Source : https://reporterre.net/Les-rites-peuvent-etre-des-contre-pouvoirs-au-capitalisme
Dans son livre « Spiritualités radicales », Yuna Visentin défend l’idée d’une réappropriation bénéfique pour les luttes des liens avec l’invisible. Tout en gardant « une immense attention » aux nombreuses dérives possibles.
Yuna Visentin est écrivaine et autrice du livre Spiritualités radicales, rites et traditions pour réparer le monde, aux éditions Divergence, paru en août 2024.
Reporterre — Dans votre livre vous pointez du doigt un paradoxe : nos combats écologiques s’inspirent des luttes autochtones, du mouvement des paysans sans terre, des Zapatistes sans jamais s’intéresser à quelque chose d’essentiel qui les relie, la question de la foi et la défense d’une théologie qui serait émancipatrice. Comment expliquer cette absence ? Qu’est-ce que cela dit ?
Yuna Visentin — C’est quelque chose que Myriam Bahaffou explique très bien dans la préface du livre, et qui a guidé mon projet d’écriture. Il existe une tendance, au sein de nos milieux politiques attachés à la justice sociale, aux combats féministes et environnementaux, à avoir honte de parler de relations qui défient le partage entre le visible et l’invisible, de relations spirituelles, et spécifiquement de relations à D.ieu, et tous les autres noms qu’on a pu lui donner. On éprouve une sorte de frilosité — face aux traditions religieuses et spirituelles qu’on associe aux causes des souffrances humaines et terrestres.
L’un des cœurs du livre, c’est l’insatisfaction politique et personnelle éprouvée face à ces discours binaires, particulièrement présents dans le contexte français, et qui parlent de « la religion », comme d’un bloc compact et figé. Évidemment, les religions brassent en elles des choses qui nous dérangent. Sans nier ou taire ce qu’elles ont reproduit en termes d’oppression et de violence — et il ne faut jamais le faire ! — il me semble qu’il faut aussi voir que ces catégories sont beaucoup plus fluctuantes qu’on a tendance à le penser et, surtout, qu’elles sont souvent liées à des assignations sociales.
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Un « rite bâtisseur » pratiqué pour une nouvelle charpente à la zad de Notre-Dame-des-Landes, en janvier 2020. © Yves Monteil / Reporterre |
C’est pourquoi, dans une perspective émancipatrice, il importe de se rendre responsables de ces histoires, afin aussi, de couper l’herbe sous les pieds de ceux qui se prétendent les détenteurs authentiques de la vérité religieuse. Il existe tout un monde de traditions minoritaires, subversives, anarchistes, et féministes qui s’emparent autrement du fait religieux.
Chercher à les entretenir, à les raviver, relève aussi d’une recherche écologique : ça nous met aux prises avec nos manières d’habiter, d’appartenir, de prendre soin, de nourrir des révoltes, les âmes et les corps persécutés.
On observe en France, dans les milieux militants écologiques, un retour du sacré, même s’il reste ténu. On peut penser par exemple au groupe Lutte et contemplation qui se mobilise contre différents mégaprojets industriels. On voit aussi apparaître des textes qui invitent à se mobiliser sur le plan environnemental depuis la question spirituelle. Que traduit cette dynamique ?
Le philosophe Mohamed Amer Meziane, dont les recherches ont beaucoup inspiré mon travail, dit que « la critique du ciel a bouleversé la terre ». C’est aussi dans les vestiges de l’invisible que se sont développés les rapports de production capitalistes. C’est en cela que les différentes traditions spirituelles ont encore quelque chose à nous transmettre en termes écologiques : des remèdes possibles, des réservoirs d’idées, un arsenal de rituels, de gestes et de narrations qui nous permettent de valoriser des liens avec les territoires qu’on habite, d’entrer en résonance, de nouer d’autres relations avec les humains et les autres qu’humains.
« Si nous sommes en vie aujourd’hui, c’est grâce à un réseau de relations qui nous soutiennent »
Ce sont des rapports au monde qui visibilisent et valorisent l’interdépendance, et qui peuvent nous rappeler que, si nous sommes en vie aujourd’hui, c’est grâce à un réseau de relations qui nous soutiennent, humaines, sociales, non humaines, spirituelles, et donc aussi politiques et institutionnelles.
