« Les sociétés varient selon leurs façons d’organiser leurs attachements à leur milieu » - Charles Stépanoff
Attachements — Enquête sur nos liens au-delà de l’humain, de Charles Stépanoff, aux éditions La Découverte, septembre 2024, 640 p., 27 euros. |
Dans son essai « Attachements », l’anthropologue Charles Stépanoff propose une réflexion sur la manière dont nous entretenons des relations avec le reste du vivant. Il nous invite à repenser la manière dont nous habitons le monde.
Comment tissons-nous des liens avec le monde vivant ? Comment ces liens influent-il sur nos organisations sociales ? Voilà quelques-unes des questions auxquelles tente de répondre l’anthropologue Charles Stépanoff dans son essai, Attachements, publié le 12 septembre à La Découverte. Une somme passionnante, mêlant enquête ethnographique, histoire, psychologie cognitive et philosophie. Entretien.
Reporterre — Les communautés humaines se repartissent selon vous autour de deux pôles : celles qui cultivent des « réseaux denses » avec le monde vivant, et celles qui entretiennent des réseaux « étalés ». Qu’entendez-vous par là ?
Charles Stépanoff — Sur le plan métabolique, les humains exploitent une quantité énorme d’espèces : des crustacés, des oiseaux, des plantes, des champignons... Sur le plan affectif, nous avons également une capacité unique à prêter une âme et éprouver de l’empathie envers les animaux, les arbres et même les rivières et les montagnes.
Les sociétés humaines varient selon leurs façons d’organiser leurs attachements à leur milieu. Les réseaux denses se basent sur des liens à la fois d’exploitation et d’empathie avec de nombreuses espèces. C’était le cas là où j’ai travaillé en Sibérie, chez les Tozhu, où au moins une cinquantaine d’espèces servent à l’alimentation, au chauffage, aux vêtements, à l’habitat, à la santé… et ont aussi un rôle mythologique. Le genévrier, par exemple, peut servir à se chauffer, mais a aussi des usages rituels et thérapeutiques.
Le mode de vie urbain, dominant autour de nous, est à l’extrême opposé. Les espèces avec lesquelles on interagit sont très peu nombreuses et nos relations avec elles sont simplifiées. Les végétaux du jardin du Luxembourg servent d’ornement, mais certainement pas de combustible — ou alors, on risque d’avoir un problème avec les gardiens.
Nous avons un rapport principalement d’ordre empathique et esthétique avec notre milieu vivant immédiat. Pas parce que nous sommes devenus des anges sans métabolisme, mais parce que nous faisons venir notre approvisionnement de zones éloignées de notre lieu de vie : des tomates d’Espagne, des énergies fossiles ou de l’uranium qui nous permettent de vivre en appartements dans un microcosme semi-tropical alors qu’on est dans des zones tempérées... Dans ce système-là, il y a une séparation entre l’habitat et les zones d’approvisionnement. C’est ce que j’appelle des réseaux étalés.
Comment en sommes-nous arrivés, en Occident, à n’avoir plus que des rapports affectifs avec le vivant ?
C’est ce qui m’avait intéressé lors de ma précédente enquête, L’animal et la mort. On peut distinguer en Occident deux grands rapports assez contradictoires à l’animal : l’animal-enfant, d’un côté, et l’animal-matière. L’animal-enfant, c’est l’animal de compagnie, chien ou chat principalement, qui est un support d’affect et à qui l’on offre la nourriture, des soins vétérinaires, mais qu’on ne laisse pas grandir ni se reproduire librement, et à qui l’on ne donne pas accès à ses compétences de prédateur.
De l’autre côté, des animaux-matières servent à produire un minerai de viande utilisé dans l’industrie agroalimentaire. Ce sont les cochons, les poulets, les vaches, qui produisent de la viande et du lait de la façon la plus rationalisée possible, et avec lesquels on n’est pas censé nouer des relations affectives, puisqu’ils nous servent uniquement d’aliment.
Ces deux rapports sont complémentaires : si les chiens et les chats peuvent vivre dans des appartements, c’est parce qu’on a pu produire de la viande à bas coût en industrialisant la vie des autres animaux, et en faire des croquettes pas chères.
Dans d’autres régions du monde, vous montrez que ces différentes visions des animaux sont davantage entremêlées…
Ça l’était même chez nous, il n’y a pas si longtemps. Le cochon pouvait être un animal compagnon, soigné par les femmes, et traité comme un bébé. On ramassait des herbes le long des routes pour lui, on lui préparait sa bouillie, on le promenait en laisse… Il avait sa place dans la communauté hybride constituée par la ferme, et était quand même mangé lors d’une fête collective.
