditions d'une lutte où nous sommes finalement les un·es à côté des autres, mais profondément seul·es; une lutte formée par un monde néolibéral et taillée pour ne pas trop (le) déranger.

 

Podcast L'Affranchie

https://play.acast.com/s/l-affranchie/faire-justice-rencontre-avec-elsa-deck-marsault

Podcast La vie est un roman

https://shows.acast.com/la-vie-est-un-roman/episodes/elsa-deck-marsault-faire-justice-marika-doux-marie-lizzie

Entretien en vidéo sur Arrêt sur images

https://www.hors-serie.net/Dans-le-Texte/2023-09-16/Faire-justice-id556


 


 

Faire justice – Entretien avec Elsa Deck Marsault

TROU NOIR – Pour commencer, peux-tu nous raconter les origines du collectif Fracas et la manière dont il aide à la gestion des conflits ?

Elsa Deck Marsault – Fracas est un collectif queer et féministe que j’ai co-fondé avec deux autres personnes en 2019. Je constatais que l’on était peu outillé et peu armé pour faire face aux conflits et aux faits de violences qui traversent nos espaces féministes et queer. La fondation du collectif fait suite au partage de ce constat avec d’autres personnes, constat que je portais seule jusque-là. La raison première du collectif était de nous former à faire face à ces violences et à ces conflits en cherchant des outils existant déjà dans les milieux académiques du soin et du droit, et de les adapter dans les milieux queers et féministes pour nous aider. Après cette formation, nous voulions alors accompagner des collectifs et des individus en situation de violence et de conflit qui ne savaient pas quoi faire, et qui pour des raisons éthiques, refusent de faire appel à la police et aux tribunaux.

TN Tu amènes justement une critique de l’individualisation des rapports de domination dans ton livre, c’est-à-dire lorsque la gestion d’un conflit se concentre exclusivement sur la personne de l’agresseur·euse. Que signifierait donc de désindividualiser ces actes de violence ?

Elsa Deck Marsault – Cela commence par comprendre que lorsque l’on fait face à des phénomènes de violence ou de conflits, qu’il s’agisse d’un unique responsable ou d’un phénomène de groupe, les auteur·ices ne sont pas les seuls responsables de ce qui s’est passé. Le contexte, c’est-à-dire les liens avec la communauté, la collectivité et la société ont une responsabilité tout aussi importante que la personne qui a commis les actes de violence. Désindividualiser les actes de violence c’est aussi comprendre qu’ils sont le fruit de rapports sociaux de domination dans lesquels le contexte socio-économique a une grande importance.
Dès que l’on porte cette parole-là, dès que l’on essaie de prendre en charge ces conflits, le sens que prend la justice va moins consister à punir l’auteur qui a fauté que de travailler sur le contexte avec la communauté impactée par ces actes de violence pour faire en sorte que l’on puisse transformer et faire évoluer leur environnement, et éviter que ce fait puisse survenir à nouveau. Il s’agit donc d’un processus non pas tourné vers le passé, avec le fait d’identifier et de désigner un coupable et une faute qu’il faudrait punir, mais vers l’avenir et la manière dont on va faire en sorte que cette faute ne revienne pas, ne se reproduise pas.
Il y a deux approches complètement différentes de la justice. Celle de la justice punitive qui va identifier et punir le fautif. Et celle de la justice transformatrice qui va non seulement prendre en charge l’auteur d’une faute et l’aider à prendre conscience de ses actes et à le transformer, mais aussi aider la communauté autour à se transformer, à prendre conscience du contexte qu’elle a contribué à construire, des rapports de force dans lesquels elle se trouve prise.

TN Dans de tels processus, quelle importance faut-il accorder à la parole de la personne accusée d’agression ou de violence ? Il n’est pas évident de comprendre en quoi cette parole participe d’un processus de justice transformatrice.

Elsa Deck Marsault – Ces dernières années, les mouvements féministes se sont énormément concentrés sur les victimes. Et à juste titre car le système pénal, et ce depuis toujours, se concentre sur l’auteur des violences : identifier le·a coupable, décrire son acte et évaluer une punition en fonction de ce qu’iel a commis. Donc dans les mouvements féministes, j’ai l’impression que l’on s’attelle à rééquilibrer ce rapport-là en se concentrant sur les personnes qui ont subi des torts, sur leurs besoins et leurs envies, etc. Ce propos doit être nuancé car on parle de micro-milieux qui ont déjà mis en travail les rapports de genre. Je ne parle pas de tous les milieux de gauche, mais d’un certain milieu féministe.
Toutefois, rendre justice et s’intéresser à la question des violences ne peut se faire que dans un mouvement circulaire complet où l’on commence par s’intéresser aux victimes, à leurs besoins, leurs enjeux, etc. Évidemment, ce sont elles que l’on doit placer au centre. Mais cela ne peut se faire sans aller voir du côté des auteur·ices de violence et de comment celle-ci a été commise. J’ai remarqué que dans les milieux féministes, on présente souvent l’auteur·ice de violence comme un·e agresseur·euse avec un grand A, comme une figure monolithique qui finalement n’a pas de nuance. Comme s’il s’agissait à chaque fois de la même personne. Depuis que je suis dans Fracas, que j’ai suivi quelques auteur·ices de violence et que je me suis beaucoup renseignée sur le sujet, je suis en mesure de dire que les auteur·ices de violence ne représentent pas une population monolithique et incompressible. On parle de personnes très différentes les unes des autres, des personnes ayant des motifs différents, avec des contextes de vie différents. Je pense que tant que l’on ne développe pas nos connaissances sur ces aspects, on en reste à la moitié du travail en termes de justice. On ne peut pas prendre en charge les victimes sans s’intéresser à qui commet les violences et pourquoi. Et finalement réfléchir aux moyens d’endiguer ces violences. Les milieux féministes ont pour le moment fait la moitié du chemin, il reste l’autre bout, c’est-à-dire prendre en charge les auteur·ices de violence.