Rappeler et valoriser l’interdépendance, pour autant, ne suffit pas à faire face aux crises politiques actuelles. L’extrême droite a très bien su se saisir de cette idée, mais en restreignant et hiérarchisant radicalement les personnes et les groupes sociaux qui pourraient bénéficier du réseau de soin qui rend la vie possible. Il s’agit donc bien d’ancrer les relations aux invisibles dans des luttes attachées aux conditions matérielles d’existence, dans une perspective antiraciste, anticapitaliste, féministe, queer et antivalidiste, afin de démanteler les nécropolitiques, les hiérarchisations mortifères et fascistes.
Justement, des militants antibassines ont publié un texte intitulé « Sainte Soline, priez pour nous ! » où ils affirment que « l’écologie sans lutte des classes, c’est du jardinage. L’écologie sans spiritualité, c’est du charabia d’ingénieur du plan ». Qu’en pensez-vous ?
Ce que cette formule permet de dessiner en creux, c’est une forme de matérialisme spirituel. Contrairement à une tradition séculariste bien ancrée, même à gauche, les traditions religieuses et spirituelles ne sont pas nécessairement contradictoires avec la prise en compte des conditions matérielles d’existence ou avec la lutte des classes. On peut ensemble et en même temps interroger la vision séculariste qui associe le religieux à une forme d’aliénation tout en luttant radicalement contre une approche dépolitisante de l’attention au vivant.
L’écologie a toujours eu un rapport ambigu à la spiritualité, Ivan Illich était prêtre, Jacques Ellul a écrit le livre « Anarchie et christianisme ». Mais à l’inverse, certains auteurs ont aussi fait des grands monothéismes la cause des destructions environnementales. Ils citent les fameux passages de la Genèse « Et Dieu les bénit, et leur dit : Croissez, et multipliez, et remplissez la terre et assujetissez-là ; dominez sur les poissons de la mer, sur les oiseaux du ciel ». Comment vivre avec ces ambivalences ?
Comme souvent, on doit se donner les moyens d’« habiter le trouble » et donc de politiser les enjeux écologiques. L’histoire de la critique écologique des « monothéismes » est complexe et multidimensionnelle, il ne s’agit ni de la simplifier, ni de la refuser, mais peut-être, tout simplement, de l’adosser à une perspective antiraciste et féministe. Dans un article paru dans Science en 1967, et qui a considérablement marqué les imaginaires écologistes et écoféministes, le médiéviste Lynn White évoquait les racines chrétiennes de la crise écologique, ou plus précisément, les conséquences d’une interprétation chrétienne et dualiste de la Genèse, qui aurait acté la coupure humain/non humain.
« On ne peut pas réduire la crise écologique à un rapport théologique »
À cela, il apportait aussi une réponse chrétienne, en imaginant un christianisme hétérodoxe qui s’inspirerait notamment de Saint François d’Assise. C’est donc une histoire bien plus complexe qu’elle en a l’air, et que je n’ai pas la possibilité de synthétiser ici. Ce qui m’intéresse, depuis ma propre perspective, c’est d’interroger comment le caractère christianocentré de certaines critiques écologistes des traditions monothéistes peut participer à invisibiliser les traditions non chrétiennes, notamment juives et musulmanes, qui ont aussi des réponses à apporter pour affronter cette crise.
Il s’agit, en somme, de rappeler que l’on ne peut pas réduire la crise écologique à un rapport théologique, puisqu’elle résulte aussi de partitions territoriales, genrées, coloniales et raciales qui continuent d’organiser nos mondes. Nous avons quelque chose à répondre de ce que l’on a fait de nous. Contre ces récits dominants, je crois qu’il est important de réhabiter des maisons spirituelles hétérodoxes, souvent minorisées et c’est pour cela que les féminismes et anarchismes spirituels m’inspirent, notamment, depuis ma position juive. C’est pourquoi, aussi, c’était si important pour moi dans le livre, de raconter les liens entre chasses aux sorcières et persécutions antijuives.
