L’actualité des communs à la croisée des enjeux de l’environnement et de la culture

 Source : https://droit.cairn.info/revue-interdisciplinaire-d-etudes-juridiques-2018-2-page-59?lang=fr


L’actualité des communs à la croisée des enjeux de l’environnement et de la culture


1L’actualité des communs ne se situe pas, fondamentalement, dans le champ du droit, mais ce sont bien les fondamentaux du droit qu’elle défie.

2C’est bien l’un des constats qui surgit progressivement des travaux du séminaire exploratoire et interdisciplinaire organisé de 2015 à 2017 par le Centre d’étude du droit de l’environnement (CEDRE) [1]à l’Université Saint-Louis – Bruxelles, dont plusieurs moments clés sont présentés dans la présente livraison de la Revue interdisciplinaire d’études juridiques.

3À l’origine de ceux-ci, une question : comment expliquer le contraste entre l’insolente vitalité du concept de « commun », telle que se déployant dans de nombreux champs disciplinaires en sciences humaines et sociales (sciences politiques, économie, anthropologie, etc) et sa discrétion, voire sa désuétude apparente, dans le champ contemporain du droit ? Et surtout, si l’on en venait à constater que le droit avait, en quelque sorte, une longueur de retard à rattraper, comment devrait-il procéder pour y remédier ?

4Notre terrain d’investigation fut d’emblée celui de l’actualité du droit de l’environnement et du droit du patrimoine culturel, à la croisée desquels nous avions l’intuition de trouver de fertiles terrains de rencontre.

5Les communs sont comme une nébuleuse et, pourtant, il y a une ligne claire qui les fédère et qui permet, à la manière d’un fil bien solide et de couleur vive, d’y accrocher autant de domaines, de démarches et d’expériences qui, selon les schémas classiques, ne semblaient pas faire sens ensemble. Forêts, climat, community land trust, générations futures, brevets, open access, services écosystémiques, théâtre, public trust, potagers collectifs, chemins vicinaux, place Taksim, surpêche, « zones à défendre », semences, limites planétaires, gouvernance, Arctique, contrats de rivière, open software, collections, patrimoine, ressources, savoirs, communautés, rareté…

1 – La ligne claire

6Ce fil solide résulte de l’entrelacement de trois constantes :

  • Tout d’abord, un souci de l’accès et, par extension, du partage de l’usage ;
  • Ensuite, l’existence d’une communauté, que l’on qualifiera d’instituante [2] ;
  • Enfin, la revendication d’un projet – souvent dans le sens d’un « faire mieux » – et de la possibilité de sa réalisation.

7Ce n’est pas la seule action collective qui est ici visée, mais la dimension générative et mobilisatrice de cette action, dont l’une des caractéristiques est d’être portée par une communauté. Une communauté – un groupe de gens – qui, par ses savoirs et par les règles qu’elle se fixe, est susceptible d’induire d’autres résultats, généralement (mais pas toujours) plus convaincants du point de vue de l’intérêt poursuivi ou de la préoccupation énoncée, que ce qui aurait résulté de l’intervention du seul État ou du seul marché.

8Cette dimension de projet, et donc le faire plutôt que l’avoir, est la plus vivifiante, la plus éclairante, la plus féconde de l’enseignement que l’on tire de nos observations.

9L’approche « par les communs » invite en effet à poser un regard neuf sur des pratiques parfois déjà anciennes, mais dont les déterminants fondamentaux n’étaient pas perçus à leur juste mesure, à défaut d’être nommés de manière appropriée ou d’être rattachés à un cadre conceptuel plus englobant qui puisse en révéler toute la valeur ajoutée.

10Soit ce qui fait l’intérêt, l’importance mais aussi le ressort de l’action collective, complémentaire ou parallèle au droit. Ce qui assure que la transition soit non seulement souhaitée et déclarée, mais aussi vécue et rendue effective. Ce qui rend le projet légitime. Ce qui rend la revendication de ce projet audible.

11L’approche par les communs sublime l’importance capitale des pratiques nouvelles constitutives du commun. Car le commun est avant tout un genre d’agir [3].

2 – La nébuleuse

12Comment définir le commun ici évoqué ? Le juriste précise d’emblée qu’il n’existe pas de définition officielle du commun [4] – voilà bien une preuve tangible, s’il en fallait une, que l’actualité des communs ne surgit pas du droit.

13Mais la réponse est sans doute trop facile. Il y a d’abord, hors du champ du droit, des propositions de définition du commun, comme celle proposée par E. Ostrom selon laquelle « le commun suppose une ressource collective, mise en commun, qui obéit à des règles d’accès et qui est gérée selon certaines modèles de gouvernance » [5]. Il y a aussi déjà des propositions qui sont faites dans le champ du droit [6], comme celle de la Commission Rodota en Italie, proposant d’inclure dans le Code civil la notion juridique de bien commun, à côté de la propriété privée et de la propriété publique, définie comme « les choses qui font partie de l’exercice des droits fondamentaux et de la liberté des humains », et qui doivent être protégés pour les générations futures [7].

14Le sentiment de nébuleuse, voire de brouillard dans lequel nous nous perdîmes par moment, s’explique par le fait que diverses acceptions de la notion de commun existent, sans coïncider, au gré des champs disciplinaires concernés, mais aussi des échelles temporelles ou géographiques qui forment le champ de l’analyse.

15Les publications sur les communs se multiplient et se démultiplient. Mais l’exercice ne se construit pas nécessairement dans une même direction. Le malentendu semble inhérent au sens du commun. Les acceptions sont multiples, comme le traduit d’ailleurs la variabilité et la diversité du vocabulaire. Toute évocation du mot « commun » fait-elle donc farine au moulin ? Il importe d’accepter l’idée que l’acception est plurielle. Les diverses approches du commun doivent être signalées et exposées.