TN Certaines tendances féministes critiquent cette question de la prise en charge des auteur·ices de violence. La question peut effectivement paraître ambiguë à certains égards car ce sont très souvent les femmes agressées qui endossent, en plus de leur propre souffrance, la prise en charge de l’auteur d’agression.

Elsa Deck Marsault – Dans nos milieux ou communautés, on a tendance à répondre à un fait de violence par plus de violence qui peut prendre la forme de l’isolement, de l’exclusion, du call out, de la dénonciation publique, etc. Toutes ces réactions punitives vont avoir tendance à repousser les auteur·ices de violence en dehors de leur communauté. Je précise que je parle de micro-milieux dans lesquels il y a une volonté de prise en charge de ces faits de violence, ce qui n’est pas le cas de tous les milieux. Et dans ceux-ci, on va généralement mettre au ban les personnes qui auraient fauté. On parle de violence sexuelle, mais aussi de choses moins graves comme quelqu’un·e qui aurait commis une faute politique, en prononçant des mots blessants ou en participant à un conflit du mauvais côté de la barricade. Ces personnes se retrouvent alors isolées. Or, qui va prendre en charge ces personnes, surtout quand on parle de mecs cishétérosexuels ? Sans nul doute les personnes minorisées, c’est-à-dire leurs petites amies, leur(s) sœur(s), leur famille, etc. À Fracas, on a déjà créé des cercles de paroles pour les personnes proches des auteur·ices de violence car c’est un souvent les personnes oubliées de ces histoires-là. En tant que féministes, on veut faire de grands gestes en isolant et punissant celles et ceux qui ont fauté, mais finalement les personnes qui prennent en charge le fardeau du processus sont toujours les mêmes. Reproduisant ainsi des mécanismes sexistes qui font reposer sur les femmes et sur les minorités de genre et de race, le poids de l’attention à accorder aux personnes accusées.
Alors on s’est retrouvé·es dans ces cercles de parole à discuter avec des personnes qui portaient ce fardeau depuis des années, qu’il s’agisse de leur mec ou de leur pote. Là où les mecs cishétéros, dans ces situations, lâchent leur pote à la première occasion pour montrer qu’ils sont du bon côté, les femmes elles, vont avoir plus de scrupules à lâcher leurs ami·es et à s’en détourner. Elles se retrouvent au final assez seules. Quand on parle de dénonciation ou de call out, c’est un peu comme un virus qui se répand. Si ça te touche toi, ça finit par toucher les personnes autour de toi qui ne veulent pas t’abandonner et ça se transforme en opprobre social sur un petit groupe qui subira lui aussi du harcèlement et une mise au ban.

TN J’aimerais revenir sur la notion de « tiers » qui apparaît à différents moments dans ton livre. C’est une notion intéressante, déjà présente dans les interventions institutionnelles, parce qu’elle fait intervenir une extériorité au conflit. Néanmoins l’intervention institutionnelle s’accompagne d’une logique punitive et sécuritaire ce qui fait que l’on refuse d’y avoir recours. Est-ce que Fracas se propose de représenter ce tiers nécessaire ? Comment définirais-tu ce rôle ?

