Source : https://thefearlessheart.org/une-lettre-damour-a-mes-freres/
Une Lettre d’Amour à Mes Frères
Cet article est une traduction de l’article original en anglais de Miki Kashtan “A love letter to my brothers” accessible ici : https://medium.com/@MikiKashtan/a-love-letter-to-my-brothers-e2e08d2053e0
Non, le patriarcat ce n’est pas les hommes. Non, ce n’est pas votre faute. En fait, cela vous est arrivé tout autant qu’à moi. Oui, il nous affecte, nous les femmes, très différemment. Et non, nous ne sommes pas à l’abri de l’intérioriser et de le transmettre, comme vous. Même si de manière différente, nous en souffrons tou.te.s.
Ce que je veux, ce dans quoi je mets tous mes efforts, c’est de créer, avec d’autres, un champ d’amour suffisamment fort pour entourer le champ patriarcal. Pour entourer le patriarcat d’amour. Parce que rien d’autre ne suffira. Parce que se battre contre le patriarcat reste dans le paradigme de rareté, séparation et impuissance dont le patriarcat est constitué. Il n’y a aucun moyen de “gagner” contre le patriarcat, car le fait d’être contre, en soi, est une orientation patriarcale. Tant que nous ne pourrons pas renverser la logique de la séparation en apportant suffisamment d’amour, nous resterons chacun.e de nous enfermé.e.s dans cette logique, même si notre expérience collective, sur un plan superficiel, peut être constitué d’avantages pour certains (qui ne sont pas toustes des hommes) au détriment de la plupart (qui ne sont pas toustes des femmes). La différence reste superficielle, dans ma manière de voir, même si les féminicides augmentent, parce que nous souffrons toustes et participons toustes à un système qui détruit la vie sur notre précieuse planète. Et vous en faites partie.
“Accueillir le dragon avec amour”
Le patriarcat ce n’est pas les femmes contre les hommes, bien que je ne puisse pas compter le nombre de fois où mon utilisation du mot “patriarcat” a convaincu tel ou tel homme qu’il y a un reproche dans le mot lui-même. Il n’y a pas plus de reproche dans le terme patriarcat qu’il n’y en a dans le racisme, l’antisémitisme, les privilèges, l’oppression ou le génocide, car aucun d’entre eux n’est une caractéristique individuelle d’une personne ou d’un groupe. Ce sont tous des phénomènes systémiques qui ne peuvent changer, dans leur intégralité, que de manière systémique, bien que nous puissions faire des choses individuellement et au niveau de la communauté ou de l’organisation pour les atténuer et les subvertir localement.
En ce qui concerne le patriarcat en particulier, nous adoptons tous des schémas récurrents patriarcaux à des degrés divers. Cela signifie que, même si le patriarcat ne concerne pas un homme en particulier ou même les hommes en général, la plupart des hommes, sinon tous les hommes individuellement, continuent d’agir d’une manière qui a des impacts continuels sur les femmes. Ces impacts vont des impacts légers, chroniques et incessants que nous absorbons de manière routinière sans que les hommes le sachent et sans même nous le dire entre nous, aux véritables fémicides qui sont le plus souvent commis par des hommes individuels qui connaissent intimement la femme qu’ils tuent. Mon impression, en ce moment, c’est qu’il est extrêmement difficile pour un homme de regarder et d’absorber ces impacts sans en ressentir le poids sur ses épaules. Je pense que c’est juste trop à supporter quand l’intérieur d’un homme est si endommagé par l’éducation dans une société patriarcale. Ce qui m’apporte une immense tendresse, et la détermination de trouver des moyens de partager la dévastation avec vous, du moins avec certains d’entre vous, plutôt que seulement avec d’autres femmes, surtout quand je sais que le patriarcat n’est même pas une question de genre, parce que le genre, lui-même, est une construction patriarcale, ni même de sexe en soi.
Pourquoi patriarcat et non “système de domination” ?¹
“La culture patriarcale consiste en une manière de vivre centrée sur l’appropriation, la domination et la soumission, la méfiance et le contrôle, la discrimination sexuelle et raciale, et la guerre.” – Humberto Maturana
Assez souvent, la minorité constante de personnes, principalement mais pas uniquement des hommes, qui s’opposent au mot patriarcat, suggèrent un autre mot pour désigner ce dont je parle, comme “système de domination”, “culture de domination” ou “culture d’exploitation”.
La raison pour laquelle aucun de ces termes ne me convient est qu’il s’agit d’abstractions qui fonctionnent au niveau conceptuel, alors que ce que je désigne en utilisant le terme patriarcat se produit sur le plan matériel, en commençant par les fondements de notre rapport aux ressources matérielles. Le patriarcat, comme le mot lui-même le suggère, concerne la paternité, qui est une relation précaire qui se produit sur le plan matériel et biologique et qui n’est pas une donnée automatique.
Un nombre considérable de choses sur notre évolution biologique et sociale a été découvert par celleux qui sont prêt.e.s à remettre en question l’hypothèse du patriarcat universel qui prévaut dans la plupart des grandes institutions académiques traditionnelles. Une caractéristique tout à fait unique des humains en termes d’évolution physique est la période extrêmement longue de dépendance matérielle à l’égard des autres, associée à une caractéristique biologique appelée “néoténie”, qui consiste à conserver des traits juvéniles jusqu’à l’âge adulte. La combinaison de ces deux caractéristiques est centrale dans ce que Humberto Maturana a appelé “la biologie de l’amour” et la raison pour laquelle Genevieve Vaughan nous qualifie d'”espèce maternante” et parle des “racines maternelles de l’économie du don”.
Nous sommes entièrement dépendants du don unilatéral pour pouvoir survivre les premières années de notre vie, et nous continuons à être dépendants de l’amour pendant toute notre vie. Maternante, dans ce contexte, signifie une orientation vers les besoins des autres. Les premières sociétés humaines, avant les calamités qui nous ont apporté le patriarcat, et de minuscules poches de sociétés indigènes jusqu’à ce jour, ont respecté le principe maternant et ont vécu en coexistence pacifique avec le reste de la vie et les un.e.s avec les autres.
Ce n’est pas seulement dans les contextes nomades et cueilleurs. Pendant un temps, comme beaucoup d’autres, l’idée que c’est l’agriculture qui nous a apporté le patriarcat m’a paru convaincante. Je ne le pense plus. De plus en plus de recherches indiquent que des sociétés pacifiques ont coexisté avec le reste de la vie, même lorsque les humains se sont sédentarisés et ont commencé à cultiver des aliments. J’ai été profondément transformée par mes rencontres avec les travaux de Genevieve Vaughan, Heide Göttner-Abendroth et d’autres personnes qui ont appris et poursuivent le travail de Marija Gimbutas. L’Europe néolithique, selon leur conception que je suis, était habitée par des humains qui vivaient dans des sociétés matriarcales stables, pacifiques et égalitaires, où la distribution des ressources était basée sur les besoins et les dons. Ces sociétés qui cultivaient des aliments et possédaient même des villes, s’appuyaient sur des technologies complexes et ont laissé derrière elles de nombreux artefacts, dont plusieurs milliers de figurines féminines qui ont été découvertes et qui forment une partie de ce qui a conduit Gimbutas et d’autres à leurs conclusions.
Comment et pourquoi, à partir de ces débuts, nous nous sommes retrouvés dans des sociétés patriarcales basées sur la séparation dans la plupart des pays du monde, c’est quelque chose que nous ne saurons probablement jamais. D’après ce que j’ai lu, il semble que cela n’ait pas commencé spontanément ou par une évolution interne basée sur la complexité. Cette théorie, de toute façon, n’est qu’une variante de l’hypothèse du patriarcat universel dans laquelle toutes les sociétés complexes doivent être stratifiées et patriarcales.
En lieu et place, ce que j’ai compris être proposé comme mécanisme des transitions initiales vers le patriarcat est un traumatisme collectif massif dû à des calamités physiques et climatiques. Clairement, lorsque les personnes qui étaient suffisamment traumatisées pour prendre le virage patriarcal l’ont fait, elles ne pensaient pas qu’elles commençaient le patriarcat et j’imagine qu’elles ne cherchaient pas non plus activement à faire en sorte que les hommes dominent les femmes. Elles voulaient simplement survivre face à des calamités extrêmes et le traumatisme collectif qui s’en est suivi. Ce qui semble probable, c’est qu’en étant ainsi traumatisées, elles ont perdu confiance en la vie et ont abandonné le mode de vie basé sur l’orientation vers les besoins, qui est le principe maternant de base.
C’est là que je vois l’importance de l’agriculture. Ma compréhension intuitive est que se détourner de la vie s’est produit de nombreuses fois avant les plus récentes qui ont complètement transformé l’humanité. La perte de confiance dans la vie crée un besoin d’amasser et d’accumuler, et en l’absence de produits secs tels que les céréales et les haricots, il y a peu de choses qui peuvent être accumulées au fil du temps. La volonté d’accumulation a probablement fait surface à plusieurs reprises et, avec le temps, la force des communautés et les modes d’existence pacifiques ont permis de réintégrer celleux qui s’étaient éloigné.e.s.