16C’est ce que propose le récent Dictionnaire des biens communs[8], dont la genèse mais aussi l’aboutissement nourrit de manière extrêmement précieuse notre séminaire, où nous eûmes le privilège d’entendre à deux reprises la professeure Marie Cornu, codirectrice de cet ouvrage avec Fabienne Orsi et Judith Rochfeld.

17Constatant le décalage apparent des approches disciplinaires, et soucieuses, non pas de lever les malentendus mais d’en présenter l’explication, non pas de lisser les aspérités mais d’en exposer les ressorts, les auteures rassemblent les multiples acceptions des communs et des termes qui les traduisent pour qu’ils fassent sens, ensemble, tous rassemblés par un même coup de filet.

18Ouvrage majeur auquel, selon la volonté de leurs concepteurs clairement exprimée dans l’Introduction, il est préférable de restituer son titre initial : Dictionnaire critique des communs, dans la mesure où le titre choisi par l’éditeur – Dictionnaire des biens communs – est dit « réducteur : davantage centré sur la ressource, il laisse quelque peu dans l’ombre la dimension profondément sociale des communs ainsi que la dynamique de leur mode de fonctionnement ». Ainsi, d’emblée les auteurs insistent sur l’essentiel : « le commun serait une forme d’action – le “faire commun” – qui pousserait à réinterpréter le rôle des États et de la propriété qu’elle soit publique ou privée » [9]. Le Dictionnaire des biens communs s’avère d’ores et déjà une contribution incontournable au thème des communs [10], comme l’expose F. Ost dans la livraison de la présente revue.

3 – La figure de la propriété

19Parce que la figure de la propriété est omniprésente dans le discours sur les communs porté par d’autres disciplines, sur le mode de l’opposition, nourrie des phénomènes relativement récents du « tout à la marchandisation », du « retour des enclosures », de l’irritation que suscitent les phénomènes d’accaparement et de privatisation, de l’observation des phénomènes subversifs qui semblent la travailler de l’intérieur, ce sont ces questionnements sur le rapport à la propriété qui initièrent notre recherche.

20Les coups de boutoir donnés par le discours général sur les communs aux multiples notions qui relèvent du concept de propriété, eurent pour effet de les sortir, de notre point de vue d’observateurs, de leur confortable léthargie. C’est sans doute bien là l’un des apports du juriste à la réflexion sur les communs : questionner l’évidence du paradigme et la possibilité des nuances ou des alternatives. Nous ne fûmes certainement pas les premiers à le faire.

A – Les racines

21Ce fut ainsi l’occasion de nous reconnecter aux racines de la notion de propriété – la contribution d’Éric Fabri et d’Annette Ruelle, nous présentant un dialogue croisé entre la période romaine et l’œuvre de Locke en est l’une des résultantes – et de prendre la mesure des tours de passe-passe dont le concept fut l’objet pour finir par s’imposer, certes comme la condition nécessaire d’une certaine liberté, mais aussi comme un facteur d’exclusion dans le droit moderne.

22Une exclusion à laquelle les tempéraments sont nombreux – ces fameuses entorses à la doxa [11]– mais trop peu mis en exergue dans notre droit continental.

23Le modèle propriétaire classique, que nous qualifions d’« appropriation » apparaît ainsi engoncé dans un discours d’un autre temps, qui n’est plus véritablement en adéquation avec son contexte social et qui ne reflète pas de manière suffisamment explicite le millefeuille des différents usages et intérêts qui caractérisent le rapport contemporain à la notion de propriété.

24Sans doute, à l’origine, les choses étaient-elles données aux hommes en commun [12] ; cet enseignement parcourt toute la tradition occidentale, du Lévitique à Locke. « Les terres ne se vendront pas à perpétuité, car le pays est à moi ; étrangers et locataires vous êtes chez moi » [13]. Au XIIe siècle, le décret de Gratien en déduit que « par loi de nature, tout est commun à tous ». Et Locke, alors même qu’il légitime la propriété privée dans un passage fameux, ne manque pas de rappeler cette vulgate : « Dieu a fait don de la terre aux enfants des hommes ; il l’a donnée en commun à l’humanité ». Évoquant à son tour le même enseignement, Rousseau, comme on sait, en tirera la cynique conséquence : « le premier qui, ayant enclos un terrain et s’avisa de dire "ceci est à moi" et trouva des gens assez simples pour le croire… » fut à l’origine de l’inégalité parmi les hommes.

25Il y a là comme une sorte de mauvaise conscience communautariste qui traverse la culture occidentale depuis les origines, qui fait l’objet de rappels réguliers, mais qui est aussi systématiquement refoulée dans les limbes d’un âge d’or révolu ou d’une utopie future très lointaine. Car, lorsque Portalis prend la parole devant le corps législatif, le 17 janvier 1804, pour présenter le titre du Code civil relatif à la propriété, la vénérable doctrine est cette fois explicitement rejetée : « cette communauté, dans le sens rigoureux qu’on y attache, n’a jamais existé ni pu exister : les biens, réputés communs avant l’occupation, ne sont, pour parler avec exactitude, que des biens vacants ». Autrement dit, ils sont livrés à la loi du premier occupant ; par l’occupation, ils deviennent propres à ceux qui s’en emparent. Le renversement est radical ; ce qui était commun, c’était la mise de fond avancée par la nature, mais, une fois le départ donné, c’est à celui qui le premier arrivera au but. Comme le diront les commentateurs du Code : « le paiement est le fruit de la course »… à partir de ce moment – le moment 1804 – le monde se mit à courir très vite…

26L’Angleterre, comme souvent, avait ouvert la voie. Le mouvement des enclosures (accaparement des communaux) y démarra dès le XVIe siècle. Et si, en 1600, la moitié des terres arables du Royaume était encore en jouissance collective, il n’en restait plus qu’un quart en 1750 et presque plus aucune en 1840. Les Enclosure Acts de 1760 et de 1840 étaient passés par là, non sans susciter des résistances importantes et entraîner au passage la disparition de modes d’organisation originaux et de riches liens sociaux au sein de la paysannerie.

