« Il faut parler d'atrocité climatique car la destruction en cours est globale et irréversible »
Pour appréhender l’ampleur de la destruction du climat, le chercheur Gaspard Lemaire plaide pour l’utilisation du concept d’« atrocité climatique ». Un terme qui permettrait de mieux pointer les responsabilités des États.
Les gaz à effet de serre émis par notre civilisation ne provoquent pas un simple changement climatique, mais une destruction massive et mortelle des écosystèmes et des sociétés. Une telle violence relève de l’atrocité de masse : c’est la réflexion que mène le chercheur Gaspard Lemaire dans un article récemment publié dans la revue Earth System Governance.
Doctorant en sciences politiques au sein de la Chaire Earth et enseignant en droit de l’environnement à Sciences Po, il prépare sa thèse sur ce qu’il nomme le « paradigme de l’atrocité climatique ». Il explique à Reporterre pourquoi et comment la popularisation de ce terme pourrait aider à lutter contre les destructions climatiques qui ne font que s’aggraver.
Reporterre — Pourquoi est-ce si difficile de trouver les bons termes pour parler de ce que l’on nomme communément « changement climatique » ?
Gaspard Lemaire — La transformation du climat tue déjà des millions de personnes aujourd’hui. Plus de 3 milliards d’humains sont vulnérables et, d’après le Giec, on pourrait compter plus de 9 millions de morts supplémentaires par an en fin de siècle dans un scénario d’émissions élevées de gaz à effet de serre.
Il s’agit d’une violence extrême. Celle-ci n’est pas exprimée par les termes descriptifs « changement climatique » ou « réchauffement climatique ». Parler « d’inaction climatique » cache également le fait que nos émissions sont le résultat de politiques très concrètes, pas juste d’inactions.
Les mots « urgence » ou « crise » soulignent, quant à eux, le besoin d’agir vite mais font croire à un problème temporaire alors que les transformations climatiques en cours vont s’étaler sur des siècles, voire des millénaires. L’expression « catastrophe climatique » est aussi très ambigüe. Elle renvoie à des évènements ponctuels, comme une inondation. Mais elle ne correspond pas à la destruction globale en cours.
Certains concepts ont tout de même déjà émergé pour tenter de nommer les destructions écologistes, comme le crime d’écocide, reconnu dans le droit européen.
Oui mais l’écocide se concentre sur la destruction d’écosystèmes. Les destructions climatiques vont certes conduire à la disparition de nombreux écosystèmes mais elles vont beaucoup plus loin. Lorsqu’un pont s’effondre à cause d’un ouragan, ce n’est pas un écocide. La destruction du climat est globale, irréversible et structurelle. On n’a pas de mot pour exprimer une telle violence.
En quoi le changement climatique se rapproche-t-il, selon vous, de ce que l’on appelle les « atrocités de masse » ?
Cette expression n’a pas d’existence juridique mais elle est utilisée dans les institutions internationales et dans la communauté académique pour parler des crimes les plus graves définis par le Statut de Rome, que sont le crime contre l’humanité, le génocide, le crime de guerre, le crime d’agression. La notion d’atrocité s’est ensuite élargie à d’autres notions comme celle de nettoyage ethnique.
Des chercheurs ont réfléchi aux traits communs à toutes ces atrocités. Pour le politologue Scott Straus, il y a atrocité lorsqu’il y a une violence à grande échelle, infligée de manière systématique et en connaissance de cause à des populations civiles. Il est frappant de voir à quel point la violence climatique répond à cette définition.
Cette violence climatique ne rentre pourtant dans aucune des atrocités de masse préexistantes : ce n’est pas un génocide, car il n’y a pas de but exterminateur ; un crime contre l’humanité nécessite une attaque délibérée contre un groupe humain et un crime de guerre nécessite une guerre…
Nous sommes donc face à un « crime sans nom », pour reprendre l’expression de Churchill à propos des crimes commis par les nazis contre les Juifs. C’est pour combler ce vide, après la Shoah, que le terme de « génocide », inventé par le juriste Raphael Lemkin, entre dans le droit international en 1948. Aujourd’hui, nous avons besoin d’un nouveau terme pour qualifier cette violence climatique inédite.
Vous plaidez pour l’utilisation du terme « atrocité climatique ».
Je propose cette expression pour renvoyer à l’ensemble des actions qui contribuent d’une manière significative à la déstabilisation du climat terrestre et qui mettent en péril les fondements de la vie humaine et fragilisent les conditions d’existence des espèces.
Cette atrocité climatique possède quatre traits remarquables.
- Spatialement : les destructions sont planétaires, ce qui est sans précédent.