Lorsque l’accumulation peut se poursuivre dans le temps, et surtout de manière intergénérationnelle, elle s’ancre plus profondément et se reproduit, génération après génération. C’est ce moment qui rend le retournement de situation de plus en plus difficile à mesure que l’accumulation s’enracine. C’est également à ce moment que le nommer patriarcat commence à avoir un sens : le moment où il devient important de savoir qui est l’enfant de quelqu’un afin de lui transmettre ce qui a été accumulé.
Tous ces événements sont matériels. Ils ont eu lieu à des dates précises, impliquant des êtres humains spécifiques, pas très différents de nous, avec des sentiments et des besoins similaires, pris dans des situations d’une difficulté inimaginable. Lorsque, individuellement, nous sommes confrontés à de telles situations, nous allons vers une réponse généralisée de attaque-fuite-immobilisation. Lorsque cela est arrivé à un collectif entier d’humains, cela a changé le cours de notre évolution sociale.



Déesses mères
Tout cela explique, pour moi, pourquoi nommer ce phénomène mondial d’une manière qui se base sur des idées ou des éléments culturels ne fonctionnera pas. Cela n’explique toujours pas, entièrement, pourquoi j’invoque, spécifiquement, le patriarcat. Compte tenu de la complexité du phénomène du patriarcat et des difficultés qui se présentent lorsqu’on essaie de le nommer, je me tourne maintenant vers ce qui peut sembler être un petit détour.
Pourquoi y a-t-il des pauvres ?
Dès que l’accumulation et l’échange deviennent notre façon d’aborder notre relation aux ressources, les mécanismes délicats du don et de la circulation des ressources sont perturbés. Dès lors, certaines personnes ont eu plus que ce dont elles avaient besoin, tandis que d’autres n’en ont pas assez. C’est la graine à partir de laquelle émerge une classe de “pauvres”. Il s’agit là d’un autre aspect de la pensée historique qui remet en question des notions profondément ancrées et non examinées, comme celle selon laquelle la “pauvreté” a toujours existé et est “naturelle” dans les sociétés humaines, et/ou celle selon laquelle il y a quelque chose à propos de tel ou tel groupe spécifique de personnes qui explique pourquoi tel ou tel groupe de personnes vit dans la pauvreté. Au lieu de cela, je rejoins une longue liste de personnes qui considèrent la pauvreté comme un résultat, et l’appauvrissement comme le processus matériel qui la crée.
Le processus matériel de création de la pauvreté commence par l’accumulation. L’accumulation transforme l’abondance naturelle basée sur la suffisance, la révérence, l’humilité et la régénération en un double phénomène de surplus artificiel pour le petit nombre et de pénurie fabriquée pour le plus grand nombre. Cela signifie, en termes très directs, du fait du petit nombre qui prend plus que ce dont il a besoin et le soustrait au collectif pour son propre bénéfice, le plus grand nombre n’a plus assez pour subvenir à ses besoins. Dès lors, iels sont enrôlé.e.s dans la tâche sans fin de produire de la nourriture, des abris et des vêtements pour le petit nombre et, au fil du temps, iels s’occupent de plus en plus des besoins du petit nombre par la coercition plutôt que par la générosité, avec un accès minimal aux fruits de leur travail. Cela aussi, c’est un aspect de la vie dans la pauvreté : le travail invisible qui nourrit celleux qui ont accès à plus de ressources grâce à l’accumulation.
Ce mouvement des ressources du plus grand nombre vers le petit nombre s’est poursuivi et approfondi. Une fois que les États, les marchés, l’argent, les impôts, la dette et l’esclavage ont vu le jour, les sociétés de classes se sont solidement établies. Grâce à des systèmes coercitifs de taxation et d’extraction qui n’ont fait que gagner en capacité et en sophistication, le fossé entre les expériences de vie s’est creusé. C’est également là que la socialisation devient primordiale, même avant l’invention récente de l’éducation obligatoire. Le but de la socialisation est de préparer les gens à la société dans laquelle iels vont vivre. Le fait d’être de classes différentes signifiait, depuis très longtemps, que chaque nouvelle génération était formée pour la même position de vie que celle de sa communauté et de son contexte. Nous n’avons encore jamais réussi, collectivement, à trouver un moyen de renverser la situation et, à un certain niveau, nous sommes plus éloignés que jamais de la circulation des ressources vers les besoins.
Les niveaux actuels d’extrême richesse et d’extrême pauvreté, ainsi que le fossé qui les sépare, dépassent ma capacité d’imagination, même si je connais les chiffres. Il y a beaucoup de discussions sur la façon d’éradiquer l’extrême pauvreté qui ne mènent nulle part. Et rares sont celleux qui ont compris que le moyen le plus direct d’éradiquer l’extrême pauvreté est d’éradiquer l’extrême richesse.
Cher frère, je pense encore à toi, je continue à porter de la douceur envers la tâche impossible d’être un homme dans le moment présent, surtout dans les pays du Nord Global, surtout si tu fais partie des classes moyennes ou dirigeantes, surtout quand tant de femmes et d’hommes marginalisés se soulèvent, surtout quand il y a tant d’hostilité contre les “hommes blancs” en particulier. Il n’est pas non plus facile d’être un homme si vous êtes, en fait, l’un des pauvres du monde, également formé pour être un homme, et écrasé par l’impossibilité de l’être. Je ne suis pas surpris que 250 000 agriculteurs indiens se soient suicidés en réaction aux pratiques horribles de Monsanto qui les ont laissés endettés et sans la capacité de nourrir et d’habiller leurs familles. Je pense encore à toi, cher frère, et je veux encore continuer et révéler tout cela, parce que je veux tellement porter cela avec toi, avec vous tous si possible, pour que nous puissions pleurer ensemble et commencer à faire des changements. S’il te plaît, prends une respiration et fais une pause aussi longtemps que nécessaire, et s’il te plaît continue.
La guerre, et pourquoi davantage de pauvres sont des femmes
C’est le patriarcat qui nous a amené la guerre. Comme pour le patriarcat en général, je veux éviter de penser que la guerre est le résultat de facteurs idéologiques ou culturels, ou d’une idée amorphe sur notre “nature humaine”. J’ai trouvé un immense soulagement à comprendre les raisons très concrètes et matérielles qui ont conduit au besoin d’expansion au-delà du territoire où une société donnée existe initialement. En termes simples, lorsque nous vivons dans le flux de la vie, nous utilisons ce qui est disponible, nous sommes en relation avec tous les êtres, et nous développons des modèles de durabilité et de suffisance qui tendent à être stables pendant des siècles et des millénaires. Depuis que nous nous sommes détournés de la vie et que nous avons débuté notre tentative permanente de la contrôler, en particulier alors l’accumulation s’est approfondie, nous avons eu tendance à dépasser les capacités locales et à nous lancer dans des invasions, des expansions, des colonisations et des conquêtes.
Étant donné que le traumatisme originel qui a conduit au virage patriarcal n’a jamais été métabolisé, les sociétés humaines, même si pas tous les individus, ont fonctionné dans un état chronique d’alerte et de peur. Tout autant que je trouve épouvantable l’existence des guerres au-delà de tout mot qui puisse l’exprimer, je crois également pleinement et je comprends que, dans la plupart des cas, chaque début de guerre, et chaque réponse à celle-ci, a semblé entièrement nécessaire aux personnes qui l’ont initiée. Je trouve que cette façon de donner un sens à la guerre est très simple, pleine de compassion et, en même temps, puissante pour rendre visible la tragédie.
Chaque État patriarcal a repoussé ses frontières dans un cycle sans fin de recherche de nouvelles ressources – minéraux, nourriture et personnes – pour soutenir les pratiques des classes dirigeantes et de leurs protecteurs, les armées et la police, qui ont besoin d’être nourris et habillés même si elles ne produisent rien par elles-mêmes. L’une des façons de faire sens de pourquoi nous avons des crises environnementales aussi énormes est qu’il n’y a nulle part ailleurs où l’un des empires existants puisse repousser ses frontières ou conquérir. La planète entière est embrasée par l’intensité des pratiques extractives actuelles. Et la guerre continue.
Depuis très tôt, la guerre a eu tout à voir avec les femmes.
Rassemblant des preuves issues de nombreux domaines, Gimbutas et celleux qui l’ont suivie sont parvenu.e.s à une conclusion confirmée ultérieurement par des études génétiques : les sociétés pacifiques de l’Europe antique ont subi plusieurs vagues d’invasions d’Indo-Européens qui avaient déjà pris le virage patriarcal. C’est le début du traumatisme multigénérationnel qui est à la base de l’histoire européenne et qui, à partir de là, s’est ensuite répandu dans le monde entier.