Ça existe encore chez certains groupes paysans et dans d’autres sociétés, où cette complexité du rapport à l’animal est au cœur de la vie quotidienne. Chez les peuples turco-mongols, le cheval est un compagnon de vie, réputé plus intelligent que l’humain, qui guide, protège, prévient quand il y a des mauvais esprits… Et puis à la fin de sa vie, on l’abat et on le mange. Et il n’y a pas de contradiction. Dans le monde de l’équitation en France, c’est un tabou absolu.
Pourquoi cantonnons-nous ainsi les animaux à des rôles spécifiques ?
Ça nous permet de camoufler la violence de notre rapport au monde, en la déléguant à l’industrie ou au tiers-monde. C’est un processus manifeste et historiquement bien décrit. Dès le XVIᵉ siècle, des philosophes ont considéré que le sang ne devait plus couler en ville. Ça a été mis en œuvre au XIXᵉ et au XXᵉ siècle : les abattoirs se sont éloignés de plus en plus des villes, et sont devenus de plus en plus fermés.
Il y a eu à la fois une massification et une occultation de la mort et de la violence. Elles n’ont pas disparu. Au contraire, elles ont explosé, mais de manière cachée. Ce camouflage résout des problèmes moraux au niveau individuel, mais ne résout pas le problème sur le plan collectif, ni écologique.
En quoi ce phénomène contribue-t-il à la destruction de la planète ?
Déléguer notre rapport au vivant nous libère de toute forme de contrainte ou d’autolimitation. Si l’on n’a pas à percevoir le fait que la viande vient d’êtres vivants qui ont des affects, on peut en manger sans limite, parce qu’on n’a pas à vivre le trouble que provoque le fait d’abattre soi-même un animal. Et l’on peut jeter de la viande sans aucun problème, puisque l’on n’a jamais regardé un cochon dans les yeux.
Quand je vais chez des éleveurs qui font de l’élevage en plein air, ils connaissent le nom du cochon dont on mange les rillettes. C’est toute une relation humain-animal qui est enfermée dans la terrine. Ça pousse à une forme de respect et de sobriété.
Le fait que l’humain, in fine, ait le droit de vie ou de mort sur l’animal ne produit-il pas forcément une relation asymétrique, et donc non éthique ?
L’élevage est asymétrique car l’humain abat les animaux et non l’inverse, mais cela n’implique pas absence d’éthique. Au contraire, cela implique une responsabilité et un pacte. Les éleveurs paysans ou autochtones mettent leur existence au service des animaux.
J’ai vécu chez des éleveurs en Sibérie qui donnaient littéralement leur vie pour leurs animaux : ils acceptaient de vivre dans des zones très confortables pour les rennes mais épouvantables pour la physiologie humaine, au point que certains y meurent de froid ou tués par des ours.
La vie sur Terre est pleine de relations asymétriques de domination : entre proies et prédateurs, entre parents et petits, entre animaux dominants et soumis, et il n’y a pas à considérer que la domination serait en soi non éthique. Sinon c’est la vie qui n’est pas éthique.
Il faut se demander si la domination se réduit à la violence, ou si elle est prise dans quelque chose de plus complexe, de plus riche, qui crée un socio-écosystème résilient où plusieurs espèces trouvent un habitat. La question écologique de la possibilité d’une vie partagée sur plusieurs générations me semble cruciale.
Vous remettez en question, dans votre livre, l’idée selon laquelle la domestication relève forcément de l’asservissement. Vous évoquez notamment le cas des Tozhu et de leurs rennes, en Sibérie. La domestication relève davantage, là-bas, de l’échange de bons procédés : les rennes restent près des humains car ils aiment leur urine, et les humains dégustent, en retour, leur lait…
Quand j’ai fait mes enquêtes de terrain en Sibérie du Sud, j’ai été perturbé dans mes certitudes d’anthropologue. Les définitions que j’avais apprises et que j’enseignais aux étudiants sur la domestication étaient contredites par ce que j’observais : les rennes ne sont pas nourris, il n’y a pas d’enclos, pas de surveillance, on ne les protège pas contre les prédateurs…
Il n’y a pas non plus d’isolement génétique : il est courant que ces rennes domestiques se reproduisent avec des rennes sauvages. Les gens sont au campement, et les rennes s’en vont le matin au pâturage, un peu comme des enfants qui vont à l’école et reviennent le soir. S’ils ne reviennent pas pendant plusieurs jours, on ne s’inquiète pas trop.
Les rennes ne sont pas élevés pour être mangés mais plutôt comme compagnons vivants, étant utilisés comme monture indispensable à la vie quotidienne.