- Temporellement : les destructions s’étalent sur une échelle de temps géologique, c’est-à-dire, du point de vue humain, un temps infini, qui touchera toutes les générations à venir.
- En termes de dommages : les destructions sont extrêmement diverses, se cumulent et provoquent à leur tour des déstabilisations culturelles, économiques, sociales, politiques et géopolitiques.
- Et enfin, universel : tous les êtres humains seront touchés, sans échappatoire possible, même si le degré de vulnérabilité est très différencié, et la majorité des écosystèmes seront également affectés.
Avec ces quatre niveaux, spatial, temporel, diversité des destructions et universalité des victimes, on change d’échelle. On pourrait parler d’atrocité totale.
L’accusation de crime d’atrocité climatique pourrait être portée contre la quasi-totalité des dirigeants politiques et économiques du monde. N’est-il pas vain, dans ce contexte, d’espérer voir un tel concept juridique entrer en vigueur ?
Notons d’abord que l’on dispose déjà d’outils pour identifier les responsables d’atrocité climatique. Le concept de budget carbone, par exemple, a fait l’objet de réflexions et négociations pour attribuer une quantité d’émissions de carbone à chaque État en essayant de prendre en compte les notions d’équité et de justice climatique. Les principaux responsables d’atrocité climatique seraient quoi qu’il en soit les États et les principales entreprises émettrices, notamment les entreprises fossiles et les banques qui les financent.
Il y aurait sans doute des débats importants à mener, notamment pour prendre en compte les émissions importées, et les émissions d’avant 1990, ainsi que le consensus sur le changement climatique, puisque le concept d’atrocité suppose d’infliger une violence en connaissance de cause.
La Cour internationale de justice, dans un avis consultatif, a récemment confirmé la responsabilité juridique des États pour limiter le réchauffement à 1,5 °C. Tous les outils nécessaires sont donc quasi prêts.
Cela risque néanmoins de ne pas passer d’un point de vue géopolitique. Lorsque le terme de génocide a été mis en place, il l’a été sous l’égide des États-Unis pour jeter l’opprobre sur les nazis, ce qui arrangeait les vainqueurs de la guerre. Ce qui n’enlève rien au travail remarquable de Lemkin qui a inventé ce terme. Mais aujourd’hui, les principaux émetteurs de gaz à effet de serre sont les principales puissances du monde. Vous avez raison de souligner qu’ils n’ont aucun intérêt à se désigner eux-mêmes comme responsables d’une atrocité…
Quelles pourraient alors être les vertus de la popularisation de ce concept ?
Au-delà de son effectivité juridique, je vois quatre fonctions intéressantes à ce concept. Une fonction éthique : entendre qu’il y a une atrocité en cours, ce n’est pas du tout pareil que de simplement dire que le climat change. Il y a une responsabilité individuelle à savoir ce que l’on fait de cette information, en tant que citoyens d’États aux émissions élevées. Chacun agira avec sa conscience.
Il y a ensuite un intérêt politique. Pour tous les acteurs et groupes déjà en lutte sur cette question, ce terme peut être une arme rhétorique supplémentaire. Pour mieux expliquer et légitimer les efforts et les actions menées. Et pour les élus, il y a aussi une possibilité d’institutionnaliser leur engagement en reconnaissant l’atrocité climatique en cours, de même que certaines municipalités ont voté l’état d’urgence climatique pour orienter leurs politiques.
C’est ensuite un concept utile pour la recherche. Il existe tout un champ académique transdisciplinaire autour des atrocity studies, les études sur ces atrocités. Un grand nombre de penseurs cherche à comprendre les dynamiques sociales qui rendent possibles ces atrocités de masse. La violence, en cas d’atrocité, est toujours légitimée institutionnellement, contrairement aux violences ordinaires, et suppose soit l’adhésion soit l’indifférence de la majorité de la population.
Appliqué à la violence climatique, on voit comment le productivisme et l’extractivisme sont légitimés et présentés comme inéluctables, pour occulter la violence climatique engendrée ou mettre à distance les victimes, souvent dans des pays lointains. La dissolution de la responsabilité, le conformisme, le déni… Mieux expliquer tout cela permet de mieux lutter.
Enfin, l’atrocité climatique peut aussi avoir un débouché diplomatique. Un certain nombre de pays parmi les plus vulnérables pourrait s’emparer de ce terme pour rendre compte des risques et des souffrances déjà effectives subies par leurs populations.
Comme le terme de génocide, celui d’atrocité climatique a le mérite de désigner à la fois les États coupables et les populations qui en sont les victimes. En l’état, ce terme semble impossible à faire adopter. Mais plus les violences climatiques vont s’intensifier, plus le terme semblera évident.