Alors que je suis sur le point de partager plus de détails sur les horreurs de ces invasions, je veux me rappeler encore une fois ce que je viens de dire plus haut : le but de l’accumulation, des invasions et de tout ce qui s’est ensuite passé était entièrement la survie². Comme le dit Heide Göttner-Abendroth, “ce n’est pas une forme particulière de culture qui tend vers la brutalité et engendre la guerre par elle-même, mais la nécessité de survivre qui génère de tels effets”.
Encore une fois, je veux me rappeler que tout cela s’est produit à des jours précis. Dans villages après villages, des êtres humains spécifiques sont entrés un jour dans le village, ont tué les hommes et ont séparé de force les femmes les unes des autres et les ont incorporées au groupe d’envahisseurs. Ceci est corroboré par les recherches sur l’ADN qui concluent que la lignée masculine de l’Europe ancienne, et uniquement la lignée masculine, a disparu lors de ces vagues de conquêtes. Depuis lors, les enfants sont toujours nés dans un traumatisme continu. Je sais cela depuis quelques années déjà, et j’ai encore du mal à assimiler ces informations, à croire que des êtres humains ont fait cela. Je connecte lentement des morceaux dans le chagrin que cela m’apporte. La survie a poussé vagues après vagues d’êtres humains vers l’Ouest, vers des invasions violentes. La compétition a nécessité le meurtre des hommes. Et le besoin de préserver la nouvelle lignée masculine nécessitait de contrôler les femmes.
Il existe une asymétrie biologique fondamentale qui entre en jeu dans l’établissement du patriarcat. Alors que l’on sait toujours clairement qui est la mère lorsqu’un bébé naît, il n’existe aucun moyen simple (en l’absence de recherche moderne sur l’ADN, qui est une invention humaine) de savoir qui est le père, à moins que les femmes ne soient contrôlées. C’est pourquoi je dis que le patriarcat ce n’est pas les hommes, car le patriarcat concerne la paternité. Le patriarcat a émergé du fait de se détourner de la vie et de la volonté de contrôler les processus de la vie, pas les femmes. Au final, dans la quête de la transmission de ce qui a été accumulé et de la protection du groupe envahisseur, contrôler les femmes est devenu nécessaire. En plus d’établir une nouvelle lignée masculine, et à la suite du traumatisme des invasions – qui est brutal pour les envahisseurs également- les femmes sont aussi devenues une menace, un lien avec ce qui avait précédé, avec ce que les envahisseurs avaient perdu et dont ils avaient fini par avoir peur, un symbole de tout ce à quoi ils ne pouvaient plus faire confiance davantage. Dès lors, le travail des femmes, leur expérience, leur sagesse et connaissances, leurs façons d’être, leurs besoins et leur contributions ont été dévalorisés.
Un chapitre clé et difficile de cet ensemble historique de transitions est la période pendant laquelle les femmes en Europe ont été persécutées comme sorcières. La complexité de comment faire sens de cela dépasse le cadre de cet article.⁴ Il y a deux éléments principaux qui sont pertinents pour la situation des femmes aujourd’hui. Le premier est qu’il s’agissait d’une attaque contre la sagesse et le lien avec la vie que les femmes avaient été en mesure de conserver, malgré de nombreux siècles de christianisme, qui, parmi beaucoup d’autres choses, avait supprimé toute connaissance pré-patriarcale et celle des femmes en particulier. Nous ne nous en sommes jamais remis.e.s. L’autre, c’est qu’une grande partie de la chasse aux sorcières visait spécifiquement la liberté de reproduction, en partie comme moyen d’augmenter le nombre de personnes disponibles pour être employées à travailler, ce qui était nécessaire pour la transition vers le capitalisme.
À l’heure actuelle, dans de nombreuses régions du monde, il existe un petit engagement en faveur de l'”égalité” des femmes, bien qu’il soit continuellement sapé en de nombreux endroits et de nombreuses manières. Et même dans ce contexte, il est toujours vrai que les femmes continuent d’effectuer la majeure partie du travail nécessaire au maintien de la vie, partout dans le monde. Bien que je souhaite transformer complètement les économies de marché en économies du don, dans la manière dont le monde fonctionne actuellement, et même dans les démocraties libérales les plus riches, le travail des femmes est souvent non-rémunéré et, lorsqu’il l’est, il rapporte de plus faibles revenus. Il est toujours vrai que les femmes qui, avant le patriarcat, portaient le collectif et avaient la confiance du groupe pour prendre des décisions qui prenaient soin des besoins de toustes dans des sociétés qui fonctionnaient bien pour tout le monde et étaient durables dans une relation respectueuse avec la vie, ne se voit pas accorder suffisamment de confiance pour prendre des décisions et sont tenues à l’écart des principaux organes de décision. Il est toujours vrai que les femmes sont traitées différemment en toutes circonstances, qu’on leur apprend à douter d’elles-mêmes et à être déférentes envers les hommes, à peu près partout et dans toutes les classes. Il est toujours vrai que la violence à l’égard des femmes est largement répandue dans le monde entier. Et, en parallèle de tout cela, il est toujours vrai que les femmes constituent la majorité des pauvres dans le monde, alors que les économies de subsistance, basées sur le don, se sont effondrées et que celles qui subsistent continuent de s’effondrer, ce qui signifie que tout ce qui se faisait par le biais de la relation à la terre et aux personnes se fait maintenant ou bien sous la forme d’un travail non-rémunéré dans un contexte où il faut de l’argent pour acheter des choses, ou bien est marchandisé sous la forme d’un “travail de soins” invisible et sous-payé qui continue d’être effectué principalement par les femmes.
Encore une fois, cher frère, je te demande de prendre un moment pour voir qu’il n’y avait besoin d’aucune intention de la part de quiconque de faire du mal aux femmes, aux enfants ou à la précieuse toile de la vie dont nous faisons partie. Tout cela s’est produit à la suite d’un traumatisme, un traumatisme collectif qui se diffuse ensuite sur chacun d’entre nous, génération après génération, jusqu’à vous, chacun de mes chers frères qui lisent encore ces lignes. S’il te plaît, reste avec moi, avec ton coeur ouvert, et non fermé, à ce qui nous est arrivé, même si c’est insupportable. Ayant été moi-même des deux côtés de l’oppression, j’ai quelques intuitions que sur le plan moral, il est plus facile d’être la victime, car la morale est de notre côté. C’est pourquoi je crois que mon peuple, en Israël, se voit encore principalement comme des victimes alors qu’en réalité, je nous vois, nous, les Juif.ve.s israélien.ne.s, comme opprimant gravement les Palestinien.ne.s. S’il te plaît, cher frère, regarde ceci, avec moi, avec toustes celleux d’entre nous qui le regardent avec des yeux ouverts. Nous avons besoin les un.e.s des autres.
Pourquoi tant de pauvres ont-ils la peau plus foncée ?
Bien que les invasions et les conquêtes aient été monnaie courante, et que l’asservissement des peuples par la conquête et la dette ait été répandu dans de nombreuses régions du monde, l’ampleur et la brutalité de la période au cours de laquelle le capitalisme a commencé à s’établir sont relativement extrêmes et, je crois, sans précédent, avec des impacts qui se poursuivent et s’approfondissent jusqu’à aujourd’hui.
L’une des façons dont l’ordre social actuel persiste est que l’histoire sanglante qui l’a rendu possible est le plus souvent cachée à la vue. Cela prend plusieurs formes. L’une d’elles, c’est que les choses qui se sont produites et qui sont généralement considérées comme incontestables et parfaitement connues par quiconque étudie l’histoire ne sont pas incluses dans l’enseignement ordinaire. En conséquence, beaucoup de gens ne savent tout simplement pas ce qui s’est passé et qui nous a amené au capitalisme ni toute la violence qui a été et continue d’être nécessaire à son maintien. Une autre raison, c’est que l’importance des événements est minimisée, ou que la connexion n’est pas faite entre différents morceaux. Cela peut être aussi simple que de prétendre que les événements en question n’ont pas joué un rôle significatif dans le développement du capitalisme. Un exemple, c’est qu’on ne voit pas le lien entre la colonisation des Amériques et la richesse qui a rendu possible le passage à la production capitaliste en Europe. Un autre, c’est la tendance à considérer que ce qui s’est passé dans le passé comme une erreur malheureuse et de supposer qu’il aurait été possible d’arriver là où nous sommes sans cette violence. Un exemple de cela, c’est le point de vue selon lequel le génocide et l’asservissement de millions de personnes, qui font partie intégrante de la création des États-Unis, étaient accidentels et que, de toute façon, tout cela appartient au passé et n’affecte pas le présent. Tous ces éléments s’associent pour soutenir l’idée que le capitalisme est naturel, qu’il s’est développé de manière organique et qu’il n’y a rien d’inhérent qui nécessite la violence pour le maintenir.