Elsa Deck Marsault – Ma position est particulière car je suis toujours extérieure aux conflits sur lesquels j’interviens. Alors qu’en général, les personnes intervenant dans les conflits sont directement concernées. La justice transformatrice est une très belle promesse : que les personnes concernées peuvent répondre elles-mêmes aux faits de violence qui traversent leur propre communauté. J’y crois très fort. C’est le projet que je porte, que nos communautés queer et féministes soient suffisamment formées à la gestion de conflits pour être en mesure de les prendre elles-mêmes en charge, sans avoir à faire appel à des professionnel·les de santé ou du droit. Tout gérer au sein d’une même communauté ne sera jamais possible, il y aura toujours besoin d’autres communautés pour nous aider, pour échanger des savoirs, des pratiques, ou apporter une supervision. Tout régler en interne me paraît plutôt délétère.
Le rôle de tiers que je porte n’a pas la fonction de sachant. Je n’arrive pas dans les conflits en disant comment il faut les régler. Mon rôle consiste à accoucher le savoir que les collectifs ont d’eux-mêmes. Ce sont les personnes qui me demandent d’intervenir qui ont le plus de connaissances sur leur propre situation. Ce savoir va nous permettre de sortir des conflits et des violences par le haut. Je suis là avant tout pour aider à analyser ce qui s’est passé, mais aussi à se projeter différemment vers l’avenir et apprendre à faire face à d’hypothétiques nouvelles situations.
La place de tiers est tout de même ambivalente. Car c’est quelqu’un·e d’extérieur qui arrive dans une situation et qui va prendre part aux conflits et aux choses qui se jouent. Son approche sera de tendre un miroir sur ce qui a été mis en place, sur la manière dont la dynamique de groupe a été créée et comment elle va pouvoir développer un savoir sur elle-même. C’est très important dans un conflit de faire appel à des personnes extérieures, ne serait-ce que pour aiguiller ou relayer vers d’autres. Par exemple, je ne suis pas formée en psychologie ni fait d’études de droit, il y a donc beaucoup de limites au sein de Fracas. Pour cette raison, on ne s’est jamais positionné·es en professionnel·les du droit ou de la santé et c’est très important pour nous de poser des limites claires sur nos capacités à distinguer les situations où l’on pourra intervenir ou non. Il est primordial d’avoir accès à des personnes tierces qui vont pouvoir relayer celles qui nous contactent, notamment quand on se sent dépassé·es par les situations ou quand on sent que l’on ne peut pas intervenir. Relayer, c’est déjà prendre en charge.

TN Le tiers c’est vraiment l’extériorité au groupe. Y a-t-il parfois des réticences à son encontre ?

Elsa Deck Marsault – Oui. Souvent les gens nous formulent une commande et il va s’agir de comprendre la demande réellement exprimée. J’ai été formée à la socianalyse, un dispositif créé dans le sillage de mai 68 et qui a pour vocation de permettre à des intervenant·es extérieur·es d’agir dans des groupes qui leur ont préalablement fait une commande. Les socianalystes sont là durant 3, 4 ou 5 jours, sur un temps assez long pour démêler ensemble les dynamiques de groupe, les déconstruire et permettre d’en enclencher de nouvelles. C’est un outil que j’aime beaucoup. Dans la socianalyse, mais aussi dans la psychosociologie, on fait la différence entre la commande et la demande. Le groupe va formuler une commande : « Venez nous aider parce qu’on a un problème de management ou un problème de communication ! » – les gens adorent dire qu’ils ont un problème de communication. On va ensuite devoir deviner la demande qu’il y a derrière. Et souvent ça ne plaît pas beaucoup. Pour donner un exemple, une école supérieure nous a contacté·es il y a quelque temps de cela. Un élève venait de violer une de ses camarades en dehors de l’établissement entraînant des conséquences sur la vie de l’école, dont le refus de l’élève de revenir en cours.
L’établissement nous a demandé de faire une médiation. Il se trouve que, pour cette histoire, nous avons été contacté·es en même temps par la direction de l’école et par une sorte de « bureau des élèves ». L’un comme l’autre ignorait la tentative de chacun, illustrant bien le manque de communication entre les deux. Il s’avère qu’une personne de l’établissement avait la charge d’accueillir la parole des victimes de violences sexuelles qui pouvaient y survenir. Il s’agissait de la secrétaire de direction, qui n’était ni payée ni formée pour cette fonction et qui écoutait les élèves sur son temps de travail de secrétariat. Elle se sentait complètement dépassée par la situation. Quand j’ai compris la situation dans son ensemble, je ne voulais pas du tout faire une médiation car celle-ci n’aurait été qu’un pansement sur cette histoire qui a touché deux personnes. Bien qu’il soit important d’aider la personne qui a vécu une souffrance, je pense que si on veut faire quelque chose qui puisse être utile pour le plus grand nombre, il faut transformer la structure qui n’est pas adaptée aux besoins. Mais quand je leur ai proposé un dispositif, ils l’ont refusé. Il s’agissait de travailler avec le groupe d’élèves qui se sentait touché par cette histoire, mais aussi avec la direction et avec les profs ; faire une médiation entre toutes ces personnes au sein de l’école, et pas seulement entre les personnes directement concernées. Le but était de pouvoir penser un dispositif d’accompagnement qui soit raccord avec les envies et les besoins de tout le monde. Et ils ont refusé parce que ça impliquait de mettre en cause beaucoup trop de choses à la fois.

TN Il y a aussi une autre question plus pragmatique, celle de l’argent. Il peut représenter une nécessité, mais aussi un rapport de pouvoir dans une gestion de conflit. Je voudrais donc poser la question en deux temps. Le premier, c’est le rôle de l’argent dans le cadre d’un préjudice, comme dédommagement ou comme remboursement de frais résultant de ce préjudice. L’aspect matériel et émotionnel de l’argent dans un processus entre une victime et son agresseur.