Lynn White disait aussi que « davantage de science et davantage de technique ne viendront pas à bout de l’actuelle crise écologique tant que nous n’aurons pas trouvé une nouvelle religion, ou repensé l’ancienne ». À quoi ressemblerait, selon vous, une spiritualité de la terre ?
Je suis gênée par l’idée d’une « nouvelle religion ». Pour rappel, Lynn White écrivait en pleine période New age dont on a vu aussi la récupération libérale et la dépolitisation massive. Parler de spiritualités aujourd’hui, c’est aussi s’engager à répondre aux appropriations culturelles, et à la captation par le néolibéralisme des enjeux spirituels, là même où ils portaient quelque chose de subversif, comme on l’a vu avec la “mode” des sorcières.
C’est pourquoi il me semble important de remettre en cause non seulement la catégorie de « religion », mais aussi l’opposition entre religion et spiritualité, notamment dans les discours dépolitisants qui valorisent les « spiritualités alternatives ». Remettre en cause un tel antagonisme nous pousse à réfléchir aux responsabilités collectives, à ce que nous avons à transmettre en termes de transformation sociale, à faire avec le temps long, à construire des solidarités qui se libèrent des fantasmes réactionnaires de purification, de naturalité, afin de construire des futurs désirables.
En fait, tout simplement, il s’agit de repartir de questions sociales, de faire avec les autres, de construire politiquement. C’est pourquoi je trouve intéressant de repartir de nos traditions et de nos héritages, en les détournant, en les racontant autrement, en les liant ensemble — d’ailleurs ça peut être un rapport à la tradition : de la négociation, du dialogue, une certaine pluralité en fait.
Par exemple, dans la tradition juive, on retrouve plein d’histoires en résonance avec la question de l’ancrage et de l’exil, ou autour des saisons et des travaux agricoles. Ce sont des clés, des outils très concrets et très matériels pour s’orienter dans le monde qui vient, avec ses bouleversements politiques, mais aussi climatiques. Ce sont des histoires de résistance, des liens intimes qui nous rattachent au monde, d’un soin égalitaire de la précarité de l’existence.
« Pratiquer les rites comme des contre-pouvoirs au capitalisme »
Ce qui émerge ici, c’est une conception libératrice du rite, des modes relationnels, des célébrations qui rythment nos vies, des relations aux ancêtres, au vivant, aux morts. Un récit où les autres mondes, célestes, terrestres, divins, souterrains, cosmiques, invisibles ne se vivent pas comme des formes autoritaires étrangères à l’appel du concret, mais comme ce qui peut être façonné, raconté pour s’encapaciter.
Ces prières, ces habitudes rituelles, ces histoires ne sont pas seulement reçues mais cultivées : c’est quelque chose que l’on entretient, que l’on reproduit dans nos vies, parce qu’il représente un contre-temps, un espace imprenable, un interstice dans nos quotidiens marqués par le productivisme, un lieu de convergence communautaire qui questionne le modèle de la résilience afin de transmettre des mémoires transformatrices. On peut s’organiser pour pratiquer les rites comme des contre-pouvoirs au capitalisme.
Comment ne pas ne pas se retrouver avec bricolage théologique ? Comment se distinguer des dérives sectaires, des pratiques ésotériques et néopaiennes ou éviter de tomber dans le développement personnel, etc. ?
C’est une question fondamentale, et l’on doit garder une immense attention face à cela, notamment lorsque l’on va chercher des réponses extérieures à notre épistémologie. Par exemple, on retrouve une forme très fétichisante dans la manière dont on récupère certaines pratiques spirituelles, notamment autochtones, un aspect dépolitisant et individualiste, autant qu’une forme d’appropriation culturelle qui reproduit les dépossessions coloniales.
Aussi, on voit comment le regard néolibéral et capitaliste s’est emparé des spiritualités dites écoféministes, les réduisant à des formes de développement personnel qui sapent toute construction collective. Il y a également la question d’une captation oppressive des spiritualités, transphobe, antisémite, raciste.
Ici aussi, il s’agit avant tout de retisser les liens entre spiritualités et luttes matérielles et politiques, de se réorienter dans une démarche collective et critique, sans toutefois oublier cette part proprement magique qui nous dérange et nous met au travail.
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