J’ai toujours pensé qu’il devait y avoir une violence inhérente au capitalisme, car je ne pouvais pas imaginer pourquoi, sinon, le grand nombre de personnes dont la vie professionnelle n’est qu’une misère sans fin et sans répit choisiraient de continuer à faire ce travail, jour après jour. Comme la plupart des gens, je manquais moi aussi de connaissances. Jusqu’à ce que quelqu’un m’apporte le livre Caliban et la sorcière dont j’ai parlé dans la dernière sous-partie, qui m’a aidé à comprendre les fondements violents du capitalisme ainsi que la manière complexe et difficile dont la force physique est progressivement remplacée par des forces économiques qui maintiennent les gens en place.
Je vois la colonisation et la traite des esclaves, qui sont devenues des moteurs importants du développement du capitalisme, comme l’exemple suivant de toutes les guerres et activités de formation d’empires qui ont eu lieu auparavant. Étant donné que les États patriarcaux outrepassent les ressources disponibles en leur sein et qu’ils ont besoin de dominer d’autres régions, il n’y a rien qui me semble inhabituel dans ce que les Européens ont fait à partir du XVe siècle et ce qui se poursuit maintenant dans une nouvelle incarnation du capitalisme néolibéral mondial. Le capitalisme, comme le montre clairement la théorie des systèmes mondiaux d’Immanuel Wallerstein, a été dès le début un phénomène multirégional dans lequel certaines personnes dans certaines régions acquièrent des richesses matérielles aux dépens de la plupart des personnes dans la même région et à un coût immense pour presque toutes les personnes dans d’autres régions (et pour toutes les formes de vie, le sol, l’air, l’eau et la totalité des systèmes qui permettent la vie sur notre planète).⁵
La quantité d’informations qui sont cachées au grand public est stupéfiante, et les limites de ce que je peux apporter, en tant que non-spécialiste, me pèsent au moment où j’écris ces lignes. Pour ne citer qu’un exemple que je connais, en 1493, le Vatican a publié ce qui est maintenant connu sous le nom de “Doctrine de la découverte”, qui a donné au Portugal et à l’Espagne l’autorité de s’emparer de toute terre qui n’était pas auparavant habitée ou revendiquée par des chrétiens, d’utiliser ce qui s’y trouve et d’assujettir tous les peuples qui s’y trouvent. Je suis considérablement horrifiée par de nombreuses déclarations précises de la bulle papale originale⁶, surtout en sachant qu’elles ont été spécifiquement utilisées, tout autour des Amériques, de l’Afrique, de ce qui est maintenant l’Australie et la Nouvelle-Zélande, et ailleurs, pour justifier toutes les horreurs de la colonisation. Et au cas où quelqu’un.e qui lit ceci penserait que c’est une chose du passé et que nous l’avons dépassé, l’église n’a jamais annulé cette doctrine, même si des excuses ont été faites. Et, ce qui est plus significatif, elle est encore utilisée au Canada et aux États-Unis par les gouvernements et les entreprises lorsqu’ils empiètent sur les populations indigènes.⁷
La majorité de la population mondiale a été soumise à la colonisation, au génocide, à l’esclavage formel et informel, à d’autres formes d’exploitation, au déplacement, et encore davantage pendant des centaines d’années. Matériellement, leurs modes de vie ont été rendus impossibles, beaucoup ont été converti.e.s de force, de participant.e.s actif.ve.s à des économies de subsistance durables en “travailleur.se.s non qualifié.e.s” dans une économie conçue contre elleux. Spirituellement, ils ont été traité.e.s comme moins qu’humain.e.s pendant toute cette période. Cela représente plusieurs centaines d’années de traumatisme ininterrompu. Même si, d’un coup de baguette magique, on pouvait modifier les conditions matérielles qui maintiennent tant de personnes dans le monde dans des conditions de vie indescriptiblement difficiles, je ne vois pas comment quiconque, à l’exception de quelques individus extraordinairement fort.e.s, pourrait surmonter l’humiliation et l’impuissance extérieure et intériorisées que de telles conditions génèrent. Malgré tout, des individus et des communautés qui vivent dans des conditions effroyables continuent de trouver de la résilience, de la créativité et même de la capacité à tenir tête aux plus grandes institutions du monde.
Bien que l’exploitation et l’appauvrissement aient existé et continuent d’exister en Europe, le degré de violence que l’Europe a apporté à d’autres endroits ne pouvait être justifié qu’en rendant les populations cibles moins qu’humaines. Au départ, elles étaient considérées comme moins que du fait qu’elles n’étaient pas chrétiennes. Une fois que beaucoup d’entre elles se sont converties au christianisme, ce qui était une proposition étrange même si les missionnaires s’y employaient activement, une autre justification était nécessaire, qui est actuellement disponible en racialisant tous les humains et en nous formant tous, partout, à considérer celleux qui ont la peau claire comme supérieur.e.s. De cette façon, l’appauvrissement extrême, la famine et la violence sont normalisés et invisibles lorsqu’elles se produisent dans le Sud ou au sein des communautés à la peau foncée du Nord Global, alors qu’elles font la une des journaux lorsqu’elles se produisent au sein des populations blanches.
Le résultat de tout cela est que la grande majorité des pauvres dans le monde ont la peau foncée. Partout dans le monde, les personnes Noires et les populations autochtones sont particulièrement touchées, considérablement surreprésentées dans les rangs des personnes appauvries et extrêmement pauvres. Les victimes de centaines d’années de mauvais traitements extrêmes continuent de subir les impacts de ce qui leur a été fait, sans qu’on puisse en voir la fin. Je ne vois nulle part de signes de prise en compte de cet héritage, ni de réflexion sérieuse sur la manière de restaurer la dignité, le bien-être et le réalignement sur des modes d’existence non patriarcaux pour les personnes sur le dos desquelles le confort dont jouit le petit nombre d’entre nous a été créé.
Cher frère, es-tu encore là ? Si tu es blanc, en plus d’être un homme, tu doiq porter le double poids des impacts basés sur le sexe et sur la race. Et si tu as la peau foncée, je parle de ce qui t’a été fait à toi et à ton peuple, tout en le considérant simultanément comme un aspect du patriarcat, ce qui te demande de complexifier ton expérience au lieu de te concentrer uniquement sur les domaines où tu es toi-même opprimé. Parce que c’est les deux, très souvent. Mon frère, continue s’il te plaît, parce que je veux que tu t’imprègnes pleinement de tout cela, et ensuite j’en viens à ce qui t’a été fait en tant qu’homme pour t’amener à accepter de participer, d’une quelconque manière, à tout cela. Nous y sommes presque, et je suis toujours là, mon coeur avec toi, où que tu sois sur la carte du pouvoir dans le monde.
Qu’en est-il des nombreux Blanc.he.s pauvres ?
Le quatrième mécanisme violent mentionné par Silvia Federici pour soutenir la transition vers le capitalisme, c’est l’enclosure des terres, qui a eu lieu dans toute l’Europe en même temps que la chasse aux sorcières, la colonisation et la traite des esclaves.
Les enclosures de terres étaient des moyens forts d’interférer avec le lien direct des gens avec la terre, en gros entre le XVe et le XVIIe siècle. Bien que les paysan.ne.s du Moyen Âge en Europe aient souvent connu des difficultés, iels vivaient dans des contextes communautaires, dans des villages généralement autosuffisants sur le plan économique, où iels pouvaient se nourrir et se vêtir elleux-mêmes sans avoir besoin d’acheter des choses. Une fois chassé.e.s de la terre, iels ont été réduit.e.s à se rendre disponibles pour travailler contre un salaire, un concept nouveau pour la plupart, et, depuis lors, iels ont vécu à la merci des employeurs. Le travail salarié est devenu une telle norme que, du moins dans les pays du Nord Global, la plupart des gens assimilent le travail à un emploi, à tel point que le “plein-emploi” est considéré comme une possibilité visionnaire.
La colonisation et le racisme ont été d’une efficacité redoutable pour exporter la violence, la dégradation, la brutalité et l’appauvrissement tout en maintenant et en améliorant le bien-être matériel et culturel de la plupart des Européen.ne.s. Ils ont été efficaces pour dissimuler les impacts et permettre à de nombreuses.x Européen.ne.s et à leurs descendant.e.s dans les pays colonisés de continuer à croire à l’universalité et à la bonté des modes de vie européens.
Ce mouvement, cependant, n’a pas été immédiat. La transition vers le capitalisme a été sanglante en Europe comme ailleurs. En plus des enclosures et des chasses aux sorcières, il y a eu de manière massive des guerres, des famines, la suppression de révoltes, l’effondrement des tentatives de créer des communautés collaboratives⁸, et l’appauvrissement de celleux qui travaillaient dans les usines nouvellement établies. Le capitalisme a été établi, en partie, comme une agression contre de nombreuses.x Européen.ne.s et ce qu’on a fini par appeler les “personnes Blanc.he.s”. Au fil du temps, l’exportation de la violence et de la misère s’est progressivement accentuée. Et, jusqu’à aujourd’hui, elle n’a jamais été pleinement réussie.