Elsa Deck Marsault – Honnêtement je n’ai jamais eu à faire face à cette question puisqu’on ne nous a jamais demandé d’argent comme réparation. L’agent a déjà été un moyen proposé par des auteur·ices d’agression, mais ça n’a jamais été une demande.
Dans notre fonctionnement, on demande toujours de l’argent au début des suivis. Pour moi, ça fait partie du cadre de suivi. Il y a une valeur symbolique dans le fait de donner de l’argent dans notre société, fait dont on ne peut pas se départir. On utilise notamment cette valeur symbolique de l’argent pour que les gens s’investissent dans le travail que nous faisons ensemble, mais aussi pour encadrer et limiter nos interventions. Ça peut tout à fait être un prix libre, mais c’est important qu’il y en ait un. Les personnes à qui on demande de l’argent, c’est-à-dire les personnes qui nous contactent et qui demandent à être suivies, répondent favorablement, ça n’a jamais posé de problème. Il y a des gens qui donnent très peu d’argent parce qu’ils ont très peu d’argent, mais en soi, le principe de donner de l’argent n’a jamais posé de problème.

TN La deuxième partie de la question portait justement sur l’argent au sein du collectif Fracas.

Elsa Deck Marsault – En général, les gens nous écrivent par mail ou sur Instagram, mais on ne répond pas sur les réseaux sociaux. C’est moi qui en ai la charge et je déteste les réseaux donc je renvoie vers les mails. Les gens nous écrivent en expliquant leur histoire et en réponse nous leur proposons un premier appel téléphonique de deux heures. En général, ce premier appel suffit. C’est-à-dire que les personnes ont d’abord besoin d’être entendues et d’être écoutées. On les aide alors à décortiquer et à analyser leur situation pour voir quels seraient les outils à leur disposition qu’ils peuvent déjà mettre en place. Ce premier appel est à prix libre. Si cet appel ne suffit pas et qu’il y a besoin d’un accompagnement, on va définir une sorte de forfait horaire. C’est très important pour moi que cet accord soit défini dans le temps. C’est-à-dire qu’au bout de 5 heures, forfait convenu ensemble, j’annoncerai que les 5 heures sont écoulées et on refait le point pour voir s’il y a encore besoin de temps. Ce temps de travail est cadré en termes d’argent et une proposition sera formulée. Ce prix-là est toujours libre. C’est très important que ce temps soit bien défini. On ne va pas, par exemple, s’appeler 3 ou 4 fois à intervalle régulier pour régler les problèmes d’une personne. Pour la simple et bonne raison que ça peut vite se transformer en suivi psy et que nous ne sommes pas outillé·es pour cela. Ce temps permet de cadrer l’intervention et de ne pas déborder sur un suivi qui serait autre. Il permet aussi de restreindre notre implication, car il peut arriver que l’on s’entende bien avec les personnes que l’on suit, que l’on développe des liens d’empathie et que l’on ait envie de faire durer ce lien dans le temps. D’où la mise en place d’un dispositif rigoureux.

TN C’est vrai que la question de l’argent est très pesante dans nos milieux. La précarité y est importante, mais les questions d’argent révèlent souvent les conflits internes qui traversent le groupe. C’est un autre tabou. Il y a les rapports de domination par la sexualité ou par l’emprise, mais également par l’argent.

Elsa Deck Marsault – Et des rapports de classes, et des rapports de race, etc. Je me sens moi-même complètement empêtrée dès que l’on parle d’argent, c’est difficile d’arriver à en parler. Et c’est clair que dans nos milieux, on est dans cette difficulté. Il ne faudrait pas gagner d’argent et en même temps, il n’y a ni égalité ni regard sur l’argent (et sa provenance) que possèdent les un·es et les autres. Voilà c’est des choses auxquelles on a du mal à faire face.

TN Quelles limites avez-vous rencontrées dans vos interventions, y a-t-il de l’indépassable ?