27De ce côté-ci de la Manche, ce n’est pas un hasard si l’article 544 du Code civil surdétermine les attributs attachés à la propriété, puisque celle-ci est définie, à l’aide d’un double superlatif, comme « le droit d’user et de jouir des choses de la manière la plus absolue ». S’en déduisent une possession et une maîtrise pleine et directe, réunissant dans les mains du propriétaire, de façon exclusive et, en principe perpétuelle, l’usus, le fructus, et l’abusus. Soit le droit d’exclure les autres de toute forme d’accès à la ressource ou d’usage de celle-ci, et le droit de laisser dépérir ou même de détruire la chose.

28Ainsi profilé, le modèle de l’appropriation prend à la fois figure de dogme, sur le plan idéologique, et de paradigme, sur le plan épistémologique : deux manières de fausser la représentation de la réalité au profit d’une image idéalisée. Le dogme est directement issu de la Révolution française qui a fait de la propriété exclusive la condition de la liberté : une propriété affranchie des rapports féodaux qui distinguaient le domaine utile du paysan, du domaine éminent du seigneur. Désormais seraient bannis ces rapports de dépendance personnels, et concentrées en une seule main, celle du propriétaire souverain, toutes les prérogatives attachées à la maîtrise du bien. L’article 2 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 pourra dès lors qualifier cette propriété de « droit naturel et imprescriptible », à côté de la liberté, la sûreté et la résistance à l’oppression.

29Quant au paradigme, il servira pendant deux siècles de cadre de pensée quasi obligé de la doctrine française, avec les avantages de la cohérence et de l’économie de pensée, mais aussi, à la longue, un effet d’inertie et même de résistance à l’égard des « anomalies » que le terrain n’allait pas tarder à révéler. Si, bien entendu, les querelles de surface, sur des points de détails, n’ont jamais manqué, la doctrine a toujours échoué à amorcer quelque « révolution épistémologique » en ce domaine, alignant les exceptions ou même les dénis de réalité plutôt que de remettre en cause ses catégories héritées.

30La vision de l’homme ici à l’œuvre est méfiante et pessimiste, comme cela apparaît très nettement chez Hobbes, chez qui la catégorie de peur joue le rôle décisif de ressort du politique, ou encore chez Bentham qui montre combien l’« alarme » accompagne toujours l’appropriation, comme une sorte d’insécurité anxieuse, à l’instar de ces villes privées et clôturées, les gated communities, ghettos dorés et volontaires où s’enferment de riches retraités américains. L’autre apparaît toujours comme une menace ou un rival, et la socialité est toujours pensée à l’aune de la compétition plutôt que sous la forme de la collaboration. Cet individualisme de repli se double par ailleurs du peu de crédit accordé aux capacités humaines d’imaginer des rapports sociaux innovants et d’instituer des formes efficaces d’action collective.

B – Ressources matérielles et immatérielles

31L’objet sur lequel porte ce modèle de l’appropriation est constitué, pour l’essentiel, de choses matérielles, meubles et immeubles. Des ressources dont l’accaparement par l’un exclut, par épuisement, celui des autres et qui en deviennent donc « rivales ». Des ilots de propriété privée sont ainsi découpés et appropriés dans un monde dont on croit, ou feint de croire, les ressources illimitées. Dans ce contexte, la propriété est justifiée par la priorité de la saisine (à propos des res nullius) et, pour les autres ressources, par le travail de transformation que l’industrie de l’homme leur imprime – quant à la question de savoir s’il en reste assez et d’aussi bonne qualité pour les autres, on se rassure en postulant une abondance de principe, dont « les terres sans maître [sic] de l’Amérique » sont l’archétype imaginaire, comme l’avait écrit Locke [14]. Par la suite, le modèle propriétaire s’avérera tellement puissant qu’il irradiera en direction des choses immatérielles.

32Le démenti du postulat d’abondance généralisée des ressources matérielles rend désormais problématique l’acquisition exclusive d’ilots privatifs (droit d’exclure), ainsi que la gestion possiblement négligente, voire irresponsable, de ceux-ci (droit de détruire) – soit les deux véritables piliers du modèle propriétaire classique. Par ailleurs, ces constats empiriques ont également pour effet de remettre en cause l’illimitation prétendue des res communes et la faiblesse de la réglementation qui les accompagnait traditionnellement. C’est que, l’usage inorganisé de l’air et de l’eau ne garantit plus, à terme, le bénéfice des ressources concernées pour tous. Si certaines ressources naturelles communes n’appartiennent à personne, n’en est-on pas moins responsable, notamment en tant qu’usager ? D’aucuns en viennent même à se demander si la gratuité de leur accès n’est pas l’une des causes de tous leurs maux, vu les externalités négatives que cet accès, ou du moins les prélèvements ou les détériorations qui y sont liés, engendreraient.

33En ce qui concerne les ressources informationnelles (communications, savoirs, œuvres de l’esprit, logiciels…), se crée, au contraire, un phénomène inverse d’illimitation, générateur d’une toute nouvelle abondance. Les technologies numériques permettent, en effet, comme chacun le sait, la communication universelle et instantanée. En est résultée une économie de la connaissance au sein de laquelle le réseau remplace le marché, et où les informations tiennent lieu de monnaie. Avec, notamment, cette conséquence de dématérialiser les œuvres d’art et d’en rendre la jouissance non rivale.