Aux États-Unis, par exemple, les personnes descendant de l’esclavage et de la colonisation sont largement surreprésentées dans les rangs des pauvres et, malgré cela, la majorité des personnes vivant sous le seuil de pauvreté sont blanches. Les résultats du capitalisme et du racisme moderne qu’il a engendré sont complexes et terribles. D’une manière générale, les personnes d’origine européenne, où que ce soit dans le monde, bénéficient d’avantages matériels importants par rapport aux groupes qu’elles ont colonisés, réduits en esclavage et décimés. C’est vrai en termes de santé et d’espérance de vie, en termes de mortalité infantile, et en termes d’accès aux “avantages” que sont l’éducation, l’emploi et le confort. Et ce n’est pas uniforme entre les individus. Il y a un nombre important de personnes d’origine européenne, tant en Europe que dans les anciennes colonies anglophones, qui ne vont vraiment pas bien. Je pense en particulier au phénomène des “morts de désespoir” (drogues, alcool et suicide) dans les rangs des Blanc.he.s à faible revenu, où l’espérance de vie est en baisse, même par rapport aux tendances observées pour les populations non blanches, du moins aux États-Unis. Ce déclin peut précisément être attribué à l’augmentation du nombre de ces décès au cours des dernières décennies, coïncidant avec le capitalisme aux stéroïdes connu sous le nom de néolibéralisme. La complexité du phénomène est déconcertante et ce n’est pas le lieu, et je n’ai pas les connaissances, pour le traiter pleinement. Ce qu’il me semble important de dire, c’est que pour parvenir à la libération pour toustes, je veux que nous fassions preuve d’une certaine humilité par rapport aux expériences des personnes blanches et que nous reconnaissions le danger de tout regrouper dans la catégorie du “privilège blanc”.
Cher frère, est-ce que toi, des membres de ta famille ou des ami.e.s portent ces blessures secrètes ? Es-tu quelqu’un qui ne savait pas que cela se passait, qu’il y avait des souffrances de cette ampleur qui sont le plus souvent cachées ? Ou es-tu l’un de ceux qui ont méprisé la classe ouvrière blanche et les Blanc.he.s appauvri.e.s et méconnu.e.s comme inférieur.e.s ? Es-tu ouvert, avec moi, à considérer tout cela comme un ensemble de phénomènes humains tragiques qu’aucun.e de nous ne sait encore comment aborder ? Es-tu prêt à regarder maintenant ce qui t’a été fait, en tant qu’homme, pour être là où tu es ? S’il te plaît, prends encore une respiration avec moi, ou peut-être même pose ta tête sur l’épaule de quelqu’un.e, peut-être même sur l’épaule d’un autre homme, et pleure, avant de continuer.
Le patriarcat, toujours : pourquoi les hommes souffrent-ils tant ?
Presque tout ce que j’ai décrit dans les pages précédentes a été fait par la main des hommes, même si les femmes ont apporté leur soutien de manière complexe à de nombreuses reprises. Toutes les sociétés patriarcales sont dominées par les hommes.
Toustes celleux d’entre nous qui veulent croire qu’autre chose que ce que nous avons maintenant est possible se heurtent à une question profonde : qu’est-ce qui a créé la possibilité que certains hommes agissent comme ils l’ont fait, et que la plupart des hommes acceptent d’être en position de domination par rapport aux femmes ? Cette question, à mon avis, est absolument essentielle à tout effort que nous pourrions déployer pour modifier le cours des événements dans lesquels nous vivons.
Une version de l’explication rejette la possibilité de quoi que ce soit d’autre. Selon certain.e.s, ce que nous avons est l’état naturel des choses et n’a donc pas besoin d’être expliqué. Je ne trouve aucun réconfort et aucun intérêt dans cette voie. Je me considère chanceuse d’avoir bénéficié de suffisamment de courage et de sagesse de la part de suffisamment de personnes pour ne pas être embarquée dans cette façon de voir les choses. Je ne trouve pas non plus aidante une variante de cette approche qui ne se concentre pas spécifiquement sur la domination masculine. Il s’agit du récit général qui fait de nous tous des égoïstes, des personnes en compétition et prêtes à avoir un impact négatif sur les autres afin de satisfaire leurs besoins. Dans ce récit, la domination masculine est quasi naturelle et donnée en vertu de la plus grande force et des autres capacités des hommes. Il n’y a aucune dimension morale ou spirituelle dans l’une ou l’autre de ces approches qui montrerait un chemin de libération.
Une autre approche consiste en une version d’un récit qui méprise les hommes ou, dans certaines variantes, uniquement les hommes blancs. Dans cette version, la raison de la domination masculine est quelque chose d’inhérent et d’essentiel chez les hommes qui est la question ou le problème. Il peut s’agir de l’agressivité, du manque d’attention, de l’ignorance ou de toute autre qualité associée à l’inhumanité. C’est malheureusement quelque chose que j’ai relevé dans de nombreuses conversations et articles écrits, bien que ce soit rarement aussi flagrant que je le décris ici. Il existe des versions similaires qui s’appliquent aux Blanc.he.s, aux riches, ou à tout autre groupe en position de domination. J’attribue cette façon de penser aux immenses quantités de deuil qui n’ont pas lieu et qui s’expriment ensuite sous forme de colère, d’impuissance et de profond désespoir. Dans ces récits, la voie vers un ordre social qui fonctionne pour toustes passe par certaines formes de législation, de réglementation, de pression sociale ou de contrainte qui permettrait de contrôler ces tendances. Je trouve cela tragique, car toutes ces méthodes sont elles-mêmes patriarcales, car elles reposent sur une forme de contrôle. Je ne crois pas non plus que nous puissions jamais avoir quelque chose qui fonctionne si cela repose sur une forme de contrôle. Il y a suffisamment de données pour me convaincre que tout individu ou groupe qui est forcé d’une manière ou d’une autre à faire quelque chose, même si beaucoup en bénéficient, gardera un profond ressentiment et une réticence qui éclateront à la première occasion. Il y a trop d’exemples horribles de ce type de choses se produisant à grande échelle pour que je veuille envisager une telle voie vers l’avenir.
Si nous acceptons que nous sommes toustes membres d’une même famille, toustes humain.e.s, avec les mêmes besoins et les mêmes sentiments, la question se pose alors avec toujours plus de force : comment une personne née tendre, sensible, aimante et désireuse d’être aimée, curieuse et pleine de jeu peut-elle devenir quelqu’un capable d’infliger des atteintes aux autres, ou même simplement accepter passivement l’impact sur les autres du confort et des avantages matériels ? Je voudrais terminer cette section par mes propres réflexions sur la façon dont cela est possible.
Aucun bébé ne naît oppresseur.se. À chaque génération, avec un certain renouveau, les systèmes dans lesquels nous vivons préparent chacun.e d’entre nous au rôle qu’iel jouera pour les faire perdurer. Tous les hommes adultes sont d’abord des bébés, puis des garçons, et ils sont formés, quelle que soit la culture dans laquelle ils sont nés, à devenir des hommes. Bien que les qualités associées au fait d’être un homme varient considérablement au sein d’une même culture et d’une culture à l’autre, toutes les sociétés patriarcales, qui, encore une fois, recouvrent à peu près toutes les sociétés humaines actuelles, forment les petits garçons à accepter cette position dans laquelle leurs besoins sont satisfaits au détriment des autres. J’ai visité de nombreux pays sur tous les continents. Partout où je suis allée, les hommes parlent beaucoup plus que les femmes et sont généralement les premiers à lever la main dans les événements de groupe. Dans certaines cultures, les femmes ne parlent pas du tout, sauf s’il n’y a pas d’homme dans la pièce. Et ce n’est qu’un petit et banal exemple.
Là où je trouve du réconfort et une image des possibles, c’est dans la pensée d’Erica Sherover-Marcuse.⁹ Bien que nous ne nous soyons jamais rencontrés, ma oeur Inbal et mon ami et co-mentor Victor Lee Lewis ont travaillé étroitement avec elle, et c’est donc par leur intermédiaire que sa pensée m’est parvenue. Connue de tous sous le nom de “Ricky “, je me sens proche d’elle et de tous celleux qui défendent la simplicité de l’idée qu’aucun d’entre nous n’a choisi d’être enrôlé dans l’un quelconque des rôles de privilège ou de domination que nous avons, pas plus qu’aucun d’entre nous n’a choisi des positions d’oppression ou de victimisation.
Ce que j’ai appris au fil des ans, au travers de nombreuses conversations et de quelques lectures, c’est l’idée très simple que nous avons besoin d’être brutalisé.e.s pour accepter ces rôles. Dans les sociétés que je connais le mieux, un élément clé de la brutalisation des garçons est l’intensité avec laquelle ils sont ridiculisés, raillés et même physiquement attaqués quand ils montrent leur vulnérabilité, quand ils ont des sentiments, quand ils prennent soin d’autres personnes plus faibles. Le résultat, chez les hommes adultes que je connais, est une insensibilité perpétuelle, une profonde séparation d’avec les autres et d’immenses difficultés avec la honte. Pour moi, c’est tout à fait logique : pour être en mesure de traiter quelqu’un avec moins d’attention et de révérence que nous le ferions autrement, pour percevoir qui que ce soit comme moins que pleinement humain.e, pour justifier l’accès réduit aux ressources et au bien-être que quelqu’un.e d’autre pourrait avoir, il est nécessaire, d’abord, de perdre le contact avec la plénitude de notre propre humanité.