Elsa Deck Marsault – Indépassable en tant que tel, je ne sais pas. Mais des situations que l’on ne pouvait pas prendre en charge, il y en a eu beaucoup. Je pense à deux cas de figure. D’abord le constat que l’on ne peut pas traiter des situations de violences intracommunautaires ou de violences interpersonnelles en parallèle d’un processus de justice pénale ou judiciaire. S’il y a déjà un dépôt de plainte ou si la personne autrice de violence a déjà fait appel à un avocat parce qu’elle sentait le vent tourner, on ne pourra pas mettre quoi que ce soit en place.
Le rôle d’intermédiaire des avocats a souvent pour effet d’aplatir la position des victimes comme celle des auteur·ices. Dans la défense par exemple, les victimes vont devoir se préparer à être attaquées, mais également à convaincre. Si on met en place des cercles de parole entre différentes victimes d’une même personne, cela peut porter préjudice aux victimes qui peuvent lors d’un procès être accusées de concertation. D’autre part, si un·e auteur·ice souhaite reconnaître des choses par écrit, son avocat lui demandera d’arrêter immédiatement le processus. J’ai déjà commencé à suivre une histoire où la victime m’avait demandé d’entrer en contact avec l’auteur des violences. Ce dernier avait reconnu ses actes au préalable par message. Et la victime nous avait demandé, parallèlement à son dépôt de plainte, de mettre en place un processus de justice transformatrice. Il s’agissait d’entrer en contact avec lui et de voir comment il se plaçait par rapport à ce qu’il avait fait, voir s’il y avait une prise de conscience et éventuellement le relayer vers des cercles de paroles ou des soins spécifiques. Ce travail allait être mis en place, mais dès qu’il a appris qu’un dépôt de plainte avait été déposé, il a engagé des avocats et s’est rétracté sur ses aveux. Il a notamment remis en question la parole de la victime, l’a accusée de mensonges, etc. Dès que l’on passe à la justice pénale, il n’y a plus rien qui est possible, les écoutes sont fermées. La justice transformatrice essaye d’introduire de la nuance. Nous ne sommes pas là pour t’attaquer ou te punir. On est là pour comprendre cet acte, avancer avec toi vers un endroit dans lequel tu te sentiras mieux ; parce que je pense que le mec ne se sentait pas bien dans ce qu’il avait fait, il le reconnaissait au début. Dès que la justice pénale entre en jeu, c’est impossible.
Dans mon deuxième exemple, on nous avait contacté.es pour suivre un groupe de personnes vivant ensemble et qui avait élevé des enfants. Il s’avère qu’il y avait eu des faits de pédocriminalité au sein de cette communauté. Ils nous ont demandé de les accompagner dans cette démarche et là on ne s’est pas du tout senti·es de le faire. Tout le monde était adulte au moment où ielles nous ont contacté·es donc on ne parlait plus d’enfant, il n’y avait plus d’obligation légale de faire appel à la police et de dénoncer ces violences. On ne s’est tout de même pas senti·es de le faire parce que l’inceste et ces violences sexuelles ont des ressorts bien spécifiques, qui auraient nécessité une prise en charge adaptée et très encadrée, avec un travail sur un long terme et à plein temps. Quand on nous a demandé d’intervenir, je ne m’en sentais pas du tout la capacité. À l’époque, la communauté n’a pas su gérer ; à mon sens il fallait donc maintenant passer le relais à l’extérieur, vers des professionnels du droit et du soin, des psychosociologues. Et ce n’est pas forcément d’aller voir la police, ça peut être plein d’autres choses, mais dans tous les cas il fallait absolument sortir cette histoire de l’intérieur de la communauté. Cela demande quand même de faire du cas par cas.
Des communautés ont déjà pris en charge ce genre de faits. Le film documentaire Hollow Water en offre un exemple. Il s’agit d’une communauté autochtone du Canada qui a pris en charge les histoires d’incestes et de pédocriminalité en interne sans passer par la justice du canton pour essayer d’endiguer ces violences qui se répétaient depuis des décennies. On peut dire que ça a été une réussite de gérer ces faits au niveau de la communauté.
En France, on manque d’institutions vers qui relayer les victimes, vers qui relayer les auteur·ices. La culture de la communauté n’y est pas du tout présente, on ne pourrait pas faire la même chose. Il faut aussi prendre conscience du contexte dans lequel on se trouve et là on manque actuellement de relais extérieurs, mais aussi de recul.

TN Je voulais justement te poser cette question. Il y a beaucoup de références nord-américaines dans ton livre, et en France il y a très peu de choses. Comment fait-on avec cet écart-là ? Est-ce que ce qui se passe aux États-Unis est applicable en France ?

Elsa Deck Marsault – En 2022, j’ai écrit un article pour un dossier sur la justice transformative dans la revue Multitudes, coordonné par emma bigé. Il traitait justement de la différence entre les contextes anglo-saxons et français. Le terme de justice transformatrice est arrivé récemment en France, peut-être en 2017. Aux États-Unis il y a eu un regain autour des années mi-2010, mais c’est un terme apparu dans les années 1990. C’est très récent et c’est une évidence qu’en France on manque de recul, de références, d’où l’importance des exemples nord-américains dans mon livre. J’aurais adoré pouvoir donner plus de références françaises, mais il y en a peu. Les communautés en France – je parle de communautés, mais on pourrait parler de collectivités – vivent une attaque énorme de la part du gouvernement qui les perçoit comme des particularismes à combattre. C’est une des raisons pour laquelle on est très en retard sur la prise de conscience de la puissance du collectif et de ce qu’il permet. Wendy Brown ou encore Chi-Chi Shi abordent ce sujet. Tout ce contexte français voit le collectif comme une contrainte plutôt que comme quelque chose qui va pouvoir développer des capacités d’agir. Il nous manque également des archives, des témoignages sur les processus qui ont déjà été mis en place et qui ont fonctionné, etc. On part de très loin et tout est à inventer en contexte français. J’ai commencé une collecte de récits et de témoignages sur des gestions de conflits et de violences intracommunautaires par des personnes qui ne sont pas passées par la justice étatique. Ça existe, il y en a, mais on manque de traces de ces expériences.