34Et pourtant, nous explique Alain Strowel dans sa contribution consacrée aux intangibles, au moment où les communs sont indéniablement de « retour » et où de nombreuses voix militent en faveur des communs numériques ou de la connaissance, l’emprise propriétaire, symbolisée, pour les biens intellectuels, par le copyright (©), s’étend inexorablement à de nouveaux actifs immatériels, parmi lesquels les données (data). Il y aurait une concordance des temps, entre la revendication actuelle du « tout en (aux) commun(s) » et les nouvelles revendications propriétaires qui s’expriment, de manière privilégiée, par rapport aux intangibles, un domaine où les lignes d’appropriation sont encore en train de bouger, et ses formes de se cristalliser. [15]

C – Le commun s’oppose au pessimisme

35Ce pessimisme caractérise de façon très claire la fameuse fable de la « tragédie des communaux » de G. Hardin, fable censée condamner définitivement toute entreprise de mise en commun des ressources [16] mais dont l’on constata qu’elle fait l’objet d’un engouement inversé : c’est pour la dénoncer, plutôt que pour la vanter, qu’elle est désormais fréquemment citée dans le champ du droit.

36Hardin demande à ses lecteurs d’imaginer un pâturage en libre accès, ouvert à la communauté des éleveurs. Étant entendu que ces éleveurs – rationnels, bien entendu, – retirent un bénéfice direct de l’exploitation de leurs animaux et ne supportent qu’un coût différé causé par la détérioration du sol en raison du surpâturage, chacun sera amené, explique-t-il, à faire paître toujours plus d’animaux. « C’est là que réside la tragédie. Chaque homme est enfermé dans un système qui le contraint à augmenter les effectifs de manière illimitée » [17]. Mille fois utilisée pour décrire des problèmes aussi divers que la famine des années 70 au Sahel, les pluies acides, ou la criminalité urbaine, la fable a fait ensuite l’objet d’une formalisation mathématique, influencée par le célèbre « dilemme du prisonnier ». Cette fable, en raison de son réductionnisme logique (réduire la diversité des contextes à des paramètres fixes, et récuser tout changement par la clause « toutes choses égales par ailleurs ») et surtout de son anthropologie aussi déterministe que pessimiste, prédit que les communs conduiront toujours et nécessairement à des résultats tragiques.

37Comme le fait remarquer E. Ostrom, il est très significatif que les communaux soient condamnés à partir d’une vision de l’homme « prisonnier », incapable donc de surmonter sa condition de repli calculateur : effectivement, selon cette logique, « chaque homme est enfermé dans un système qui le contraint à augmenter sans cesse (…) », comme le notait Hardin, qui en tirera la conclusion guère réjouissante que seul un gouvernement de fer, une « coercition commune acceptée par tous », pourrait éviter la catastrophe, sous la houlette d’un Léviathan moderne [18]. Comme si la seule alternative à l’hyper-individualisme résidait nécessairement dans la contrainte la plus inflexible. Telle est peut-être la véritable tragédie des communaux : faute d’instituer une société fondée sur la responsabilité et l’inventivité des citoyens, en être réduit à osciller sans cesse entre deux modèles de contrainte externe à l’individu, celui de l’appât irrépressible du gain, ou celui d’une coercition politique extrême.

38Face au problème bien connu de la surexploitation des ressources naturelles, entre les tenants de l’accentuation des instruments de marché et de la privatisation et ceux de l’accentuation de l’intervention de l’État et la centralisation du pouvoir, il y a donc une voie médiane, ou même une voie tierce, nous propose Elinor Ostrom [19], dont les travaux de sciences politiques, couronnés par un prix Nobel d’économie, sont à l’origine du récent engouement pour les communs. C’est elle qui identifie et nomme le chaînon manquant, ce liant permettant d’assurer véritablement la réalisation d’un projet au bénéfice d’une communauté. Elle expose les conditions de l’émergence d’une gouvernance collective (« une gouvernance des communs ») qui puisse, précisément, éviter la surexploitation. Elle démontre que la pleine liberté résultant de l’absence de règles « imposées par le haut » ne mène pas, nécessairement, à la destruction ou à l’anarchie, y compris lorsqu’il s’agit de l’exploitation de pêcheries, de forêts, de pâturages.

D – Des méta-modèles pour les communs ?

39Ce serait cependant un « contresens » [20] de réduire nécessairement les communs à une propriété collective détenue par des utilisateurs détenteurs de droits strictement égaux, alors que l’intérêt de la notion est de « rassembler autour d’une cause légitime des détenteurs de droits divers, ayant chacun des utilités différentes et non nécessairement concurrentes du bien ou du patrimoine concerné » [21]. De même, synthétisant les contributions de l’ouvrage Le retour des communs, B. Coriat [22] peut écrire : « un thème majeur de cet ouvrage est de montrer comment le propre des communs est qu’ils sont construits non pas sur une négation du droit de propriété, mais au contraire sur d’autres définitions de la notion de propriété, qui, rompant avec la conception exclusiviste de la propriété héritée du droit bourgeois, rendent possibles et effectives la propriété partagée ». « D’un côté, le régime propriétaire est articulé aux communs. Inversement, les communs ont leur place au cœur du mode propriétaire (trop) dominant. Ce qui fait la différence, ce sont les dispositifs de gouvernance » [23]. « Faire place aux communs dans le modèle propriétaire permet donc non seulement d’éviter les travers de la maximisation de la richesse (la surexploitation des biens naturels) mais aussi de mettre en avant d’autres finalités plus diffuses dont la réalisation se mesure plus difficilement » [24].