Les qualités douces
Si tu es arrivé jusqu’ici, cher frère, c’est peut-être que j’ai réussi à communiquer avec toi avec suffisamment d’amour pour que tu puisses le ressentir et lui faire confiance. Peut-être peux-tu sentir que je suis en deuil plutôt qu’en colère à propos de tout ce qui nous est arrivé à toustes, y compris toi, le toi très particulier que tu es et que, essentiellement je ne connais pas. Peut-être peux-tu vraiment rester dans la conscience qu’il est possible, et que je peux, et que je le fais, de considérer que c’est déchirant et tragique sans considérer comme mauvais ce qui s’est passé ni celleux qui y ont contribué, y compris toi, et moi. Peut-être que la fervente douceur que je veux amener à chacun.e d’entre nous qui a contribué à des impacts sur quelqu’un.e d’autre, tu la ressens comme réelle. Et quand je dis “chacun.e d’entre nous”, peut-être peux-tu croire et tirer du réconfort à la réalité que j’inclus vraiment tout le monde sur la planète, y compris celleux d’entre nous qui ont sérieusement du sang sur les mains. Il n’y a pas d’exceptions à la douceur, car les exceptions deviennent alors les nouveaux ennemis, et nous sommes alors de nouveau dans le même cycle.
Peut-être vois-tu aussi ma propre bonne volonté à m’exposer, en quelque sorte, à toi, même si je ne te connais pas. À la possibilité que tu me juges ou que tu t’éloignes de moi, comme tant d’autres l’ont fait au cours de ma vie. Ou simplement me rejeter et me traiter de naïve. Ou ne pas me croire et penser que je ne suis pas authentique et que je cache mes intentions. Ou me dire que, d’une manière ou d’une autre, je ne fais pas ce que je dis à cause de quelque chose que j’ai fait ou n’ai pas dit ou de la manière dont je l’ai dit. Ou peut-être t’énerves-tu contre moi parce que tu n’es pas blanc et que tu veux que je sois moins douce envers les hommes blancs. Ou peut-être que tu as en quelque sorte adopté une version dure de ce que signifie être un allié masculin et que tu penses que je ne devrais être douce envers aucun homme, y compris toi-même, parce que tes propres jugements sur toi-même sont si forts. Est-ce que tu vois les risques que je prends ici ? Cela aussi fait partie de ce que j’ai appelé les qualités douces, celle-ci étant centrale à la non-violence : ce bien-vouloir à recevoir les pleines conséquences qui peuvent nous arriver du fait de vivre avec l’intégrité du courage, de la vérité et de l’amour qui sont les fondements de la non-violence. J’ai déjà dit que je ne nous voyais pas lutter contre le patriarcat et gagner un jour, et je ne veux pas non plus gagner, parce qu’alors il y a, encore une fois, des perdants. Ce sont les qualités douces sur lesquelles je mets tout le poids de mes aspirations. Ce sont les qualités douces qui, je crois, peuvent faire fondre l’héritage patriarcal.
Si tu peux t’imprégner de l’amour, si tu peux faire confiance dans le sérieux de mon engagement, si tu vois que je reste alignée avec ce que je dis et que je prend des actions qui sont risquées, chaque jour, pour toi comme pour toustes les autres, alors avançons ensemble, avec humilité et les yeux ouverts, même si nous ne nous rencontrons jamais, vers un avenir qui nous attend peut-être encore si nous marchons ensemble et avec d’autres aussi.
Ce que je te demande en tant que mon allié
Il est maintenant temps de te faire quelques demandes, car si tu es arrivé jusqu’ici, je peux me reposer un peu dans la confiance en la sincérité de ton propre engagement pour la libération de toustes, suffisamment pour croire que tu sais que cela inclut ta libération, ma libération et celle de toustes les autres. Et je peux imaginer que tu voudrais savoir ce qu’il y a à faire si tu veux offrir ton soutien à ce que moi et quelques autres, très peu nombreuse.x, essayons de faire advenir : une île d’amour, une île d’engagement à la libération pour toustes, sans aucune exception.
Pour cela, je veux partager avec toi ce qu’un homme qui m’est cher et que je connais depuis de nombreuses années m’a dit il y a quelques jours et qui m’a finalement conduit à écrire cet article que j’envisageais depuis quelques années, ce que je lui ai dit en réponse, et ce que je crois que tu peux faire, où que tu sois, pour participer à la subversion locale que j’ai mentionnée comme possible au début de cet article.
Cet homme, que j’appellerai Leo Greenberg, est quelqu’un avec qui j’ai eu plusieurs conversations pleines de sens et régénérantes au fil des ans, bien qu’aucune à ce sujet. Voici ce qu’il a dit dans son courriel en réponse à mon annonce d’un cours intitulé “Libération pour toustes: intégrer le filtre des pouvoirs et privilèges dans les formations de bases à la CNV” (auquel vous pouvez toujours accéder, mais seulement sous forme d’enregistrement maintenant).
“Je trouve que certains des termes que tu utilises fréquemment dans tes e-mails sont rebutants et je dois consciemment prendre sur moi pour tenter d’entendre le reste de ton message. Ces termes sont patriarcat et privilèges. Bien que je ne sois pas du tout en désaccord avec toi sur les forces culturelles qui offrent des avantages à certaines personnes (surtout les personnes blanches et surtout les hommes), et bien que je veuille aussi aborder ces effets dans la société, ces termes me rebutent parce qu’ils suggèrent une bonne dose de reproches et de fautes (voire d’aversion) pour des personnes qui pourraient autrement partager vos convictions. Je ne suis pas sûr que ton intention soit de blâmer ou de porter un jugement. Mais c’est indiscutablement ainsi que je le ressens, et que le ressentent, j’en suis assez confiant, la plupart des hommes et de nombreuses personnes Blanches. Je pense que ces termes inspirent un grand nombre de personnes traditionnellement opprimées et leur donnent de l’espoir et de la force (souvent à travers la colère), mais en même temps, ils aliènent des allié.e.s naturel.le.s. À mon avis, ils sont dans l’ensemble non seulement inefficaces, mais contre-productifs.”
Si vous avez lu attentivement jusqu’à présent, peut-être pouvez-vous déjà saisir identifier des éléments auxquels j’ai répondu. Il s’agit en grande partie de ce que j’ai développé dans cet article : les forces qui nous séparent ne sont pas culturelles selon moi, parce que le culturel émerge principalement du matériel, et ce que je veux changer, ce sont les dispositions matérielles, afin que les besoins de chacun fassent pleinement partie de ce qui se déroule dans les sociétés humaines. Je considère cela comme un ordre de grandeur différent de sa déclaration selon laquelle il “pourrait également vouloir s’attaquer à ces effets dans la société”, car s’attaquer aux effets n’est pas la même chose que s’attaquer aux causes racines. Il n’a pas non plus dit qu’il s’engageait à s’attaquer aux effets, mais seulement qu’il pourrait vouloir s’y attaquer.
Ce que je veux partager de ce que j’ai répondu, c’est ce que j’ai dit en réponse à sa réflexion sur le fait que mes termes rebutent “des personnes qui pourraient autrement partager [mes] convictions” et que je pourrais “aliéner des alliés.e. naturel.le.s”.
En termes simples, je crois que toute personne qui réagit à ces termes, qui pour moi sont descriptifs et analytiquement précis, n’est pas susceptible d’être réellement motivée pour créer les changements que je crois nécessaires pour modifier ces schémas sociétaux. Je ne cherche pas des personnes qui partagent mes convictions. Je cherche des personnes qui sont prêtes à se joindre à moi pour opérer un changement fondamental en elles et autour d’elles. En ce qui me concerne, il n’y a aucun moyen de traiter les “effets” dont tu parles sans restructurer les racines qui les provoquent. C’est le travail auquel je me dédie.
Pour moi, un.e allié.e naturel.le est quelqu’un.e qui est heureuse.x de regarder son conditionnement (en général présent) avec une immense douceur et une bonne volonté à apprendre et à changer les mécanismes usuels, à soutenir les autres à faire de même, à la fois celleux qui ont et n’ont pas ses privilèges, et de prendre des risques dans ce processus tout en tenant tête aux structures plus larges qui le protégeraient autrement. C’est une énorme tâche, et pas seulement un sentiment de vouloir apporter son soutien.