TN Vous avez travaillé avec des groupes militants féministes et queer mais également avec d’autres types de groupes j’imagine. Est-ce que tu peux parler de ces différents groupes et nous expliquer s’il y a des différences fondamentales ?

Elsa Deck Marsault – Les groupes qui nous ont contacté.es sont très divers : des groupes de cirques, des groupes qui travaillent dans le vin, des associations politiques, des médias, des groupes féministes mainstream, des petits groupes queers de totos, des associations de gamers, des associations de youtubeurs, etc. Avant de commencer avec Fracas, j’imaginais qu’il existait une grande différence entre « nous » et « eux ». Mais ce n’est pas aussi évident. On a pu faire pire qu’eux et eux ont pu faire aussi bien que nous. Finalement, ces personnes avaient la volonté, la curiosité et une certaine éthique. Elles avaient envie de bien faire et ont pris en charge la gestion des conflits. Elles ont dégagé du temps, de l’argent et de l’énergie collective pour essayer de faire bien les choses. Et c’était très satisfaisant à voir.

Entretien réalisé par Mickaël Tempête en septembre 2023.

 

Faire justice : rencontre avec Elsa Deck Marsault

https://friction-magazine.fr/faire-justice-rencontre-avec-elsa-deck-marsault/ 
 

Il faut l’admettre, le titre du livre écrit par Elsa Deck Marsault nous a forcément fait sursauter. À l’heure où les journalistes d’extrême-droite sont obsédé·e·s par l’épouvantail de la cancel culture, on craint forcément de se frotter au sujet qu’elle met sur la table.  

Et c’est bien là tout le courage et la passion de l’autrice : Elsa Deck Marsault sait de quoi elle parle. En effet, elle est cofondatrice de Fracas, un collectif queer et féministe d’entraide à la prise en charge des conflits et des violences en milieu intracommunautaire. Pour elle, pas question de mettre sous le tapis un problème qui parasite nos communautés militantes depuis déjà plusieurs années. Avec précision, elle dissèque un milieu qui milite pour la justice sociale et l’abolitionnisme pénal mais qui use pourtant d’outils punitifs pour gérer des conflits militants. La lecture de cet ouvrage a été une véritable révélation et pour continuer à creuser le sujet, nous lui avons posé toutes nos questions.  


Pour commencer, peux-tu m’évoquer la raison de ce livre ? Qu’est-ce qui t’as poussé à en commencer l’écriture ?

Elsa Deck Marsault : Ce livre je l’ai écrit d’après le travail que je fais depuis quatre ans sur la justice intracommunautaire avec Fracas, sur les faits de violences et sur les conflits qui traversent nos communautés queers et féministes. Il y a un pan de ce travail qui est autour de la pédagogie et de comment on va transmettre ce qu’on fait et pour l’instant on le faisait sur les réseaux sociaux. Le livre était une manière de sortir de ce truc où on a que dix slides pour expliquer ce qu’on est en train de faire. Je me suis dit que c’était l’opportunité d’expliquer sur cent-cinquante pages une pensée aboutie et finie qui allait être moins une boite à outils qu’une approche de notre philosophie de travail et politique.

Tu évoques une prise en charge lacunaire des victimes d’agressions dans le milieu militant. Tu parles justement d’une focalisation sur les punitions imposées aux coupables. Pourquoi cela empêche parfois un accompagnement adéquat des victimes ?

Je pense qu’on est empreint d’une philosophie punitive et d’un système pénal et carcéral qui aujourd’hui se concentre beaucoup plus sur la punition des agresseurs et des personnes autrices de violences que sur la prise en charge des victimes. On a tendance à répéter les mêmes mécanismes… Enfin dans une certaine mesure car dans les milieux féministes, on essaye justement de contrebalancer cette incapacité à prendre en charge les victimes en leur donnant plus de place. Pour moi, cette prise en charge est parfois lacunaire car on ne peut pas prendre en charge les victimes sans réfléchir à ce qu’on va mettre en place pour sortir de ce système de punition parce que la punition se concentre plus sur l’auteur que sur les besoins des victimes.

Plus que le constat qu’on prend mal en charge les victimes, c’est plutôt : quel système on est en train de porter collectivement qui fait qu’on se retrouve à reproduire autant de violence au sein de nos espaces, notamment en voulant bien faire ? Comment on se retrouve à créer plus de violence que la violence initiale, à produire un système qui nous enferme et nous traumatise collectivement ?