40Existerait-il des « méta-régimes » qui auraient pour effet de se superposer à la propriété privée et au domaine public pour en infléchir les règles et en enchevétrer les solutions, pour penser au-delà du cadre sans pour autant lui porter radicalement atteinte ? Nous en avons repertorié plusieurs, qu’ils soient déjà à l’œuvre (le bundle of rights anglo-saxon [25],) ou émergents.

41Le concept de « transpropriation », énoncé en 1995 par François Ost [26], semble à cet égard fécond. Ce régime n’abolit pas la propriété privée, pas plus que la domanialité publique, mais entend les finaliser ou les transcender, en leur imposant des charges et des démembrements au profit de la collectivité. Jetée comme un nimbe abstrait sur les biens les plus variés, la transpropriation « impose une logique complexe qui prend en compte les usages multiples que permettent les espaces et les ressources, et met en place des réseaux de droits d’accès, d’usage et de contrôle débordant les découpages issus de la propriété autant que de la souveraineté ». Il en résulte qu’à l’égard de ces biens transpropriés, le propriétaire ou le souverain seront désormais tenus d’agir comme des dépositaires responsables, comptables de leur usage et leur gestion. Ce concept de « transpropriation » suggère un principe général de gestion du patrimoine plus qu’une institution déterminée et est, à ce titre, susceptible de recevoir bien des modulations et applications différenciées. Il a reçu un accueil plutôt favorable en doctrine [27], au titre précisément d’instrument prospectif. Souvent d’ailleurs, le principe de la transpropriation est à l’œuvre sans qu’il soit expressément nommé.

42Ainsi peut-on déceler, dès le tournant du XXe siècle, l’idée de transpropriation dans les premières législations relatives à la protection du patrimoine culturel. Dès la loi française du 31 décembre 1913 et la loi belge du 7 août 1931, des mesures législatives de protection du patrimoine culturel limitent la propriété sur ces biens au bénéfice de l’intérêt général, et plus particulièrement celui de la conservation du bien, conçu comme composante du patrimoine culturel. Le propriétaire ne peut plus disposer de son bien classé comme il le souhaite – toute destruction est interdite et tout déplacement est soumis à l’autorisation préalable des autorités publiques – et il a l’obligation de le maintenir en bon état. En contrepartie des charges pesant sur son bien, le propriétaire peut obtenir des compensations tel l’octroi de subsides pour des travaux de rénovation ou de restauration. Des incitants fiscaux sont également mis en place afin d’encourager l’ouverture au public. Traditionnellement, le régime de propriété attaché aux monuments et sites a été analysé comme un régime limité par l’ingérence publique et obligé de composer avec ce dernier, mais sans pour autant quitter l’orbite du modèle classique de l’appropriation. Il nous semble toutefois que la propriété relative au patrimoine culturel réunit tous les éléments pour entrer dans le modèle de la transpropriation, caractérisé par l’idée de propriété partagée et par l’existence d’un intérêt culturel commun. [28] Cet intérêt démontre en effet qu’« au lien de propriété s’agrège un ou plusieurs liens d’appartenance collective » [29] venant se greffer à la chose patrimoniale. Si cet intérêt est mis en action par la puissance publique, à travers le classement du monument, il n’est pas une simple justification de l’action étatique, mais il pourrait ouvrir la voie à un nouveau droit sur la chose, un droit d’autrui dont la teneur est encore à déterminer. Autrui n’est alors pas perçu comme le propriétaire ou comme l’usufruitier, mais comme un usager, qui dispose de cet intérêt commun. En ressort une figure de « patrimoine collectif » dont la collectivité est le bénéficiaire. Il y a là un renversement de perspective : du propriétaire soumis à certaines charges suite à la servitude qui lui est imposée (avec éventuellement des mécanismes d’indemnisation en cas de dommage), l’on passe aux droits d’autrui à l’accès et à l’usage du patrimoine appartenant au propriétaire. Reste encore à déterminer quel rôle cette collectivité, parfois appelée « communauté patrimoniale » [30], devrait exactement jouer dans la protection patrimoniale et quels droits de jouissance lui accorder…

43Par ailleurs, comme l’expose Nicolas Bernard, l’expérience fructueuse du community land trust, combinant une propriété « collective » sur le sol et une propriété individuelle (mais doublement limitée) sur les logements, montre également que quelque chose comme un bien commun peut s’élaborer à l’intérieur du cadre propriétariste classique, pourvu qu’on en adapte les contours. Ce, en exhumant un dispositif juridique ancien (le droit de superficie), sans qu’il soit besoin de concevoir un nouveau droit réel, ex nihilo. En cela, on peut dire que le CLT offre une illustration éloquente au concept ostien de « transpropriation », vu comme une « superposition, à propos d’une même ressource, d’un même bien ou d’une même portion de territoire, de plusieurs régimes juridiques distincts » [31].

44Parmi les projets les plus en vue, la notion juridique de « bien commun », qui prendrait place à côté de la propriété privée et de la propriété publique (tout en pouvant être l’une et l’autre), fut celle mentionnée précédemment et proposée en Italie, en 2007, par la Commission Rodota, instituée pour se pencher sur le problème de la gestion inefficace du patrimoine public. Les biens communs y sont, comme déjà évoqué plus haut, « les choses qui font partie de l’exercice des droits fondamentaux et de la liberté des humains », et qui doivent être protégées pour les générations futures. Accès à l’eau, théâtre, cinéma et places publiques,… le thème reste d’une actualité brûlante en Italie, mais la notion n’est toujours pas formellement consacrée. Élaboré en réaction au processus grandissant de privatisation des biens et services publics et ce, à partir d’une réflexion sur la fonction sociale de la propriété et sur les droits fondamentaux, le bien commun est réputé hors commerce s’il appartient à une autorité publique, et sa concession n’est que temporaire. Toute personne aurait par ailleurs le droit d’agir en justice pour la sauvegarde des biens communs. Il s’agit aussi de retisser « une relation affective aux lieux », de produire « de nouvelles représentations des relations aux choses » [32].

