Source : https://reporterre.net/Samy-Manga-le-poete-qui-denonce-la-servitude-du-cacao
Reporterre - 9–12 minutes
Exploité pour récolter le cacao destiné à l’Europe quand il était enfant, le Camerounais Samy Manga a écrit un roman posant cette question qui l’a longtemps hanté : « Pourquoi cultive-t-on quelque chose qu’on ne mange pas ? »
« J’avais 17 ans le jour où j’ai goûté le chocolat pour la première fois », se remémore l’écrivain Samy Manga. Né en 1980 au Cameroun, dans une famille de cultivateurs de cacao, il a trimé dans les plantations alors qu’il n’était qu’un enfant. Pourtant, il ne connaissait ni le goût, ni même l’existence du chocolat, issu de « l’or vert » qu’il récoltait.
De son expérience, il a tiré un livre d’inspiration autobiographique : Chocolaté. Le goût amer de la culture du cacao (2023, éditions Écosociété), dans lequel il dénonce l’exploitation des producteurs de cacao et la destruction de leur environnement à travers le parcours d’un jeune garçon nommé Abéna. Quelques semaines avant Noël, période où la consommation de chocolat explose en Europe, nous avons rencontré l’écrivain camerounais à l’occasion d’un aller-retour entre Paris et la Suisse, où il vit depuis quelques années.
Un rouage de la « servitude du cacao »
Attablé à la terrasse d’un café parisien, il nous accueille avec une franche accolade. Sa veste entrouverte laisse apparaître un pendentif en bois massif qui se détache sur son sweat-shirt vert. À sa main droite luit une imposante bague dorée représentant l’Afrique. Il commande une bière bien fraîche malgré le froid mordant de décembre. De notre côté, on aurait bien opté pour un chocolat chaud histoire de se réchauffer, mais on se sent un peu coupable…
« Je ne vais pas t’interdire de manger du chocolat ! » se marre Samy Manga, qui a repéré notre gène. Ouf, nous voilà rassurés ! « Ça n’aurait pas de sens de prétendre qu’il faut arrêter de consommer du chocolat, reprend-il avec son accent mi-suisse, mi-camerounais. Parce qu’alors, il faudrait faire la même chose pour le riz, le coton, les bananes, et même pour nos téléphones portables ! Ce que je demande, c’est juste la modération, la sobriété… » Un principe qu’il s’applique d’ailleurs à lui-même.
« Pourquoi cultive-t-on quelque chose qu’on ne mange pas ? »
« Voilà, j’espère que vous sentirez bien le goût du chocolat, nous interrompt un jeune serveur. C’est la première fois que j’en prépare un », s’excuse-t-il en déposant une tasse fumante sur la table. « Eh bien c’est justement de ça qu’on parle ! » s’esclaffe Samy Manga, qui, lui, a découvert cette saveur par pur hasard.
Pendant longtemps, il a été malgré lui un rouage de la « servitude du cacao ». Comme de nombreux enfants camerounais ou ivoiriens, il participait aux récoltes des cabosses — le fruit du cacaoyer — et, lorsqu’il faisait une bêtise, la punition consistait à arroser les plants de cacaoyers : « On préférait ça que le fouet ! »
Il ne se posait pas plus de questions, jusqu’au jour où une Mercedes filant à toute allure les a éclaboussés, lui et ses amis, dans une rue de Yaoundé. « La voiture a fait marche arrière et une femme blanche en est sortie. Pour s’excuser, elle nous a offert une boîte de chocolat blanc », raconte l’écrivain. Les jeunes camerounais ont d’abord cru que c’était du savon, pour nettoyer leurs vêtements souillés. « Et puis, on nous a dit que c’était du chocolat et que cet aliment incroyable provenait du cacao que nous cultivions… Ça a été le déclic, j’ai commencé à m’interroger : pourquoi cultive-t-on quelque chose qu’on ne mange pas ? »
« On nous faisait miroiter qu’on allait devenir riches, mais l’argent du cacao ne permettait jamais vraiment de sortir de la pauvreté »
Contrairement au personnage principal de son livre, qui finit par écrire une thèse, Samy Manga ne se revendique pas intellectuel : « Je n’ai fait que trois ans de lycée. » Son lien à la nature et son goût pour l’art lui ont fait adopter une autre voie : celle de l’écopoésie, une écriture rythmée qui valorise la nature et la biodiversité, qu’on retrouve dans Chocolaté. « Ma thèse, elle est là », lance-t-il fièrement en tapotant son livre. C’est d’ailleurs cette passion qui lui a permis de rejoindre la Suisse, recruté par l’association Pont universel pour donner des cours d’écopoésie.
Menant ses recherches en autodidacte, il a peu à peu tiré le fil et s’est aperçu que cette soi-disant « culture traditionnelle » du cacao avait en fait été imposée aux Africains, au détriment de leur santé et de la biodiversité.
