Agir avec Bruno Latour - Ré-apprendre à faire territoire

Source : https://autrementautrement.com/articles/agir-avec-bruno-latour-1-re-apprendre-a-faire-territoire


Mardi dernier, à l’invitation de Romain Beaucher et de Vraiment Vraiment, nous avons eu la chance d’engager la discussion avec Bruno Latour sur les nécessaires transformations de l’action publique face à ce qu’il appelle le « Nouveau Régime Climatique ». Les échanges ont ouvert l’appétit, tant la pensée de Latour interpelle notre lecture habituelle de l’Etat, de la société et de la transition écologique. Mais ils laissent aussi sur sa faim. Deux heures d’échanges à batons rompus, c’est bien peu pour passer de la théorie à la pratique !

C’est pourtant l’objectif.  En s’impliquant dans le débat public, Bruno Latour ne se contente pas de renouveler nos grilles de lecture théoriques   avec ses deux derniers livres, il entend nous aider à s’orienter. Et si on poursuivait la réflexion à l’écrit, pour imaginer ce que voudrait dire « agir avec Bruno Latour » (en écho à la publication Le cri de Gaïa, penser avec Bruno Latour) ?

Nous nous sommes prêté au jeu, en essayant de clarifier comment la pensée de Latour constitue une ressource pour l’action (publique) et esquisser d’autres questionnements (plus ou moins) opérationnels. Il s’agit d’une lecture subjective, ancrée dans une pratique professionnelle de conseils en coopérations territoriales auprès des collectivités locales et alimentée par les échanges du groupe réuni par VV sur les métamorphoses de l’action publique. Ce papier est à prendre comme un work in progress, écrit à tâtons (c’est le problème des grands penseurs, on n’est jamais sûr de bien les comprendre). Comme une invitation à poursuivre la série : et vous, comment vous agissez / agiriez après avoir lu Bruno Latour ?

Déplier nos liens de subsistance pour éviter le piège du hors-sol… et du localisme

« Territoire de subsistance » : c’est cette formule qui résumerait le mieux en quoi la pensée de Latour constitue une ressource pour notre travail de consultants et le dialogue qu’on tisse avec les collectivités. Elle nous aide à penser la juste place du local et des territoires, sans tomber dans le piège de croire à leur autonomie totale.

A travers cette formule, Latour élargit notre compréhension des territoires en passent d’une définition cartographique et administrative (« fait territoire tout ce qu’on peut localiser sur une carte en l’entourant d’un trait ») à une définition « éthologique : dites-moi de quoi vous vivez, et je vous dirai jusqu’où s’étend votre terrain de vie » (Où suis-je ?, p. 95). Ce renversement devrait inspirer les nombreux diagnostics que lancent les collectivités au moment d’élaborer leur projet de territoire. Le but n’est pas d’avoir une photographie la plus objective possible de ce qu’il y a à l’intérieur d’un périmètre, mais de dresser la « liste des interactions avec ceux dont on dépend », quels qu’ils soient et où qu’ils soient. Latour souligne l’importance de ce travail de description lent et difficile, au croisement entre l’individuel et le collectif, pour tirer l’ensemble des fils qui participent à notre (sur)vie et observer la géographie en réseau qui s’en dégage. Il l’a d’ailleurs testé, sous forme d’ateliers expérimentaux à Saint-Junien et à la Châtre, au croisement entre les arts vivants et l’éducation populaire. Ou comment la théorie de l’acteur-réseau devient une boussole à mettre dans le main de tout élu local  !

Cette définition a le mérite de montrer qu’il est impossible de réduire un territoire à un périmètre géographique, avec une démarcation nette entre un dedans et un dehors. Latour n’est pas le seul à l’affirmer, d’autres l’ont dit avant lui (on pense aux travaux de Daniel Béhar, Philippe Estèbe et Martin Vanier, ou Laurent Davezies et Magali Talandier sur les systèmes territoriaux, ou encore ceux de Sabine Barles sur les métabolismes urbains). En introduisant la notion de « subsistance » en lien avec la question climatique, Latour rend cette vision encore plus actuelle, et plus tangible à l’échelle individuelle. Il souligne aussi que l’attention au sol et à la terre ne peut se réduire à une certaine fascination pour le local : « Atterrir ce n’est pas devenir local – au sens de la métrique usuelle – mais capable de rencontrer les êtres dont nous dépendons, aussi loin qu’ils soient en kilomètres. » (Où suis-je ? p. 96). Comme tout organisme vivant, les territoires sont une entité « hétérotrophes » nous dit Latour, c’est-à-dire qu’« ils dépendent d’autres formes de vie pour exister ». Il serait donc vain d’en rechercher l’autonomie complète.