45Mais la réflexion autour de l’idée des communs ne se limite pas aux biens matériels, ceux-ci peuvent également être déclinés sous une forme immatérielle. Aussi, si la liberté est inhérente à l’avènement de la propriété, ce sont ces vieux modèles associés à la liberté qui ne suffisent plus aujourd’hui : de nouvelles propriétés, mais aussi de nouveaux communs, sont désormais indispensables dans le domaine des intangibles, nous explique A. Strowel [33]. Pour mieux rendre compte de cette catégorie de ressources communes immatérielles et réfléchir à un régime pertinent, l’un des termes proposés à l’occasion de notre séminaire fut celui de la dépropriation [34]. Pas plus que la transpropriation, la dépropriation n’est un concept de droit positif ; mais, comme celle-là, elle traduit un principe général qui sous-tend une série de manifestations contemporaines ; ici les pratiques et les solutions ont pour point commun de se départir, de façon délibérée et même militante, de toute idée d’appropriation, là où c’est la logique d’inclusion qui prévaudrait absolument. Il s’agit donc de penser, avec S. Dussolier, le nouveau paradigme de l’inclusivité : « ce n’est pas un terrain en friche que laisse la propriété absente, mais une terre fertile, foisonnante, cultivée à plusieurs mains. De l’absence d’exclusivité naît le partage » [35]. Christine Frison, dans sa contribution portant sur les semences, montre aussi qu’il pourrait être utile d’analyser en quoi une ressource dite « essentielle » [36] devrait être collectivement (et politiquement) déterminée comme soustraite à toute appropriation et gérée en tant que « commun ».

4 – La lutte

46Aujourd’hui, c’est sous la bannière des communs que se rassemblent penseurs de l’après-capitalisme et défenseurs de politiques alternatives [37].

47Invoquer « les communs » est en soi une prise de position, un statement, une « volonté de démarcation par rapport à un récit majoritaire », nous explique Serge Gutwirth. Le propos se place d’emblée dans la revendication, sinon la lutte. Celle qui consiste à mettre en lumière les alternatives possibles aux pratiques de privatisation et d’exclusion, à revitaliser les fondements théoriques d’une résistance au « tout à la marchandisation », à relativiser l’évidence de la souveraineté et de la propriété. À légitimer l’expérience de modes de vie foncièrement instituants, renouant à la fois avec l’environnement comme élément déterminant de la vie humaine, et avec une quotidienneté de l’acte politique par l’habiter, non sans difficultés, comme nous l’expose Philippe De Clerck au départ de l’observation de la « Zone à défendre » de Notre-Dame-Des-Landes.

5 – La responsabilité

48Les enjeux de l’environnement et de l’urgence écologique confèrent des particularités à l’approche « par les communs » [38]. Cette approche est animée par un souci de conservation, tant pour le présent que pour le futur. Une conservation de ressources considérées comme limitées, dont la dégradation peut s’avérer irréversible. Ce risque d’irréversibilité engendre la responsabilité, décuplée par le sens de l’urgence. Or, « c’est le présent qui concentre toute la charge d’attente portée sur l’avenir, et c’est dans l’injonction immédiate de l’instant que l’action est amenée à se produire » [39]. La protection de la ressource et de ses utilités variées devient le corollaire indissociable de sa vocation commune [40].

49Parmi les modes d’institution de cette vocation commune, diverses figures retinrent notre attention.

A – Un patrimoine

50Depuis l’Antiquité (Aristote, Ovide, Cicéron, nombreux sont les auteurs à s’y intéresser), la ressource naturelle est déclarée commune lorsque, physiquement, il était difficile d’imaginer qu’elle puisse faire l’objet d’une occupation ou d’une privatisation par appropriation. L’air que l’on respire, l’océan au-delà des zones les plus proches des côtes, la lumière… Cet état de fait se traduisait en droit par la catégorie des « choses communes », les « res communes », toujours en vigueur : « il est des choses qui n’appartiennent à personne et dont l’usage est commun à tous. Des lois de police règlent la manière d’en jouir » (Code civil, art. 714). D’autres types de ressources naturelles (une prairie, un verger, un bois) ou culturelles sont communes depuis des temps immémoriaux car ces ressources étaient affectées, par tradition ou par institution, à l’usage collectif, en ce compris au profit des plus démunis. Un usage collectif qui n’était pas nécessairement simultané mais échelonné au cours du temps (ainsi en allait-il de la vaine pâture, autorisant l’accès aux terres après la récolte).

51La ressource naturelle peut aussi être commune par « communauté de destin », portée par l’expression d’une volonté de la préserver, pour les générations futures, et d’assumer à leur égard, et souvent de manière collective, une mission de gardien. Sont ici mobilisés d’autres types d’outils, parmi lesquels le « trust » anglo-saxon (et la doctrine du public trust applicable par exemple à la protection des rivages), la domanialité (lorsque les biens sont affectés à l’usage du public) ou encore la patrimonialisation [41]. L’espèce humaine détiendrait les ressources naturelles et culturelles de la planète comme un patrimoine à préserver (et non pas à détruire) au profit de toutes les générations ; chaque génération, telle une courroie de transmission, étant à la fois garante de cette préservation pour les générations futures mais aussi tributaire du soin que les générations précédentes auront accordé, ou non, à ces mêmes ressources [42]. Déclarer la ressource patrimoine commun permettrait de mettre un frein à la surexploitation.