C’est ce que je te demande maintenant, oui, toi, chacun de vous qui lisez ceci. J’ai voulu te transmettre le message que je continuerai à croire en toi, que je continuerai à vivre le deuil, avec toi ou même sans ta participation, ce qui t’a été fait en même temps que je vis le deuil de ce qui m’a été fait, à toutes les femmes, à tous les hommes, au sein de nos sociétés patriarcales. Et si je ne reste pas ferme également et que je ne te dis pas ce que j’attends de toi, je vais, une fois de plus, me concentrer uniquement sur ton confort. Et je ne veux pas faire cela. Je veux aussi te mettre au défi, avec amour, de te tourner vers moi, vers les femmes, vers celles et ceux – femmes et hommes – qui ont moins de confort et de privilèges que toi, quel.le.s qu’iels soient.
J’ai des demandes très spécifiques à te faire. Elles sont toutes simples. Elles sont toutes difficiles. Rien de moins ne suffira si tu veux vraiment être un allié.
Découvre ce qui nous est arrivé à toustes, en particulier aux femmes
J’ai essayé de faire ma part pour faire connaître cette histoire sous une forme condensée. J’ai écrit un article de 30 pages intitulé “De l’obéissance et la honte à la liberté et à l’appartenance : Transformer les paradigmes patriarcaux de l’éducation des enfants à l’ère du réchauffement climatique.”, qui situe l’éducation parentale moderne dans l’histoire du patriarcat et se concentre sur la manière dont le patriarcat est reproduit et sur ce que les parents, en particulier, peuvent changer. J’ai également écrit un recueil thématique de 60 pages qui approfondit les sujets et relie tout ce qui se passe aujourd’hui au patriarcat, y compris la dégradation de l’environnement, l’oppression religieuse, le capitalisme, la guerre, et davantage. Il s’intitule “pourquoi le patriarcat est important : faire sens de comment nous en sommes arrivé.e.s là “. J’ai une bibliographie que tu peux consulter, choisir et lire. Je n’ai pas beaucoup écrit sur ce qui est arrivé aux femmes en particulier parce que ce n’est pas mon coeur de travail principal, étant donné que je conçois le patriarcat comme un phénomène beaucoup plus vaste que les impacts sur les femmes. J’aimerais néanmoins que tu apprennes. Et si tu sais des choses, je voudrais te demander d’en apprendre encore plus. Je veux que tu sois en mesure de remarquer, par toi-même, ce qui se passe, que tu y contribues ou non, et que tu sois en mesure de te joindre à moi et aux femmes dans ta vie pour porter cela. Je veux que tu atteignes un état où tu prends des initiatives, où tu fais une pause toi-même ou invite au un autre homme à faire une pause dans sa parole et invites une femme à parler pendant que tu écoutes. Tu n’en arriveras pas là sans savoir à quoi cela ressemble. Beaucoup trop d’entre nous, les femmes, ont participé à te le cacher. Je veux que tu le découvres.
Découvre ce qui est arrivé aux hommes, et ce qui t’est arrivé.
Cela, c’est à toi de le découvrir, au-delà des notes préliminaires que j’ai incluses ici. Il y a, heureusement, des hommes qui ont fait ce travail et qui se sont ouverts au deuil et à l’angoisse de la découverte de leur propre oppression, en tant que garçons et même en tant qu’hommes. Leur propre peur de la violence s’ils ne se conforment pas, parce que se faire enrôler pour accepter le moindre privilège se fait trop souvent sous la menace de la violence, et la plupart du temps pas physique. Il s’agit de la violence de la honte et de l’humiliation, du fait d’être ridiculisé, évité, ou d’être seul. Je veux que tu ouvres ton coeur à toi-même et à tes frères, pour voir le traumatisme, à la fois collectif et très personnel, qui est au coeur de tout cela. S’il te plaît, pleure en faisant cela, même si une grande partie de l’éducation masculine te dit de ne pas le faire.
Fais le deuil des limitations et des schémas patriarcaux que tu portes.
Plus nous pouvons faire le deuil et plus nous pouvons toustes faire preuve de tendresse à l’égard des horreurs qui nous sont arrivées depuis le virage patriarcal en Eurasie, plus nous pouvons considérer avec douceur notre propre conditionnement patriarcal. Je veux que tu fasses l’effort de retrouver cette douceur, pour contrer ce que Ian Suttie a si bien appelé “le tabou de la douceur” afin que tu puisses rejoindre tes soeurs, du moins celles d’entre nous qui n’ont pas aussi succombé à la dureté, en t’amenant de la douceur à toi-même.
Je veux te rappeler ce que j’ai dit au tout début. Le patriarcat ce n’est pas les hommes. Ce n’est pas de ta faute. Il n’y a vraiment et sincèrement rien d’intrinsèquement mauvais chez toi. Tu as été traumatisé, et le résultat est que, très probablement, tu agis comme la plupart des hommes. Ce qui signifie que tu vas continuer à marcher en t’attendant implicitement à ce qu’une femme s’écarte de ton chemin dans la rue. Tu ne vas pas remarquer la poussière, ni que quelque chose n’est pas à sa place, ni que tu as besoin d’acheter plus de lait. Tu vas rester insensible lorsque tu seras confronté à des horreurs. Tu vas te mettre sur la défensive et te refermer dans de trop nombreuses circonstances. Lorsque tu es en groupe, tu vas parler probablement plus souvent et plus longtemps que les femmes du groupe et être moins enclin à chercher à intégrer ce qui a déjà été dit auparavant. Et, si nous augmentons l’intensité, tu es susceptible de regarder les femmes comme des objets sexuels ou de ne pas les regarder du tout si elles ne correspondent pas à la “grille de perception” (nous y reviendrons dans un instant) en raison de leur apparence ou de leur âge. Et, pour certains d’entre vous, vous avez peut-être imposé votre désir sexuel à des femmes, peut-être même sans le savoir, car comment se fait-il autrement que tant d’entre nous soient agressés d’une manière ou d’une autre avant l’âge de dix-huit ans ?
Oui, au moins une partie de ce qui précède est susceptible de t’arriver. Et oui, il y a des impacts sur nous, épuisants, quotidiens, tout le temps. Et, si tu es également blanc, ou si tu as accès à des ressources matérielles, il est probable qu’il y aura également des impacts sur les hommes moins privilégiés que toi. Et oui, il est probable que tu ne le remarques même pas la plupart du temps. Et si tu n’as pas accès aux ressources matérielles, si tu fais partie de la classe ouvrière, d’une caste inférieure, si tu as la peau plus foncée et es opprimé en conséquence, ou si tu n’appartiens pas au groupe d’hommes dominant d’une quelconque autre manière, tu es également susceptible d’imaginer que cela neutralise ton privilège masculin alors que ce n’est pas le cas.
Alors, s’il te plaît, cher frère, prends à nouveau cette profonde respiration, car je peux sentir, en ce moment, combien il peut être difficile pour toi d’assimiler tout cela. Et je ne veux pas seulement que tu l’assimile. Je veux aussi, en plus, que tu fasses ce qui peut sembler impossible, c’est-à-dire que tu y amènes autant de douceur que tu en apporterais à un nourrisson dans le besoin, à un animal ou un oiseau blessé, ou à un ami proche qui vient de perdre un être cher. Parce que tu es tout autant en besoin, tout autant blessé, et que tu as perdu un être cher, très tôt et pour toujours, qui est toi, toi-même. Le traumatisme qui t’a créé tel que tu es est énorme à ce point. Plus tu peux faire l’expérience de tes propres limites comme une information tragique dont nous pouvons vivre le deuil ensemble, plus tu peux être mon allié.
Trouve du soutien pour pouvoir rester avec moi et d’autres lorsque nous nommons le patriarcat.
Après avoir répondu à Leo le premier jour, j’ai continué à y penser toute la journée. Je me suis couchée en y pensant encore, commençant à organiser ce texte que tu lis sur la base de ce que je lui ai dit. Bien que j’aie réussi à m’endormir, je me suis réveillée une heure plus tard et je n’ai pas pu me rendormir. Fait rare, je me suis levée à 1 heure du matin et j’ai continué à écrire à Leo. Voici ce que je lui ai dit au milieu de la nuit, et je te le dis à toi aussi, surtout si tu es toujours préoccupé par mon utilisation du mot patriarcat.
Cela a continué à percoler en moi. Il y a quelque chose qui reste en quelque sorte profondément déroutant pour moi, et ce depuis des années maintenant, par rapport aux personnes qui soulèvent cette préoccupation. Et tu es quelqu’un en qui j’ai confiance et dont je respecte généralement beaucoup la façon de penser, et donc j’ai voulu m’engager avec toi à travers/à partir de cette confusion.
J’ai cette question depuis quelques années et je n’ai pas encore trouvé le moment de la poser à quelqu’un. Crois-tu vraiment que le patriarcat est terminé ou n’a jamais existé ? Et si tu ne le crois pas, de quelle autre manière y ferais-tu référence ? Cette question peut sembler rhétorique, mais elle ne l’est pas. Ce genre de réaction me laisse profondément perplexe.