Un autre apport de Latour pour les politiques territoriales consiste à dépasser la notion « d’environnement », qui conduirait à dissocier le territoire comme réalité physique (« naturelle ») et le territoire comme réalité humaine (« artificielle »). La notion de « zone critique » souligne au contraire leur imbrication… et sa fragilité. Les territoires sont une composition entre une multiplicité de vivant qui doivent cohabiter au sein d’une zone critique (cette fine couche allant du sous-sol à l’atmosphère, qui rend la vie possible). Les humains ne sont qu’un des occupants parmi d’autres de cet écosystème vivant et fragile, en permanente recomposition. Et ils sont comme les autres, confrontés à la nécessité de maintenir l’habitabilité de cette zone critique de plus en plus mise à mal, pour permettre à la vie de perdurer. « On ne peut plus s’échapper, mais on peut habiter d’une autre façon le même lieu, ce qui fait reposer toute l’acrobatie sur les nouvelles manières de se situer autrement au même endroit » (Ou suis-je ? p71)

Reprendre la carte en main pour réussir à se repérer

Pour résumer, on pourrait retenir trois principes d’action à partager avec les collectivités locales pour engager ce travail d’auto-description collective :

  • Accepter de se laisser désorienter pour regarder dans toutes les directions et y rechercher des indices. Avant de sortir la boussole proposée par Latour, il faut d’abord assumer d’être un peu perdu. « Où sommes-nous ? » : la question n’est plus une évidence, quand la globalisation est venue brouiller notre géographie de subsistance et que l’anthropocène fait que la terre s’effrite sous nos pieds en remettant en cause les conditions d’habitabilité de chaque morceau de territoire. En somme, Bruno Latour nous invite à éteindre notre GPS (qui nous dit où aller sans nous permettre de savoir où on se trouve : dans 300m, prenez à droite et restez sur la voie de gauche) et à reprendre une bonne vieille carte IGN (quels sont les éléments du territoire environnant qui pourraient nous aider à savoir où nous nous trouvons ?).

  • Partir de notre quotidien pour suivre les relations de subsistance sur lesquelles il repose, pour voir ensuite les géographies que cela dessine. Pour tracer nos territoires, il nous faut donc repartir de nos besoins primaires (se nourrir, se loger, se vêtir…) puis remonter progressivement (« de proche en proche ») leurs chaînes d’approvisionnement. D’où viennent les boites de conserves que j’achète dans mon supermarché ? Qui a fabriqué la laine de mon pull et qui l’a mélangé à du polyesther ? Un travail d’enquête qui peut emmener loin du territoire de départ, qui n’est pas sans rappeler le film Louise-Michel de Kervern et Delépine, quand une ouvrière du textile cherche désespérement à mettre la main sur le responsable de la fermeture de son usine. La notion d’empreinte carbone comme celle de métabolisme urbain aident à outiller ce travail, en donnant à voir le poids des émissions importées et l’ampleur des connexions que la globalisation a longtemps cherché à invisibiliser. Le confinement du printemps dernier en a donné un premier aperçu, tout comme l’incendie du serveur OVH au moment où j’écris ces lignes : je ne pensais pas que ma vie numérique dépendait d’un entrepôt strasbourgeois).

  • Prendre conscience de la diversité des acteurs dont on dépend, et la rendre visible. Voilà l’enjeu de tout diagnostic territorial, quel que soit le sujet abordé. Le but n’est plus de construire des agrégats statistiques et d’en mesurer les variations, mais de déplier une chaîne de subsistance composée de plusieurs maillons (qui peuvent être plus ou moins nombreux, et plus ou moins distants). Cette description redonne toute sa force politique au travail de diagnostic. D’une part, elle suppose d’assumer une certaine fragilité : mon territoire dépend des autres, tout comme ceux qui l’occupent. D’autre part, elle crée des obligations nouvelles : « Si vous avez enregistré avec peine ces formes de vie, c’est qu’elles mordent sur la description et qu’elles vous engagent à les prendre en considération. (…) Plus votre description devient précise, plus elle vous oblige » (Où suis-je ?, p. 96).

Décrire nos territoires de subsistance. Et après ? 

