La place des enfants dans les espaces communs ne fait pas consensus et cristallise les tensions du voisinage. Ces derniers se retrouvent souvent évincés des espaces de jeu extérieurs – ils sont perçus comme perturbateurs par certains voisins, ou encore trop bruyants le soir et l’après-midi, habituels temps de repos pour les personnes âgées et les travailleurs nocturnes. Si les habitants sont nombreux à souhaiter accorder plus de place aux enfants, peu souhaitent les voir jouer sous leurs fenêtres. Alors, comment créer un cadre de cohabitation apaisée ? Cet exemple montre l’importance de réfléchir ensemble, pour inventer de nouveaux modes de gestion des espaces de vie “communs”, c’est-à-dire des espaces réellement partagés qui deviennent une ressource pour toute une communauté. Derrière la rénovation d’une résidence, il n’y a pas que des plans, mais tout une ingénierie sociale de l’habiter à repenser : les communs ne se décrètent pas, ils se conçoivent avec les habitants qui en ont besoin.
Comment faire ?
Le partage des espaces communs à l’échelle d’une résidence, d’un lotissement ou d’un quartier ne va pas de soi, c’est un équilibre fin qui se construit avec les acteurs en présence, pas à pas, en se posant les questions concrètes de la vie quotidienne. En tant que designers et assistance à maîtrise d’usage (AMU), notre métier repose sur quelques étapes fondamentales.
D’abord, nous observons (et écoutons) le problème : en déplaçant notre regard, en écoutant vraiment tous ceux qui ont des choses à dire – habitants, enfants, personnes isolées, techniciens, agents publics, adolescents… C’est ce que l’on appelle l’immersion. C’est sans doute l’étape la plus importante de notre démarche, car il faut être prêt à dialoguer, à observer, à être dans une posture d’écoute bienveillante et parfois de médiation, pour libérer la parole et l’écoute mutuelle, en allant jusqu’à observer les usages et mésusages – parfois même la nuit. C’est ainsi qu’à Alphonse Karr, nous avons compris que préserver des temps où les enfants profitent des extérieurs, c’est aussi préserver les seuls moments où les parents de familles monoparentales peuvent se retrouver au calme en surveillant leur enfant depuis leur fenêtre, tandis que les aînés peuvent faire leur devoir dans des appartements autrement surchargés.
Ensuite, nous créons la communauté de projets sur laquelle repose la conception de solutions en allant vers les publics les plus éloignés des cercles de concertation et de participation habituels. Sans cette communauté, nous n’irions pas bien loin, car ce sont les usagers et habitants, c’est-à-dire les premiers concernés par le problème, qui sont le plus à-même de le résoudre. Dans les projets urbains, nous cherchons par exemple à capter des jeunes adolescent.e.s, des mamans isolées, des personnes âgées qui ne sortent presque jamais de chez elles, des adolescent.e.s ou jeunes hommes installés dans les halls. Nous avons vite compris que la résidence avait évolué en inadéquation avec leurs besoins car ils n’avaient pas voix au chapitre.
Nous développons aussi une ingénierie d’atelier pour outiller la communauté de projet et mettre l’habitant-usager en position de contribuer réellement et concrètement, grâce à des outils accessibles et appropriables. Une fois le problème identifié à Alphonse Karr, nous avons organisé des ateliers de co-conception auxquels nous avons invité différents profils d’usagers, y compris ceux qui était contre la présence des enfants dans les cours, afin de réfléchir à la gestion partagée de ces communs.
Cette méthodologie nous permet de croiser toutes les échelles : nous allons rencontrer les habitants, les gardiens d’immeubles, les gestionnaires de résidences, les agents municipaux. Lorsque l’on travaille sur un projet de rénovation, cette attention à l’articulation des échelles des usages est fondamentale. Par exemple, la question de la gestion des déchets démarre dans le placard de sa cuisine, passe par la ressourcerie de son quartier et l’armoire partagée entre voisins de palier, pour aller jusqu’au bac composteur géré par un collectif d’habitants. C’est à partir de cet enchaînement d’usages, trop souvent oublié par le travail des architectes, que le designer travaille pour apporter des réponses.
Cette approche nous mène jusqu’à la question de la gestion des nouveaux services ou équipements imaginés avec les habitants. Souvent, les dispositifs communs ne fonctionnent pas car ils n’ont pas sollicité l’expertise d’usage des premiers concernés lors de leur conception, ou qu’ils n’ont pas été pensés à l’échelle du quotidien – les horaires de passage des habitants, les nuisances générées, les différents usages du jour et de la nuit… À la question de l’espace, nous ajoutons donc la question du temps des usages (c’est ce qu’on appelle la chronotopie) et celle de la gestion ultra-locale (par exemple en imaginant la nouvelle fiche de poste d’un gardien).
Une fois le diagnostic posé et une ou plusieurs solutions proposées, il n’est pas envisageable de demander à toute une résidence, à des usagers aux habitudes parfois très différentes et fortement ancrées, de faire évoluer leurs pratiques quotidiennes du jour au lendemain. Il faut tester les solutions conçues collectivement, en conditions réelles, pour les mettre à l’épreuve du quotidien et laisser le temps aux choses de s’installer, pour que la (ré)appropriation par les habitants advienne – c’est là l’ambition de l’urbanisme transitoire.
Tout l’enjeu du test et du droit à l’erreur consiste à s’autoriser à mettre le doigt sur ce qui ne fonctionne pas pour que les solutions développées puissent être enrichies et ajustées. Pour en revenir à l’exemple des cours d’enfants, nous allons tester au printemps des heures de présence des enfants dans les cours à la sortie de l’école, ainsi qu’un mobilier créé sur-mesure pour permettre de déployer et replier facilement une aire de jeu. Cette microarchitecture permettra de partager l’espace, de sanctuariser des heures où le jeu est toléré et des heures de calme. La phase de test permettra aussi d’expérimenter la gestion de cette activité – par une association, un gardien Paris Habitat, ou un collectif habitant… On touche ici à la gouvernance des communs et de nouveaux modes de responsabilisation autour d’une ressource partagée.
En pleine crise énergétique, faire des habitant·e·s des partenaires de la rénovation
Ces projets d’aménagement nous montrent qu’il est nécessaire de sortir des murs du logement pour penser l’habiter, que des plans d’architecte ne suffisent pas à résoudre les questions du quotidien et que la réponse à la question “comment habiter ma résidence/mon appartement/mon quartier demain ?” ne saurait être uniquement spatiale.
Un projet de rénovation réussi, c’est un projet qui reconnaît le pouvoir d’agir des habitants, qui les considère comme des partenaires et les intègre pleinement à la démarche. C’est un projet qui pose la question des usages, des services, de leur gestion et de la réappropriation des logements. C’est un projet qui permet d’expérimenter sans imposer de nouvelles pratiques quotidiennes, en sortant d’une vision naïve de la collaboration facile de tous avec tous, qui adopte un principe de réalité pour imaginer les cohabitations au-delà du bâti.
C’est pourquoi l’AMU et l’urbanisme transitoire ne sont pas une fin en soi, mais plutôt un véhicule pour nourrir le projet des architectes et maîtrises d’œuvre. Si l’architecture ne peut pas tout résoudre, notre métier est bien in fine d’outiller la vie et les usages dans le projet architectural à long terme. Alors que la crise énergétique va rendre la question de la rénovation du parc de logement social plus critique encore qu’auparavant, les bailleurs sociaux et les maîtres d’oeuvre ont à leur disposition de nouveaux outils pour faire des habitants des partenaires à part entière.
Commentaires
Enregistrer un commentaire