Leo est également juif, comme moi, et j’ai donc ajouté une question supplémentaire à son intention, qui ne s’applique peut-être pas à toi, cher frère, si tu n’es pas, toi aussi, juif. Si tu n’es pas juif et que tu es une personne de couleur, tu peux remplacer l’antisémitisme par le racisme.
Voudrais-tu également que nous n’utilisions pas le terme antisémitisme parce qu’il pourrait nous aliéner nos alliés naturels ?
J’ai déjà dit, amplement, pourquoi les diverses autres suggestions qui m’ont été faites au fil des ans ne fonctionneront pas parce qu’elles ne saisissent pas la base matérielle du patriarcat. En fait, je ne demande plus de nouvelles possibilités. Je te demande, au contraire, d’accepter de me suivre, d’accepter mon érudition, aussi limitée soit-elle, et de faire ce que tu as besoin de faire pour abandonner tout ce qui te mettrait, comme Leo, dans la position de devoir “prendre sur toi” pour entendre le reste de ce que je dis. Je veux que tu trouves du soutien, de la part de quelqu’un.e qui sont déjà détendu.e avec ce sujet, afin que moi et d’autres puissions choisir comment appeler le système qui nous détruit et qui a des effets dévastateurs si particuliers sur nous, les femmes. Peut-être que la lecture de mon billet “Pourquoi le patriarcat ce n’est pas les hommes” pourrait t’aider, ou de mon article intitulé “#MeToo et la libération pour toustes“, où je remets totalement en question la réponse punitive de ce mouvement et où je parle également du pétrin dans lequel se trouvent les hommes. Et sinon, cher frère, s’il te plaît, trouve un moyen qui ne me demande pas de changer ce qui m’a été si utile, et s’il te plaît, aussi, trouve un moyen de croire qu’il y a vraiment de l’amour et pas de reproche, de la douceur pour nous toustes.
Mobilise-toi pour prendre part au défi avec des femmes ou des hommes moins privilégié.e.s.
C’est la dernière demande que je te fais, et c’est probablement la plus difficile. Je veux que tu fasses un pas de plus pour aller vers moi, vers toutes tes soeurs, et que tu nous demandes de te dire ce que nous avons été entraînées à te dissimuler, pour que tu n’en aies pas conscience, dans l’épaisse toile de tromperie qui est construite pour prendre soin de ton confort.
Et bien que j’aie travaillé sur moi pendant des années pour être en mesure de le dire la plupart du temps avec l’amour et la douceur qui m’habitent, beaucoup de soeurs ne le feront pas. Et moi aussi, il m’est arrivé de perdre ça. Je ne me mets pas en colère, quand je le perds, je deviens sarcastique, et c’est peut-être encore plus difficile à recevoir que la colère. Je le fais moins, mais pas jamais. Et beaucoup de mes soeurs ont probablement eu moins de soutien pour intégrer, au niveau du corps, l’importance vitale de parler avec amour et d’augmenter d’autant plus l’amour que le message est difficile. C’est d’autant plus vrai si elles appartiennent, en plus, à des groupes marginalisés, tels que les classes ouvrières, les appauvri.e.s, les habitant.e.s du Sud Global, les immigrant.e.s involontaires ou les populations autochtones décimées dans les pays colonisés du Nord Global. Je veux que tu sois assez fort pour ne pas l’exiger d’elles comme une condition préalable pour être écoutées. Je veux que tu aies envie d’entendre le message, même quand c’est difficile. Je veux que tu te souviennes, même si c’est une douleur brûlante de l’entendre, que c’est pour ta libération autant que pour la leur.
Si tu entreprends ce voyage, cher frère, je reste convaincue que nous pouvons faire quelque chose ensemble pour soutenir la libération pour toustes.
Epilogue : mes propres alliés
J’ai deux frères spéciaux qui connaissent, sur le plan viscéral le plus profond, la vérité de tout ce que je dis, et qui considèrent comme leur libération d’être des alliés des femmes. Je voudrais terminer cet article en parlant brièvement de chacun d’eux.
L’un d’entre eux est Victor Lee Lewis, dont j’ai déjà parlé plus haut. Victor a commencé son voyage de libération alors qu’il était un jeune homme à l’apogée du féminisme de la deuxième vague. Il y a plus de trente ans, Victor m’a raconté avoir lu Robin Morgan et d’autres auteurs de l’époque, avoir ressenti le profond coup de pied dans l’estomac que peut provoquer le fait d’être exposé à l’histoire du patriarcat, et avoir compris que tout ce qu’il savait à l’époque sur le fait d’être un homme, toute son identité à cet égard, reposait sur l’oppression des femmes. Victor a ensuite participé à divers projets masculins axés sur l’alliance avec les femmes et le travail pour mettre fin à la violence à leur égard. Victor a bénéficié de l’aide de nombreuses soeurs, dont ma propre soeur de sang, Inbal, qui a été sa partenaire pendant quelques années (c’est ainsi que nous nous sommes rencontrés) et il est devenu un élément crucial de ma santé mentale. Victor est un homme Noir. Il est également mon allié en matière d’antisémitisme, ce qui n’est pas le sujet de cet article mais reste instructif. Il a passé des années de sa vie à lire sur l’oppression des femmes et l’oppression des Juif.ve.s. Il sait des choses sur ces deux sujets que je ne savais pas. Il me soutient et il est avec moi. Victor continue d’être un homme et il agit assurément parfois comme d’autres hommes au sein du patriarcat dans de nombreux cas, et je l’ai trouvé pleinement présent et prêt à écouter les réactions à cela.
L’autre est Eddy Quinn, l’une des personnes avec lesquelles je vis, avec Emma Quayle, comme la graine d’une communauté que nous construisons lentement et dans laquelle nous visons à créer ce champ d’amour dont je parle. Eddy est irlandais, de sexe masculin, blanc, grand et de classe moyenne. Emma est une Cornouaillaise, de sexe féminin, blanche, petite et de la classe ouvrière. Eddy est arrivé chez nous déjà préparé par des rencontres précédentes à porter un regard critique sur sa propre éducation masculine. C’est Eddy qui a inventé le terme “grille de perception” et qui nous fait découvrir la nature atroce de la façon dont chaque femme coche ou ne coche pas telle ou telle case, et comment les hommes nous conçoivent leur relation avec nous à travers cette grille. Eddy a été également entièrement éduqué à être un homme, et entre les éléments de genre et de classe, Emma a absorbé d’immenses quantités d’impacts. Eddy et Emma sont maintenant connectés depuis plus d’un an dans un effort concerté pour subvertir ce pour quoi la société les a conformé.e.s, pour rendre visibles les impacts, pour apporter une lentille systémique et de la douceur à l’exploration, et pour augmenter leurs capacités respectives. Au moment où nous écrivons cet article, ils sont profondément engagés dans leur deuxième exploration.
La première a commencé avec Emma qui a mis en avant tous les impacts qu’elle a subis en absorbant de manière invisible le travail de planification et d’exécution de nos transitions, qui ont été nombreuses étant donné notre vie de vagabondage (qui est sur le point de se terminer par un séjour d’un an en Turquie). Le résultat a été la création d’un système de transition qu’Eddy porte actuellement et d’un système qu’iels appellent “arrosage des pousses” dans lequel Eddy soutient Emma pour augmenter sa capacité à s’éloigner des besoins émergents et à prendre soin de son propre apprentissage et de son travail d’écriture.
La seconde est plus récente et se trouve encore dans la phase active initiale. Emma a ouvert les deuxième et troisième couches d’impacts, qui ne proviennent pas toutes d’Eddy, et les a partagées avec Eddy de diverses manières. Tout cela n’a pas été très élégant. La douleur et l’angoisse sont immenses. Et Eddy prend tout cela comme faisant partie de sa libération. Je vais laisser Emma en parler avec ses propres mots dans un article qu’elle a écrit à ce sujet, intitulé “Transformer les schémas d’oppression sexiste et de classe intériorisés, partie 1 : Comment les post-its peuvent soutenir la libération“. Je trouve que leur travail mutuel est vraiment transformateur, s’appuyant sur des couches de confiance et d’amour que j’ai rarement vues, surtout à travers des couches d’impacts aussi épaisses, et ouvrant des voies que j’espère sincèrement que beaucoup rejoindront. Je me sens bénie et honorée, à presque soixante-sept ans, de vivre avec ces deux êtres beaucoup plus jeunes (Eddy a vingt-huit ans et Emma trente-quatre) qui servent d’exemple éclatant de ce qui est possible lorsque nous nous engageons pour une vérité sans compromis, avec amour et ensemble.
Alors, cher frère, si tu es arrivé au bout, j’espère que tu peux voir et sentir quelle bénédiction de libération peut être ce dur voyage, à quel point il peut te donner de la force pour te joindre à nous, et ce qui est possible, pour toi, pour nous toustes, si nous ouvrons pleinement nos coeurs jusqu’au bout pour dire “oui” à la libération pour toustes.
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