Ces principes posés, trois questions demeurent comme autant de difficultés pour passer à l’action. La première porte sur les consignes proposées par Latour pour décrire le territoire de subsistance. Latour invite chacun à faire la liste de ce dont il dépend, c’est-à-dire ce qui lui permet de subsister. Ne faudrait-il pas aussi effectuer la réciproque : quels sont les vivants qui dépendent pour subsister du territoire que j’occupe au quotidien ? Cette question nous semble encore plus forte dans sa capacité d’interpellation des collectivités et de la population d’un territoire. Elle montre que ce n’est pas qu’une question de vulnérabilités (« je dépends des autres ») mais aussi de responsabilités (« d’autres dépendent de mon territoire, et de ma capacité à en prendre soin »). Elle invite à élargir les acteurs en présence aux autres vivants avec qui nous devons (ré)apprendre à cohabiter sur la zone critique. Cela renvoie à la notion d’inter-dépendances mise en avant par Baptiste Morizot, pour souligner l’importance d’inventer de nouvelles pratiques diplomatiques inter-espèces… et inter-territoires !

La deuxième question est d’ordre pratique, et nous accompagne dans nombre de nos missions auprès des collectivités. Supposons qu’on arrive à cartographier nos territoires de subsistance : que faire de cette cartographie ? Comment la gouverner collectivement ? Et là les écrits de Latour apportent peu de réponses (les chercheurs sont surtout là pour nous poser des questions, nous direz-vous). Ca donne pourtant envie de savoir comment cette notion de subsistance apporte un cap à la gouvernance inter-territoriale défendue par Martin Vanier depuis une décennie (reprise par les collectivités avec les contrats de réciprocité et le mot d’ordre « alliance des territoires »). Peut-on reprendre prise sur nos relations de subsistance pour en faire « des liens qui libèrent » ? L’exemple des Associations pour le Maintien d’une Agriculture Paysanne apporte une piste intéressante pour le passage à l’action. L’objectif des AMAP consiste en effet à assumer l’interdépendance entre un paysan et des consommateurs dans leur subsistance réciproque, et à la contractualiser en s’engageant sur l’année pour partager les risques de récoltes aléatoires. Les AMAP ne cherchent pas à revenir à une agriculture vivrière, elles assument le partage des rôles entre des « mangeurs » et des paysans. Elles ne visent pas non plus l’autonomie territoriale : de nombreuses AMAP ont des partenariats avec des paysans situés à plusieurs centaines de kilomètres. L’intérêt des circuits courts repose moins sur la proximité géographique, que sur la suppression des intermédiaires pour rendre (à nouveau) tangible ces situations d’interdépendances. Une AMAP contribue à relier deux lieux distincts pour montrer qu’ils forment un même territoire de subsistance. Et voilà que des citadins parisiens deviennent préoccupés par les conditions météo du sud de la Seine-et-Marne et de ses conditions d’habitabilité pour la faune et la flore. Crue de la Seine, gel tardif, invasion des altises du fait de la sécheresse…

La troisième question est plus problématique, dans le passage de l’individuel au collectif. Car à la question posée par Latour (« de quels acteurs / quels territoires dépendez-vous pour subsister ? »), chaque habitant risque d’apporter une réponse différente. On peut être voisins tout en ayant des modes de consommation opposées : entre le retraité qui cultive son potager, le cadre d’industrie qui fait ses courses sur Amazon et le jeune couple qui fréquente le drive fermier tout en renouvelant son smartphone chaque année, ces trois géographies se recoupent peu. Que reste-t-il de commun dans la cohabitation de « terrains de vie » aussi différenciés ? Quelle est la capacité du (pouvoir) local à organiser l’alignement de ces géographies de subsistance ? La question explique peut-être la préoccupation croissante à créer du commun à l’échelle locale. Elle apporte en tout cas un nouveau regard sur le « projet de territoire », en montrant que « faire territoire » est une quête sans cesse recommencée. Là aussi, les AMAP constituent un exemple éclairant. Au-delà du lien avec les paysans, ces associations contribue aussi à structurer une « communauté de subsistance » entre une diversité d’habitants d’un quartier qui partagent la même (inter)dépendance auprès d’une ferme et de son maraîcher. Cet exemple pourrait être transposé à d’autres sujets : on voit des initiatives similaires émerger sur la question de l’eau, de l’énergie ou des forêts. De la même façon, les fermetures de commerces, restaurants et équipements durant le confinement ont révélé l’existence de ces communautés de subsistance qui existent à l’état latent autour de chaque point d’approvisionnement. Ces exemples rappellent que le sentiment d’appartenance à un territoire commun n’est pas une affaire de marketing territorial ou de communication institutionnelle (comme le pratiquent nombre de collectivité), mais un enjeu beaucoup plus prosaïque qui passe par la capacité à mutualiser nos interdépendances.

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