Dans le livre, il y a donc cette analyse de la lutte contre les violences sexistes d’une part et la gestion de conflit militant d’une autre. Peux-tu nous parler de ce terme de « moralisme progressiste » et comment cette notion influe sur les conflits militants ?

Le moralisme progressiste est une tendance que les milieux militants ont aujourd’hui à se concentrer plus sur ce qui va être de l’ordre symbolique, des mots, que sur une lutte avec des actions concrètes qui vont être, par exemple, des manifestations ou aller s’attaquer au CAC 40, à l’État, au G20. Ça va être une lutte qui se recentre plus sur qu’est-ce qu’il se passe dans nos micro-espaces et comment on va pouvoir sanctionner chaque mot, chaque fait, chaque action qui va sortir un peu des sentiers battus et qui ne serait pas en accord avec nos valeurs. Et ça va être une lutte qui se concentre plus sur l’entre-soi, le communautaire et comment on va pouvoir condamner certains actes ou paroles plutôt qu’une lutte qui va se concentrer sur l’extériorité et sur comment on va pouvoir changer les rapports de force dans leur ensemble.

J’ai fait le constat qu’on n’arrive plus à militer ensemble, qu’on se retrouve à militer chacun·e de notre côté, qu’on se retrouve à militer derrière nos petits étendards, nos identités, derrière chaque souffrance individuelle. On se retrouve à militer sur nos ressentis personnels plutôt que réussir à dépasser ça pour aller vers une lutte commune où on arrive à se parler et à militer ensemble au-delà de nos désaccords politiques. Et c’est ça le constat que je fais aujourd’hui, chacun·e milite dans son pré carré, une sorte de partialisation infinie de nos luttes où on va pouvoir juste se retrouver entre pairs avec les personnes qui nous ressemblent le plus et on va avoir du mal à discuter des désaccords, à aller dans des débats de fond. Je pense que ça c’est rendu impossible parce qu’on a très peur des uns et des autres et de passer pour le ou la mauvaise militante qui aurait des idées problématiques et du coup on essayerait de se conformer le plus possible à une sorte d’idéal politique qui est une sorte de consensus dogmatique à travers notre commu de « qu’est ce qui est la bonne pensée, la bonne parole ? ». Et ce alors que beaucoup de gens ne comprennent pas cette bonne parole mais qui vont y coller car socialement c’est ça qui est acceptable dans nos espaces. Il faut arriver à laisser plus de marge à l’erreur, à l’apprentissage et au fait d’être en désaccord car sinon on arrivera pas à militer ensemble. Et de fait, on perd énormément de puissance collective avec tout ces mécanismes-là.  

Il y a déjà toutes ces polémiques de « cancel culture » de la part des réacs et cela nous pousse parfois à choisir de fermer les yeux sur ce moralisme que tu qualifies. J’ai l’impression que pour toi, choisir tout de même d’en parler, de refuser ce tabou, vise justement à nous donner de la puissance.  

Je me suis beaucoup questionnée en écrivant le livre parce que les premiers mois j’avais quatre voix différentes dans ma tête qui me disait : « Ah non mais tu peux pas dire ça, là faut que t’ailles par là… ». Il y avait une sorte de pression à contenter à la fois mon éditrice, moi et la pureté militante que j’entendais tout le temps dans mon oreille. Et il y a un moment je me suis dit que c’était tellement caractéristique de ce qu’on vit dans ces espaces-là, où beaucoup de personnes s’empêchent de prendre la parole, s’empêchent de dire ce qu’elles pensent car elles ont peur de ce qui va leur tomber dessus derrière. Je me disais « si j’étale ça dans un bouquin qui va sortir en plus dans une maison d’édition qui parle à beaucoup de monde, qui n’est pas juste adressée au milieu queer féministe parisien, qu’est-ce que je porte comme trahison d’étaler notre merde sur ces pages ? »

Et je me suis dit qu’il fallait que j’abandonne cette pensée car ce sont des disfonctionnements qui nous ralentissent, nous traumatisent et qui font que nous ne sommes plus capables de lutter ensemble. Au moins si les gens ne sont pas d’accord, ça va pouvoir créer des discussions sur ce livre et pourquoi les gens sont en désaccord. Je ne donne pas une parole finie et aboutie, je veux juste que les prennent ce livre là pour commencer à débattre ensemble de ce qu’on s’impose collectivement, quel climat de militantisme s’est installé et comment on peut en sortir.

Tu écris : « les militant·e·s pour la justice sociale et pour l’abolitionisme punitif en sont parfois venu·e·s à faire pire que la police en termes de violence à l’intérieur de leurs communautés. » Ce sont des mots très durs, quelle est la cause de cette comparaison ?