« Dans notre scénario à nous, l’humain est le seul agent »
Les Sibériens racontent des histoires assez curieuses sur la naissance de cette relation : une femme serait allée uriner dans la forêt, et les rennes s’en seraient approchés. Ils ont passé un accord : en échange de son urine, elle a pu les traire et les monter. C’est un pacte de solidarité, plutôt qu’un asservissement. Ceci a des implications morales : les gens ne peuvent pas traiter ces êtres uniquement comme de la matière.
C’est très différent de notre modèle, selon lequel les humains sont les créateurs des espèces domestiques. On raconte que, face à une pénurie, les chasseurs-cueilleurs auraient pris le pouvoir sur les céréales et sur les animaux, en les enfermant et en les transformant par la sélection génétique pour en faire des objets de consommation. Dans notre scénario à nous, l’humain est le seul agent, et les autres êtres subissent passivement ce changement d’attitude.
Comment en sommes-nous arrivés à penser cela ?
Avant le XVIIIᵉ siècle, « domestique » désignait ce qui a rapport à la maison ou qui vit autour, comme le moineau ou la souris. Le terme « domestique » a changé de sens au XVIIIᵉ siècle. Chez le naturaliste Georges-Louis Leclerc de Buffon [1707-1788], notamment, il est venu désigner le fait d’être soumis à l’autorité humaine.
Dans les conceptions paysannes, c’était Dieu qui avait créé les animaux et les plantes domestiques, et les avait offerts — sous certaines conditions — aux humains. Il aurait, par exemple, enlevé des grains à l’épi de blé parce que les gens le gâchaient et — sacrilège ! — l’utilisaient pour torcher leurs enfants.
À l’inverse, Buffon a affirmé que l’homme a créé le blé à partir de graminées sauvages, surpassant ainsi la création divine. C’est à ce moment-là qu’est née l’idée selon laquelle l’humain améliore la nature. Elle a été appliquée aux animaux, notamment par [le zoologiste] Isidore Geoffroy Saint-Hilaire [1805-1861]. Il a fait de la domestication une vraie pratique en essayant de domestiquer kangourous et autruches. Des institutions ont été créées, comme le Jardin d’acclimatation. C’est dans ce contexte qu’est née notre notion moderne de domestication, comprise comme le contrôle de la reproduction.
Quel a été le rôle de l’État dans ce renversement de notre rapport à la domestication ?
Dès le Moyen Âge, en Europe de l’Ouest, les seigneurs ont tenté des croisements de chiens de chasse pour créer des types plus performants. Mais une systématisation de ces pratiques intervient à partir du XVIIᵉ siècle, quand le ministre Jean-Baptiste Colbert a pris des mesures pour améliorer les races de chevaux. Des édits donnaient des indications sur la façon dont devaient être gérés les étalons confiés à la noblesse, qui ont fini par avoir un monopole sur la reproduction.
Le but était de créer une race de chevaux de guerre plus robustes et plus rapides. Colbert a aussi tenté d’organiser un monopole sur les reproducteurs ovins pour la production de laine à des fins commerciales. Après un échec, ce projet a repris au XVIIIᵉ siècle, avec la création de l’école des bergers de Rambouillet, qui est devenue la Bergerie nationale.
Pour qu’advienne notre modèle moderne de domestication, il a fallu qu’apparaissent des institutions centralisées extrêmement fortes, tellement fortes qu’elles existent toujours aujourd’hui.
Peut-on sauver la domestication, en inventer une forme plus morale ?
Nous avons renoncé depuis longtemps à l’idée qu’il existe une seule forme de civilisation, la nôtre. Nous admettons l’existence de civilisations chinoise, inca, arabe, etc. Il est temps d’en faire autant pour la domestication : il en existe des formes très diverses car il y a eu des foyers de domestication en Amazonie, en Afrique, en Inde, en Papouasie, etc.
En chacun de ces lieux, des humains ont tissé des liens originaux avec des plantes et des animaux, fondés sur des mythologies et des éthiques singulières. Les explorer nous ouvre un champ des possibles infini.
Comment renouer des liens profonds, nombreux et forts avec le reste du vivant ?
Je pense que les humains ont toujours des liens riches et intéressants avec le vivant, même notre bipartition entre animal-enfant et animal-matière est originale ; par contre, elle est difficilement soutenable sur le plan écologique.
D’autres modes de relation au vivant — comme le nomadisme pastoral, l’agriculture paysanne — ont plusieurs millénaires d’expérience, et ont tenu bon. À l’inverse, ce que nous avons mis en place à partir du XVIIIᵉ et XIXᵉ siècle a entraîné, en seulement quelques siècles, des menaces pour le système-Terre dans son ensemble.
Les modes de vie résilients sont caractérisés par une diversité de
liens multifibres aux espèces et ne délèguent pas à d’autres groupes
dominés la complexité et la violence des rapports humains avec le milieu
vivant.
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