52Si le patrimoine est déclaré commun, qui en est le titulaire ? Les cas de figure sont nombreux. Il peut s’agir de l’ensemble de la communauté nationale, par la désignation d’un « patrimoine commun de la Nation », voire, comme en Région wallonne, de la seule Région [43]. En France, le Code de l’environnement dispose que « les espaces, ressources et milieux naturels terrestres et marins, les sites, les paysages diurnes et nocturnes, la qualité de l’air, les êtres vivants et la biodiversité font partie du patrimoine commun de la nation. Ce patrimoine génère des services écosystémiques et des valeurs d’usage. Les processus biologiques, les sols et la géodiversité concourent à la constitution de ce patrimoine » [44]. L’expression renvoie à « l’idée d’universalité à protéger et gérer avec diligence et durablement pour en garantir la préservation et la transmission » [45]. Il peut aussi s’agir de dépasser l’échelle de cette seule communauté nationale puisque, par voie jurisprudentielle, certaines espèces menacées (comme le hamster d’Europe) sont qualifiées de « patrimoine commun de l’Union européenne ». Il en résulte que les États perdent la maîtrise de décider du niveau auquel ils protégeront la nature présente sur leur territoire, puisqu’ils ont l’obligation d’adopter les mesures nationales nécessaires à la conservation desdites espèces [46]. Il peut enfin s’agir de l’humanité. Tel est ainsi le cas des biens bénéficiant de la qualité de « patrimoine commun de l’humanité » en vertu du droit international, soit la lune, les autres corps célestes et les ressources des grands fonds marins (on songe notamment aux fameux nodules polymétalliques), sur lesquels il est convenu que les États, seuls, ne détiennent aucune souveraineté (dont il pourrait être abusé au détriment des pays les moins avancés), sans les mettre toutefois à l’écart de toute exploitation. Tel est aussi le cas du patrimoine culturel et naturel qualifié de « mondial » par l’UNESCO, à l’égard duquel la communauté internationale s’engage à coopérer, avec plus ou moins de succès (Parc des Virunga, grande barrière de corail, etc.).

53La notion de patrimoine commun n’a pas connu le succès que certains lui prédisaient. En droit international, force est de constater qu’elle n’est allouée qu’avec parcimonie. Le climat et la biodiversité ne sont consacrés par les traités que comme une « préoccupation commune de l’humanité », partageant toutefois le signal de la nécessité d’une protection et d’un engagement de la part de la communauté universelle. L’Antarctique ne bénéficie pas non plus de ce statut de patrimoine commun (mais il est préservé dans « l’intérêt de l’humanité tout entière »), ni l’espace extra-atmosphérique. Et si la notion est convoquée à l’égard du génome humain, ce n’est que de manière édulcorée (de crainte d’en magnifier le potentiel d’appropriation, même si celle-ci devrait nécessairement être collective), puisque la Déclaration universelle de l’Unesco sur le génome humain de 1997 dispose que « dans un sens symbolique, il est le patrimoine de l’humanité ». Toutefois « parce qu’elle fait image » [47] et parce qu’elle est axée sur la solidarité, elle présente encore un potentiel d’attractivité, comme en témoignent les propositions régulièrement faites pour qualifier de « patrimoine commun » les ressources vitales telles que l’air et l’eau, ou de nouveaux espaces comme l’Arctique qui se libère de ses glaces.

B – La figure du gardien

54En filigrane des notions de trust et de patrimoine, l’on trouve la nécessité de l’identification d’un gardien. Gardien des générations présentes ou futures [48], la notion est fertile et fait jonction avec une autre actualité, dans certaines régions du monde, qui est celle des droits de la nature.

55Pour signifier que le commun n’est plus de l’ordre de ce qui est appropriable, il suffirait de le faire devenir personne [49], de le soulager de l’étiquette de ressource exploitable [50]. L’idée de conférer des droits à la nature pour elle-même (ou du moins de la représentation que l’on s’en fait) et de lui allouer un gardien pour faire respecter ces droits (un peuple autochtone, une communauté première [51]) est rentrée depuis peu dans l’ordre des possibles, que ce soit par voie législative ou jurisprudentielle, dans certaines régions du monde [52]. Une démarche qui, par une autre entrée, rencontre en réalité des préoccupations similaires à celles des communs : l’inclusion, la gouvernance participative « qui vient du bas », le souci affiché de sublimer les intérêts particuliers.

56Mais, rappelons-le, le commun ne peut exister sans une communauté, et les pratiques y associées. Qui est-elle donc, cette communauté ? Les lignes bougent à cet égard, à l’ère numérique.

57Si les défenseurs attitrés de l’environnement furent d’abord les organisations non gouvernementales, ce sont aussi les groupes de citoyens qui sont aujourd’hui à la manœuvre. Souvent organisées en réseau et sans frontières, de nouvelles configurations d’acteurs se retroussent désormais les manches pour assurer la protection des milieux qu’elles estiment devoir défendre. Peut-être leur réveil est-il le fruit des démarches entreprises, en droit de l’environnement, il y a maintenant un quart de siècle, en application d’un principe selon lequel « la meilleure façon de traiter les questions d’environnement est d’assurer la participation de tous les citoyens concernés, au niveau qui convient » [53] ? Il est sans doute aussi le fruit du constat d’une urgence écologique qui invite à plus d’autonomie et de proactivité, mais aussi à davantage de radicalité.

6 – Le nouveau souffle

58L’on peut sereinement affirmer que ce ne sont pas les vieilles catégories de res communes, de communaux et de patrimoine, décrites comme « des notions du passé » [54], qui sont à l’origine d’un certain « retour des communs », car les communs visés ne sont pas les mêmes [55]. Toutefois, ces anciennes catégories se rappellent à nous et retrouvent même un certain attrait, par l’effet collatéral de l’intérêt porté au commun au sens de l’agir ensemble, de l’action collective. Des liens se tissent et se nouent désormais entre chacune de ces dénominations, tout en révélant leurs incohérences, voire leur antagonisme.