« Dans mon village, tout le monde cultivait le cacao, parce que c’était un projet de développement national du Cameroun. On n’avait pas le choix. On nous faisait miroiter qu’on allait devenir riches, alors qu’en fait, l’argent du cacao ne permettait jamais vraiment de sortir de la pauvreté », constate celui qui assistait deux fois par an au même rituel : les « hommes blancs » venaient au village et emportaient les sacs de fèves de cacao contre une poignée de billets vite dilapidés.
« C’est du colonialisme »
« Au fond de moi, je me sentais dépossédé, volé, outré et découragé de voir partir le résultat brut d’un dur labeur », écrit-il dans son livre à travers la voix du jeune narrateur, Abéna. Aujourd’hui, Samy Manga a trouvé d’autres mots pour exprimer ce sentiment d’injustice : « C’est du colonialisme, dénonce-t-il, amer. C’était un piège pour soumettre toute une population à la culture d’une matière première qui n’est ni transformée, ni consommée en Afrique, mais qui sert juste à ravitailler l’Europe. »
Pour obtenir de meilleurs rendements, les cultivateurs de cacao sont encouragés à utiliser de grandes quantités de pesticides, empoisonnant l’eau, les sols et les corps. « Il y avait plusieurs cas de morts inexpliquées au village », raconte Samy Manga. Dans son livre, il fait aussi état de maladies de la peau, ou de personnes qui devenaient soudainement aveugles. « On pulvérisait des litres de ces produits sans protection, témoigne le romancier. Mon grand-père manipulait ces substances tous les jours ! On n’a jamais vraiment su de quoi il était mort, mais quand tu utilises des pesticides quotidiennement pendant quarante ans, il y a forcément des conséquences sur la santé. »
Une monoculture qui a remplacé les espèces locales
Par nostalgie ou par réflexe, Samy Manga caresse son grigri. « C’est du bois de baobab, l’arbre qui m’a été attribué au village », confie le colosse, soudain perdu dans ses souvenirs d’enfance. Selon la tradition animiste de son ethnie, Samy Manga est un enfant-écorce : ayant perdu sa mère très jeune, il a subi un rituel au cours duquel on demande à la nature de le protéger, en remplacement du lien maternel. Depuis, il entretient une fine connaissance des arbres, auxquels il voue un profond respect. « Mais pas le cacaoyer. Je n’ai jamais réussi à l’aimer, mon esprit rejetait quelque chose dans cette plante », avoue l’écopoète.
C’est peut-être parce que le cacaoyer n’est pas une espèce locale : originaire d’Amérique centrale, il a été introduit en Afrique au XIXe siècle par les colons européens, pour avoir des plantations plus proches de chez eux. Les monocultures de cacaoyer ont ainsi rapidement remplacé la forêt originelle : « Quand j’étais petit, on se soignait avec des plantes et des arbres, mais plus je grandissais, plus on était obligés d’aller chercher des médicaments à la pharmacie de Yaoundé. Pourtant, on possédait la plante médicinale d’origine, mais l’espèce a été abattue à cause de la déforestation. »
L’agriculture vivrière aussi a peu à peu disparu au profit de « l’or vert » : « Avant, on avait des plantations de riz, donc on n’en achetait jamais. Puis à un moment, on n’a plus eu assez de temps pour entretenir la plantation de cacao et celle de riz. Finalement le riz local a disparu au profit du cacao, dont la vente nous permettait ensuite d’acheter du riz chinois en ville. C’est absurde ! » observe Samy Manga.
« Je ne crois pas au chocolat éthique »
Fidèle au jeune garçon turbulent qu’il a été, l’écopoète n’aime pas qu’on le force à rentrer dans des cases. Il peine à se revendiquer de l’écologie décoloniale, car le concept lui semble presque surfait : « J’ai du mal à parler de militantisme devant quelque chose qui me paraît naturel et évident. Mais bon, s’il faut utiliser un mot en “dé” pour faire sérieux, alors je dirais que je milite pour la déchocolatisation internationale », glisse-t-il, fier de son effet.
On lui fait remarquer qu’il existe sans doute des marques qui
produisent du chocolat de façon plus responsable… Il balaie la question
d’un revers de la main : « Le chocolat éthique, je n’y crois pas, même si j’appelle ça de tous mes vœux. La déforestation liée au cacao est toujours énorme et les producteurs sont toujours sous-payés : un kilo de cacao coûte seulement 1,25 euro [1]. Il faut que ça se traduise dans la réalité !
C’est-à-dire, que la déforestation diminue, que la transformation du
cacao se développe dans les pays producteurs et que les Occidentaux
prennent conscience de l’impact de leur surconsommation de chocolat. » À méditer avant d’offrir la classique boîte de chocolats de Noël.
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