Ce livre il vient d’un endroit de colère. J’ai énormément lissé le discours pour essayer de le rendre plus accessible mais je reste très en colère car j’ai vu et entendu des histoires absurdes et horribles depuis ces quatre ans passées chez Fracas. La problématique centrale de ce livre c’est ce constat : « comment on en est arrivé à faire ça alors même qu’on se dit militant·es pour la justice sociale, alors qu’on se dit vouloir faire mieux que les tribunaux en les mettant à bas ? » C’est cette question-là qui m’a taraudé pendant tout le livre. Je pense qu’on ne se rend pas compte quand on n’a pas fait cette activité comme chez Fracas. Je voulais choquer les gens pour leur faire comprendre qu’aujourd’hui il y a des personnes qui se font harceler collectivement dans nos propres espaces, parce qu’ils ont dit ou fait quelque chose qui n’est pas considéré comme acceptable socialement, qui sont harcelés sur des années, des personnes qui se font exclure pendant vingt ans de nos milieux, qui peuvent plus mettre le pied dans un lieu sans que le bébé gouine qui a entendu une fois en soirée que cette personne a fait quelque chose de mal vienne lui dire « tu devrais pas être là ! »

Il y a quand même peu de lieux où se rassembler parce qu’on est des communautés minorisées. Si on commence à se virer de nos propres commus, de nos propres endroits, ces gens-là ont aucun endroit où aller. Si on parle d’une personne minorisée qui n’a pas l’autorisation de retourner dans la société cis-hétéro-patriarcale parce qu’elle a, par exemple, pas de passing. Si nous on leur ferme les portes, devant qui elles se retrouvent ? Ça c’est même pas les pires cas car j’ai déjà entendu parler de personnes qui ont fini par se suicider à la suite de ce qu’elles avaient vécus. Des gars chez qui des groupes de féministes avaient débarqué pour saccager son appartement, lui faire écrire des lettres d’excuses, appeler ses parents… Et les gens se retrouvent à sauter par la fenêtre après. Et moi, je trouve que ça c’est pas acceptable et on peut faire mieux collectivement. Je comprends que ça vienne d’un endroit de colère, qu’on a besoin de se venger et de reprendre du pouvoir mais ça ne peut pas se faire de cette manière.

Tu parles également beaucoup de « justice transformatrice », pourrais-tu nous expliquer en quoi cela consiste ?

J’ai l’habitude de faire la typologie de trois types de justice différente :

La justice punitive, c’est la philosophie selon laquelle punir une personne pour un acte répréhensible est juste et nécessaire.

D’un autre côté on a la justice restaurative. C’est une justice qui va réparer un lien qui a été brisée à un moment et essayer de revenir à une situation qui était antérieur. C’est une définition-valise mais très synthétiquement c’est ça. La justice restaurative, actuellement en France, elle n’est pas abolitionniste, c’est-à-dire qu’elle repose sur les appareils institutionnels pénaux et judiciaires. C’est ça qui fait la différence, je dirais, avec la justice transformatrice.

La justice transformatrice et restaurative ne sont pas du tout antithétiques et peuvent se compléter à certains endroits. La justice transformatrice ne repose pas sur les appareils d’Etat, elle est abolitionniste. Elle vise à redonner du pouvoir aux personnes directement concernées par des faits de violence. C’est les communautés qui vont prendre en charge elles-mêmes les conflits qui les traverse. Ce terme de « justice transformatrice » a été inventée dans les années 90 par une militante américaine, Ruth Moris, et une pratique qui a été portée par des communautés queers, féministes, anti-racistes, anti-validistes. Elle part de personnes qui n’avaient pas le choix, ne voulaient pas faire appel à la police car elles savaient que ça allait reproduire plus de violence que l’endiguer.

Contrairement à la justice punitive, la justice transformatrice va traiter le fait de violence mais aussi travailler avec la communauté qui est autour comme une actrice majeure du fait de violence. Car la justice transformatrice va considérer que le conflit et le fait de violence ne va pas commencer avec le moment où il y a de la violence en elle-même mais plutôt en amont par le contexte social-économique et politique qui a permit au phénomène de violence d’advenir. Ça va être un travail beaucoup plus complet à mes yeux car on va travailler davantage sur le contexte en développant des assos qui vont aider les gens sur le logement, sur les papiers, sur la nourriture, sur l’éducation… Ça va être autant ça que de travailler sur le conflit en lui-même. C’est pas tant comment on va réagir à un fait inter-individuel mais comment on va prendre cette opportunité de fait de violence pour changer et transformer la communauté puis la société au long cours.

Quels outils on peut mettre en place en tant que militant·es comme en tant qu’individus pour essayer de progresser vers cette idée de justice transformatrice ?

C’est moins qu’une question d’outil que de se familiariser avec cette philosophie et cette manière de voir le conflit et le fait de violence. Aujourd’hui on est complètement empreint·es de la manière dont on fait justice au niveau pénal. Rien que le fait d’imaginer que punir une personne n’est pas juste et nécessaire et qu’on peut passer par d’autres biais, rien que ça c’est un changement de paradigme énorme. Le bouquin, ça serait ça pour moi, comment on va essayer de faire un pas de côté pour voir qu’on est en train de marcher dans les pas d’un système qu’on condamne et comment on pourrait faire les choses autrement.

 

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