59La qualification de choses communes (res communes) conférée, par exemple, à l’air, soit une chose qui n’appartient à personne et dont l’usage est commun à tous, piège cet élément dans un rapport négatif à l’appropriation (« l’accès est libre, profitons-en ! »), sans en accentuer la nécessité de protection, sauf à confier au seul État la charge d’en organiser la jouissance, Mais on retombe ainsi dans le travers de la tragédie hardinienne où seules la privatisation-appropriation ou la centralisation du pouvoir peuvent protéger des communs et non cette troisième voie, celle d’une gestion collective. Le monde serait-il différent si, depuis ses origines, le Code civil (reflet d’une société mais aussi levier de sa transformation) indiquait que l’air, en tant que chose commune, est une chose dont l’usage est collectif et dont le respect incombe à tous ?

60La notion de res communes suscite assurément à nouveau l’intérêt de la doctrine et des plaideurs, comme nous l’expose Marie-Pierre Camproux dans son analyse de l’article 714 du Code civil français. On la retrouve dans le contentieux récent portant sur la responsabilité climatique de l’Etat, non sans évoquer un certain rapprochement avec la doctrine du public trust aux Etats-Unis.

7 – Conclusions

61L’actualité des communs ne se situe pas, fondamentalement, dans le champ du droit, mais ce sont bien les fondamentaux du droit qu’elle défie, dont celui du rapport à l’appropriation.

62S’agit-il de moduler l’existant, d’« exhumer d’anciens concepts » comme le propose Nicolas Bernard, ou de créer du neuf, de raconter un nouveau récit pour combler les vides et mieux faire en commun ? Les contributions invitent, selon les auteurs, soit à la réforme, soit à la révolution.

63La plupart s’accordent pour penser que les communs se déploient aux confins, voire au-delà du modèle de l’appropriation, mais sans jamais effacer ce dernier. Pour Alain Strowel, le mode propriétaire est « indépassable », même pour les ressources intangibles non-rivales. Pour Nicolas Bernard, le commun peut en effet rester « à l’intérieur du cadre propriétariste ». Il en va de même pour Eric Fabri et Annette Ruelle, qui constatent que le modèle de propriété contient, dès l’Antiquité romaine, et jusqu’aux écrits de Locke, des limitations à une soi-disante exclusivité et individualité absolue. Le modèle propriétaire peut ainsi être investi et réinvesti, en acceptant, en son sein, des logiques de gouvernance collective ou de droits inclusifs, à moduler selon les ressources en question. Par ailleurs, Christine Frison cherche à « contribuer au mouvement de révision du TIRPAA [56] », en optant pour une gouvernance collective des semences, incluant les petits agriculteurs. Enfin, Marie-Pierre Camproux réinvestit l’ancienne notion de res communes pour précisément, au départ de celle-ci, insuffler un vent de réforme dans le Code civil en faveur du commun.

64Point de tabula rasa pour ces auteurs. Ils proposent, à l’inverse, de décliner et modeler la propriété au gré des besoins d’une société en demande de partage et d’inclusion. Les modèles de transpropriation et de dépropriation, inscrits dans une perspective réformiste bien plus que révolutionnaire, ont ainsi été repris dans certaines contributions pour en tester les potentialités.

65D’autres contributeurs, en revanche, estiment que cela ne suffira pas pour faire face aux urgences, environnementales principalement. Ainsi, Serge Gutwirth appelle-t-il à « se démarquer d’un récit majoritaire », à penser une société alternative, révolutionnaire en quelque sorte, allant plus loin que les « combats d’arrière-garde ». Ambitieux, il développe une vision au sens fort du terme pour les commons, à laquelle il lie plusieurs caractéristiques, toutes s’inscrivant dans le besoin de vie, de fécondité, d’interdépendance et de soin pour l’autre (l’éthique du care). De même Philippe De Clerck s’est-il penché sur la situation des occupants d’une Zone à Défendre, les ZAD, qui décident, de manière radicale, de se mettre en marge de la société, n’acceptant plus les valeurs qu’elle véhiculerait et cherchant à en créer de nouvelles, inspirés par une idée des communs.

66De ces divers appels au changement, radical ou non, ressort une vision graduelle, dessinant une échelle d’actions possibles pour les communs, allant du droit positif, en redonnant vie juridique à des concepts parfois oubliés ou enterrés, à une visée prospective, voire fondamentalement novatrice.

67La dynamique prospective invite également, et c’est une seconde remarque conclusive, à réfléchir au titulaire de ces communs. Moins exploré dans les contributions, la question de la communauté détentrice de droits (lesquels ? pour quel accès et quelle jouissance ?) a déjà fait couler beaucoup d’encre, mais continue à interroger le juriste. Impossible à définir, c’est néanmoins autour d’elle que « tout se joue », tant l’effectivité que la légitimé de ces modalités d’agir collectif. Des droits qui lui seront accordés (accès, utilisation, gestion, …), des contours qu’on lui aura attribués (local, national, régional, international ou encore communauté inclusive ou exclusive, positive ou négative [57]) dépendra le succès d’une mise en marche des communs.

68Une notion de communauté qui est bien l’un des trois axes déterminants de la « ligne claire », tressée de trois constantes, évoquée dès l’entame de notre propos et dégagée de nos lectures et de nos travaux collectifs, au prisme fécond des enjeux de l’environnement et de la culture : le souci de l’accès et du partage de l’usage, l’existence d’une communauté instituante, la revendication d’un projet et de la possibilité de sa réalisation.

69Au lecteur maintenant de se plonger dans ce champ toujours en friche qui offre décidément de nombreuses potentialités de recherche, à condition de ne pas s’y perdre…